En découdre avec l’industrie textile : une autre mode est-elle possible ?

Par Dominique Junne (BxNoFa “création locale et laboratoire”), Valentine Donck (cheffe de projet fibres textiles chez Valbiom), Saskia Bricmont (Députée européenne), et Swen Ore (Conseiller prospective à Etopia)

Si l’humain n’était pas devenu au fil de son évolution cet animal plus ou moins glabre que l’on connaît, il n’y aurait pas d’industrie textile. De fait, si nous étions encore tous dotés d’une épaisse fourrure, les coiffeurs seraient des toiletteurs, les rues commerçantes sentiraient le shampoing et il y aurait des poils partout aux entre-saisons.

Mais notre monde n’est pas ainsi fait. Pour de multiples raisons sur lesquelles s’échinent les savants, l’espèce humaine a perdu le pelage de ses lointains ancêtres. S’émancipant pour ainsi dire de la nature, l’occasion était par ailleurs trop belle de rajouter à la nécessité de s’habiller, l’art de se distinguer en société.

Pour les plus nantis de la planète, la mode est un jeu de codes qui les amuse et leur remonte le moral. Pourtant, en prenant conscience des conditions dans lesquelles nos vêtements sont aujourd’hui produits et jetés, le moral, c’est dans les chaussettes qu’ils devraient l’avoir.

La filière textile est à elle seule responsable d’environ 4% des émissions de gaz à effets de serre et 20% de la pollution des eaux dans le monde. Socialement, le tableau n’est guère reluisant. Le salaire d’une ouvrière au Bangladesh (les femmes étant largement surreprésentées dans le secteur) peine à dépasser 0,4 dollars de l’heure, ce qui ne permet clairement pas de vivre décemment. Un des symboles de ce côté obscur de la mode, c’est l’effondrement en 2013 de l’immense usine de confection « Rana Plaza » dans le faubourg ouest de Dacca, capitale du Bangladesh, où de nombreuses grandes marques de vêtements produisaient leurs collections. Plus de 1100 personnes décèdent. C’était il y a près de 10 ans.

La fast fashion a pourtant toujours le vent en poupe, en témoigne le succès de la marque chinoise Shein qui inonde les marchés mondiaux de vêtements très bon marché. Pour séduire les consommatrices et les consommateurs, les collections sont renouvelées à des vitesses effarantes : plusieurs milliers de produits sont mis en ligne sur leur plateforme chaque jour.

Pour que la mode puisse vraiment nous remonter le moral dans le contexte d’une économie mondialisée et dérégulée dominée par le modèle de la fast fashion, comment développer une authentique slow fashion, écologiquement et socialement responsable ?

  • INNOVER

En Europe, s’il fallait aujourd’hui ne s’habiller qu’en bio-recyclable et équitable, il n’y aurait guère que de la laine qui gratte, du lin qui se froisse et du chanvre inélastique (à part pour quelques privilégiés qui auraient accès à ce qui se fait de mieux en la matière : jersey de lin et de chanvre, laines soyeuses. Et bien entendu, adieu les couleurs chatoyantes [1]. Ce n’est pas un hasard si le rouge était la couleur des Rois. Extraire le rouge carmin des mini coquillages pourpres est un travail long et difficile. Adieu aussi le confort du lycra des jeans, tee shirt, sportswear, adieu les vêtements légers tout en étant imperméables ou chauds.

C’est pourquoi les fibres artificielles sont une piste très intéressante à explorer pour des vêtements durables, confortables et pratiques. Au sein des fibres de synthèse produite par un procédé chimique, il faut faire la différence entre (1) les fibres synthétiques issues du pétrole comme le polyester, le polyamide, l’acrylique, le polyacrilique, le polyuréthane (…), et (2) les fibres dites « artificielles » qui sont issues de matière cellulosique, c’est-à-dire végétale, comme le bois, le maïs, la rayonne, le modal, le lyocell (…) et qu’on appelait à l’origine la soie artificielle. Ces fibres artificielles ne se valent cependant pas toutes en terme de durabilité (le viscose par exemple n’est pas une bonne option) et présente dans tous les cas des grandes marges d’amélioration. La toxicité du liant pose en effet souvent problème, étant rejetté dans les rivières et empoisonnant de nombreux habitants dans les régions productrices, notamment en Asie.

Soutenir la recherche et l’innovation est donc nécessaire pour développer de nouvelles fibres comme par exemple le Tencel qui semble aujourd’hui une solution très prometteuse. A Bruxelles par exemple, la start-up Noosa propose une fibre entièrement recyclable à base de maïs. Le bémol peut-être, c’est que la fibre en question est pour l’instant fabriquée… en Chine. Il faut donc pouvoir relocaliser les filières textiles, artificielles et végétales.

  • RELOCALISER

Dans les années 80, l’Europe était toujours parsemée d’industries textiles. Il ne reste aujourd’hui que des petits ateliers de confection formant une économie de niche. De nombreux savoir-faire sont perdus et le redéploiement de nouvelles filières manque aujourd’hui d’expertise.

En revanche, 75% de la production mondiale de lin est  cultivée dans la zone bordée par la manche entre la Normandie et les Pays-Bas, Belgique comprise. Le potentiel du chanvre, dont la culture présente de nombreux avantages (très peu consommateur d’eau, peu d’intrants nécessaires, très résistant aux nuisibles et aux maladies) est équivalent au lin dans ces mêmes régions.

