Maria Kurinna est coordinatrice de Zmina, Centre des droits de l’homme en Ukraine.

Quand vous parlez de l’agression russe, vous faites référence au terme de « guerre coloniale ». Pourquoi utilisez-vous cet univers conceptuel très concret ?

Je me réfère à la guerre coloniale en raison du contexte historique tout à fait compréhensible pour les Ukrainiens mais aussi pour des pays voisins comme la Géorgie ou la Moldavie. Ce terme devrait être articulé désormais en dehors de ces espaces. La Russie, depuis l’époque impériale, a essayé d’effacer l’identité de toutes les autres nations et groupes ethniques qu’elle dominait. Elle a essayé d’imposer son seul projet de société, elle a essayé (et elle y est en partie arrivée) d’effacer la culture ukrainienne, par exemple en interdisant l’emploi de la langue ukrainienne. Il y a eu durant la période de l’intégration de l’Ukraine à la Russie une loi qui interdisait de publier de la littérature en langue ukrainienne, d’ouvrir des écoles ukrainiennes, d’utiliser l’ukrainien dans la sphère administrative publique, etc.

Générations après générations, les artistes et les représentants publics ukrainiens se sont battus pour notre identité, pour notre choix d’être une nation libre. À la fin du XVIIIème siècle, nous avons eu une période, connue sous le terme de « Renaissance nationale ukrainienne », qui a vu des artistes, des écrivains, des poètes, des lettrés affirmer clairement que nous avions notre propre identité. Ces diverses affirmations rejoignaient l’idée que nous pouvions être libres en tant qu’Ukrainiens et que cette liberté devait aussi nous permettre d’établir notre propre État. Ces démarches, ces déclarations ont été considérées comme une menace pour les ambitions coloniales russes. Cet aspect colonial ne se rencontre pas qu’auprès des seuls Ukrainiens. Nous pouvons le voir également en Crimée, par exemple. En tant que centre documentant les violations flagrantes des droits de humains dans la péninsule de Crimée, nous avons eu l’occasion de nous pencher sur le sort des Tatars, groupe ethnique qui historiquement y réside. Leur sort s’apparente à une véritable tragédie. Déjà, sous le régime stalinien, les Tatars de Crimée ont été déportés. Actuellement, ceux encore présents et manifestant activement leur dissidence, montrant qu’ils ne sont pas d’accord avec le régime russe et la puissance occupante depuis 2014, sont persécutés. Les Tatars arrêtés sont emmenés en prison, risquant des peines pour des motifs purement politiques, pouvant aller de 12 à 17 années d’incarcération voire plus. Tout cela simplement parce qu’ils revendiquent une identité différente, qu’ils ont des pratiques religieuses différentes et qu’ils ont des opinions politiques différentes. Nous pouvons voir ces appétits coloniaux de la Russie sur tous les pays d’Europe de l’Est.

Vous venez de Lougansk, importante ville à l’est de l’Ukraine et occupée par les forces russes depuis 2014. Avez-vous des informations sur la situation des droits de l’homme dans l’est de l’Ukraine, actuellement sur la ligne de front ?

Tout d’abord, je ne suis pas rentrée chez moi depuis maintenant huit ans. Ma région d’origine ainsi que ma famille me manquent vraiment. Nous avons dû faire face non seulement aux hostilités déclenchées en 2014, mais aussi à diverses formes de persécutions suite à notre engagement clairement pro-ukrainien.

En tant que défenseurs des droits humains, nous avons, dès le deuxième jour de l’invasion, créé une coalition rassemblant différentes organisations de la société civile, « Ukraine 5 a.m. coalition », d’après l’heure à laquelle le régime russe a déclenché son invasion de l’Ukraine. Chacune de ces associations ayant une expertise en matière de documentation, de surveillance et de suivi quant au sort des droits humains dans l’est de l’Ukraine et en Crimée, nous avons décidé que nous coaliser était nécessaire pour documenter autant que possible les preuves de violations des droits de l’homme, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés dans ces régions. Il est nécessaire de faire ce travail et de stocker les informations obtenues de manière appropriée afin d’être en mesure de fournir les preuves nécessaires une fois que des mécanismes de responsabilisation seront établis.

