Le changement climatique menace les sociétés humaines et les écosystèmes autour d’elles. Pour en atténuer les effets, plusieurs types de politiques publiques ont été conçus. Les politiques de compte carbone sont ainsi des politiques d’atténuation du changement climatique par lesquelles des unités de carbone sont attribuées aux utilisateurs finaux (les individus) qui doivent les restituer lorsqu’ils achètent (certains ou) tous types de biens et de services impliquant des émissions de carbone.
Dans le cadre d’un travail plus large, une proposition de politique de compte carbone pour l’utilisateur final (les individus) a été conçue au niveau de l’Union Européenne des 27 en partant d’un de ses outils actuels qui se montre de plus en plus efficace : le système européen d’échange de quotas d’émission (EU ETS). La proposition a été conçue pour être mise en œuvre en trois étapes, chacune d’entre elles apportant ses propres avantages potentiels : (I) le passage du système ETS actuel à un système ETS s’appliquant à tous les points d’entrée des combustibles fossiles (importation et extraction) dans l’idée d’englober la totalité des émissions fossiles; (II) la mise en place d’une comptabilité carbone dans chaque entreprise afin de pouvoir rendre visible l’impact carbone de chaque produit ou service pour les utilisateurs finaux; et (III) la mise en place de comptes carbone pour les citoyens en tant qu’utilisateurs finaux.
L’acceptation du public est d’une importance cruciale
La mise en œuvre de cette proposition jusqu’à la troisième étape est sujette à plusieurs conditions, parmi lesquelles l’acceptation du public est d’une importance cruciale. Plusieurs questions importantes à prendre en compte ont été identifiées, parmi lesquelles : (I) la demande de mécanismes qui peuvent contrôler la volatilité des prix du carbone; (II) la demande de conseils sur mesure pour les individus pour réduire les émissions carbone; et (III) la demande de limitation des émissions sous forme d’amendes élevées (pour chaque kg de CO2) pour les émetteurs dépassant un certain seuil d’émissions. Pour aborder ces questions, une « choice experiment » a été construite, sous forme d’une enquête en ligne auxquels 278 répondants belges ont participé. Les résultats de la « choice experiment » menée dans le cadre de cette recherche sont résumés ci-dessous.
Premièrement, une grande majorité de l’échantillon est prête à accepter le système de compte carbone présenté dans le cadre de ce travail. Cependant, cet échantillon n’est probablement pas représentatif de l’ensemble de l’UE-27 ou de la population belge, étant composé de personnes globalement plus jeunes et d’un grand nombre d’étudiants.
Deuxièmement, les répondants ont exprimé une nette préférence pour les mécanismes qui réduiraient la volatilité des prix. Cette question est importante car si le prix du carbone est exprimé directement aux citoyens, ceux-ci pourraient ressentir davantage la volatilité par rapport à une situation où ils y seraient exposés indirectement via les prix du carbone au niveau des entreprises (tel le système ETS actuel) qui se répercutent au final dans les dépenses des citoyens.
Troisièmement, les répondants ont déclaré être très intéressées par des conseils sur mesure pour réduire leur émissions carbone. La politique de compte carbone est un outil public qui pourrait facilement introduire des conseils pour aider les citoyens à réduire leurs émissions de carbone. La généralisation de compte carbone devrait rendre les conseils sur mesure beaucoup moins chers que les mêmes conseils proposés dans le contexte actuel, où les experts doivent passer beaucoup de temps à interroger chaque citoyen sur ses dépenses. Avec une politique de compte carbone, les émissions de carbone de chaque produit et service seraient collectées et les citoyens pourraient choisir eux-mêmes les informations sur lesquelles ils souhaitent obtenir des conseils de réduction d’émissions.
Quatrièmement, les répondants étaient divisés sur la question de savoir s’il fallait fixer des limites aux émissions par le biais d’amendes pour les émissions individuelles dépassant un certain seuil. Le compte carbone, avec cette dernière option, pourrait être l’un des rares outils de politique publique capable de garantir un accès de base pour tous aux services énergétiques, tout en imposant un prix du carbone progressivement plus élevé aux plus gros émetteurs (qui sont largement les plus riches). Dans cette étude, seule la progressivité à un seul palier a été testée, ce qui a pu sembler fort arbitraire pour certains répondants. Par conséquent, des recherches supplémentaires devraient continuer à étudier cette possibilité de tarification progressive du carbone avec différents degrés de progressivité tel que le défend notamment l’économiste Thomas Piketty.
Enfin, l’analyse de la variation des préférences a montré que les jeunes générations ont tendance à avoir des préférences différentes de celles des générations plus âgées, ce qui met en évidence une divergence d’opinion entre les générations sur les attributs des politiques climatiques, en particulier sur la question de la tarification progressive du carbone. Il est important de tenir compte de ces différences et donc par exemple de réunir autour de la même table des personnes d’âges différents lors de l’élaboration des politiques climatiques.
La « choice experiment » abordée ici suggère qu’une grande majorité des personnes interrogées sont prêtes à entrer dans ce type de politique.
Toutes les questions soulevées par une politique de compte carbone n’ont pas été abordées dans le cadre de cette recherche. Voici quelques questions à explorer dans des recherches complémentaires. La question de l’allocation gratuite initiale reste sans réponses dans le contexte de ce travail et le débat doit être poursuivi. Par conséquent, la recherche ne devrait pas rester confinée aux propositions de systèmes de compte carbone où toutes les unités de carbone sont directement allouées aux individus sans qu’il ne reste d’unités pour générer des revenus pour que le gouvernement soit aussi acteur de la transition. Les chercheurs doivent se sentir libres de présenter des systèmes où seule une partie des émissions est donnée gratuitement aux citoyens, de sorte qu’une tarification progressive du carbone puisse être mise en place si nécessaire avec les unités restantes. De telles systèmes permettent que certains revenus soient collectés par les gouvernements afin que ceux-ci soient en mesure de prendre la place d’acteur clé dans la transition énergétique et de fournir une aide ciblée pour les ménages en situation de pauvreté énergétique. La « choice experiment » abordée ici suggère qu’une grande majorité des personnes interrogées sont prêtes à entrer dans ce type de politique.
Les préférences de la population concernant les domaines d’action et l’ampleur des actions du gouvernement devraient également être étudiées plus profondément. La question de l’inclusion progressive d’autres GES, si les mesures sont suffisamment précises, doit également être soulevée. Il conviendrait également d’évaluer si les politiques classiques de taxation et de quotas sont réellement capables de réduire les émissions de plus de 50 ou 60 %, étant donné que des contestations sociales massives peuvent se produire même en cas de faible augmentation du signal-prix du carbone.
La réduction des émissions de carbone, qui a un impact mondial, est difficile à appréhender du côté des citoyens. C’est une difficulté récurrente de réussir à opérer des changements de modes de vie, pourtant nécessaires (car miser sur les nouvelles technologies n’apportent aucune garantie de savoir atténuer suffisamment le changement climatique). Une quantité d’unité carbone décroissante est un moyen simple de traduire les limites du climat et leur évolution en limites personnelles à l’intérieur desquelles la liberté de choix personnel est maintenue au maximum. Jusqu’à présent, pour les citoyens, la politique du compte carbone est un des seuls outils publics capable de faire franchir à nos sociétés une étape décisive. Les résultats et les intuitions inexplorés dans cette analyse sont autant de pistes pour de futures recherches passionnantes.