Concernant la situation des droits humains dans l’est de l’Ukraine, nous sommes face à plusieurs tendances très, très inquiétantes. La première tendance est l’expulsion forcée des résidents ukrainiens des villes et des espaces que la Russie occupe. Parfois, quitter leur lieu d’origine est le seul moyen pour certaines personnes de sauver leur vie, certaines villes étant sur la ligne de front. Toutefois, les autorisations de déplacement ne se font que vers les autres territoires occupés ou vers la Russie. Les Russes empêchent la création de passages sûrs vers l’Ukraine, et ils empêchent même le travail des organisations internationales qui se sont déclarées prêtes à aider à la mise en place de tels passages. Nous avons aussi constaté l’existence de bombardements de certains de ces couloirs dès que des tentatives étaient faites pour en organisation l’ouverture. Nous sommes confrontés, malheureusement, à la situation où lorsque des résidents ukrainiens ou ceux qui se retrouvent dans les territoires occupés, essaient de quitter ces territoires, une atmosphère totale de menace, de terreur et de peur s’installe. Vous pouvez être arrêté simplement parce que vous êtes Ukrainien ou que vous exprimez votre opinion. Vous pouvez aussi être arrêté si vous êtes un professeur, un écrivain, un journaliste ou simplement un activiste.

Nous avons aussi constaté que les personnes qui tentent de partir sont contraintes par les forces de l’ordre russes et les forces armées russes de passer par des soi-disantes mesures de filtrage qui les mettent en danger. Nous avons documenté ces nombreux faits divers de violation des droits de l’homme. Divers cas son rapportés où les voitures et les téléphones de ces personnes ont été fouillées et où les personnes contrôlées ont été forcé de se déshabiller dans la rue, aussi bien des hommes que des femmes. Certaines personnes soupçonnées par les forces russes ont été soumises à des interrogatoires illégaux. Nous avons aussi des informations sur plusieurs centres de détention déjà utilisés comme camps dits de filtration pour ceux qui éveillent les soupçons. Nous avons enfin des témoignages concernant des faits de torture et de mauvais traitements.

Du côté des résidents qui ont réussi à s’échapper pour sauver leur vie, ces derniers sont confrontés à la séparation d’avec leur famille. Beaucoup d’entre eux n’ont pas non plus eu la chance d’avoir leurs documents d’identité avec eux pour pouvoir être identifiés en tant que citoyens ukrainiens. Nous avons toujours un énorme problème de ce côté, car dans de nombreux cas, ces déplacés qui sont partis sur le territoire russe sont empêchés de quitter la Russie, n’ayant pas les papiers adéquats. Certains déplacés sont d’ailleurs envoyés dans des coins très reculés, au fin fond de la Russie, aussi bien des familles que même des orphelins. Ceux qui ont perdu leurs parents et ceux qui étaient sous la protection de l’État ukrainien sont expulsés vers la Russie et il est très difficile d’avoir un accès pour surveiller la situation, même pour la Croix-Rouge internationale et pour les agences des Nations Unies ainsi que les volontaires locaux qui veulent aider ces personnes. Nous sommes donc face à une situation vraiment urgente.

“Nous sommes confrontés, en Europe occidentale, à divers processus de désinformation et de mésinformation, dues à la fois à la propagande russe mais aussi à l’incompréhension de la situation actuelle”

Une autre violation des droits humains est la mobilisation forcée des citoyens ukrainiens présents dans les territoires occupés par les forces russes. Des civils, qui parfois pour certains se déplaçaient simplement pour aller à leur travail ou à leur école, ont été arrêtés en pleine rue et incorporés de force pour se battre du côté de la soi-disant République populaire de Lugansk ou de Donetsk. C’est non seulement un crime de guerre mais c’est aussi une tragédie pour notre nation.

Nous sommes confrontés, en Europe occidentale, à divers processus de désinformation et de mésinformation, dues à la fois à la propagande russe mais aussi à l’incompréhension de la situation actuelle, incompréhension qui est instrumentalisée de manière opportuniste par des individualités et des collectifs pro-russes. Comment pouvons-nous lutter contre cette désinformation et désinformation pour vous ? Quels sont les outils dont avons-nous besoin pour nous opposer à cette propagande ?

C’est en fait un énorme problème auquel nous avons également été confronté. Au début de l’invasion, lorsqu’en tant que société civile ukrainienne active dans la défense des droits humains nous avons commencé à parler aux décideurs et aux citoyens d’Europe occidentale, nous avons réalisé qu’il y avait malheureusement une énorme vague de mésinformation et de désinformation ainsi que d’incompréhension et de méconnaissance de l’Ukraine.

Quel pays est l’Ukraine ou qui sont les Ukrainiens ? Pourquoi se battent-ils ? Pourquoi sommes-nous contre toute idée de cessions des territoires à la Russie ? Les réponses à ces questions restent méconnues en Europe occidentale. Je pense donc que l’une des choses les plus importantes est de continuer à sensibiliser, de continuer à éduquer les opinions publiques de l’ouest sur la façon d’avoir accès aux informations qui sont exactes ainsi que sur la pensée critique et sur la vérification des faits. C’est aussi le rôle des médias que de chercher à avoir accès aux informations réelles et de vérifier autant que possible tous les faits, car la propagande russe est très présente. Celle-ci fonctionne très bien. Les organes de propagande russes sont malheureusement très expérimentés dans la diffusion de la propagande, comme nous avons pu le constater durant la période soviétique mais aussi depuis ces 30 dernières années où nous pensions que nous avions gagné notre indépendance. La Russie n’a en fait guère cessé de préparer et développer encore son colonialisme et ses ambitions impérialistes.

Un autre aspect important est de parler avec des Ukrainiens et des Ukrainiennes et d’avoir des contacts avec la société civile d’Ukraine ainsi qu’avec des témoins oculaires réguliers. Nous nous efforçons de raconter notre histoire et nous essayons de fournir des informations aussi précises que possible, en particulier dans le domaine lié à la question des droits humains. Je pense donc que quand nous pouvons établir ces ponts, quand nous pouvons avoir des plates-formes d’échanges où différentes parties prenantes, élus et militants, citoyens ordinaires et journalistes, où ces diverses personnes peuvent venir se parler et partager ce qu’ils savent, cela fait partie de la solution.

Et du côté politique, vous parlez du besoin d’information, de la collecte de preuves de la responsabilité des atrocités russes. Mais que peut-on faire sur le plan politique, et surtout qu’attendez-vous de l’Union européenne dans ce cadre ?

La question de la responsabilité et de la justice est très cruciale. Elle est sous les feux de la rampe en Ukraine. Nous sommes dans une situation où une certaine forme d’impunité s’est développée au cours des dernières années, situation qui s’est facilitée par le fait que la société a réagit lentement ou pas du tout. Or, il est fondamental de redonner un sens à la justice pour les survivants et les victimes du conflit actuel. Nous sommes donc vraiment reconnaissants de voir qu’il y a un consensus et un soutien en Europe pour établir des mécanismes de responsabilité, tant du côté de la Cour pénale international que du côté de l’ONU ainsi que du Parlement européen. Ce dont nous avons besoin, c’est de résilience dans ce processus. En effet, la responsabilisation et la poursuite des crimes commis en temps de conflit est un processus très compliqué. Il est difficile de récolter correctement les preuves nécessaires et d’en organisation le stockage. De même, il reste compliqué d’avoir des tribunaux établis correctement et de commencer à travailler efficacement dans les instructions judiciaires. Nous sommes conscients que cette démarche prendra des années. Mais en tant que société ukrainienne, nous sommes prêt pour ce travail de longue haleine. Nous ferons tout notre possible pour poursuivre les crimes de guerre aussi bien au niveau local qu’au niveau national et international. C’est notre propre devoir que de faire la majorité du travail. Nos forces de l’ordre, notre bureau du procureur général et nos défenseurs des droits humain font déjà beaucoup de travail et sont particulièrement impliqués. Mais de la part de la société européenne, nous avons besoin du soutien des experts. Nous avons besoin de formation pour nos enquêteurs, nos juges et tous ceux qui seront chargés de rendre des comptes en Ukraine, car nous n’avons jamais eu à faire face récemment à un tel niveau d’atrocités, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sur notre territoire. Nous sommes également très reconnaissants de la volonté manifestée chez certains de mettre en place un tribunal spécial séparé sur le crime d’agression. À l’heure actuelle, le crime d’agression n’est pas un crime pouvant être poursuivi devant la Cour pénale internationale. Ne rien faire face à cette situation, c’est encourager l’impunité et nous condamner à revivre à l’avenir de tels crimes.

Propos recueillis par Jonathan Piron et Szymon Zareba pour Etopia

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