En Wallonie, ValBiom est par exemple en train d’accompagner le développement d’une filière locale et biosourcée à base de chanvre. Une parcelle pilote de 3 hectares de chanvre textile se trouve à Villers-le-Bouillet. Cette mission, dont l’objectif est d’opérationnaliser la production et la mise sur le marché, est réalisée dans le cadre de la stratégie Circular Wallonia.

Au niveau de la recherche pour redéployer des filières textiles en Wallonie avec les régions proches et les secteurs connexes comme le design, l’industrie, la décoration ou la mode, deux départements de recherche de l’Université de Liège et trois fédérations sectorielles ont mené le projet FIT’In (Filière Textile Intersectorielle). Ce projet de recherche réalisé dans le cadre de Rayonnement Wallonie, a publié son rapport final en 2022 « Pour une structuration de la filière textile intersectorielle en Wallonie »[2].

Mais le chemin est long pour redéployer l’entièreté des filières qui se sont beaucoup érodées au fil du temps. Certains chaînons manquant comme les filatures se redéveloppent cependant lentement, au nord de l’Alsace par exemple.

  • RÉGLEMENTER AU NIVEAU EUROPÉEN

Ces différents chantiers ne suffiront toutefois pas à endiguer les torrents de tee-shirts et de pantalons bon marché qui submergent de bonheur les consommateurs. Une bataille politique pour rehausser les normes sociales et environnementales du commerce international doit continuer d’être menée. De nombreux groupes de réflexions et acteur de l’industrie textile sont pourtant demandeurs, en témoigne la lettre ouverte [3] publiée par Fashion Roundtable [4] lors de la COP 26, demandant de reconnaître le rôle de l’industrie textile dans la lutte contre le dérèglement climatique.

De son côté, la Commission Européenne a récemment publié sa Stratégie pour des textiles durables et circulaires qui définit une série d’objectifs en matière de recyclage, de circularité, d’éco-conception. Cette stratégie revêt une dimension essentiellement européenne, les sous-traitants des grandes marques à l’étranger sont encore dans l’angle mort de cette stratégie. Il n’y a en conséquence encore rien de contraignant et les ambitions sont jugées trop basses pour le groupe des Verts/ALE et d’autres députés.

Réguler le secteur impliquerait d’imposer les normes européennes à l’ensemble des produits produits à l’extérieur de l’Union puis importés. L’UE représentant plus de 90% du marché textile pour le Bangladesh, il est permis d’envisager que l’UE dispose de leviers importants pour exiger de réhausser les normes sociales et environnementales ainsi que les salaires locaux. Toutefois dans les faits, la Commission Européenne est frileuse à l’idée d’interdire purement et simplement certains produits, quand bien même ils seraient issus du travail forcé, la Commission restant fortement attachée au dogme libéral. Sa vision du commerce international est encore largement celle de la baisse des coûts de production et la recherche de nouveaux marchés.

L’UE travaille par ailleurs sur une directive (qui a donc une valeur contraignante pour les Etats membres) sur le devoir de vigilance des entreprises quant aux aspects sociaux et environnementaux. La directive ne concernerait cependant que les multinationales. Or, dans l’Union européenne, les PME représentent l’essentiel du marché. L’enjeu actuel au Parlement européen est donc d’élargir le champ d’application de la directive à l’ensemble des entreprises européennes et à leurs sous-traitants à l’étranger. Si une convergence des groupes politiques au sein du parlement existe sur ces questions, la contradiction entre la nécessité de diminuer les émissions de CO2 et les intérêts du commerce international en faveur de la croissance demeure.

  • LE PRIX DE LA DURABILITÉ. 

La mode est l’émanation de ce qui vit dans la société. La mode ne s’impose pas. La lente prise de conscience de l’éthique dans la mode est le fruit de luttes sociales et environnementales. On constate aujourd’hui un engouement de plus en plus important pour la réparation, la création ou encore la réutilisation de vêtements, en témoigne le développement des marchés de créateurs, des magasins de seconde main ou la fréquentation des cours de stylisme. Bien qu’à petite échelle, ces “initiatives de terrain” participent d’une véritable contagion culturelle.

Il est évident cependant que pour la majorité des consommateurs, le prix reste le facteur déterminant. Beaucoup ont cependant une perception erronée du prix réel d’un vêtement. Si les vêtements (importés ou pas) intégraient les réels coûts sociaux (des salaires décents pour les ouvriers) et environnementaux (une gestion minutieuse des déchets et des pollutions), nul doute que les prix augmenteraient significativement.

En Europe, en dehors de tout système de subvention, des opérations comme la réparation ou l’upcycling nécessitant de la main d’œuvre restent très peu rentables dans la mesure où elles coûtent souvent plus cher qu’un habit neuf. Dans la confection, c’est la même réalité : les couturiers et couturières sont extrêmement mal payées.

Par ailleurs, la qualité moindre des vêtements neufs bon marché rend impossible ou inutile leur réparation. C’est pourquoi une grande partie des vêtements se retrouvant dans les circuits de la seconde main sont finalement jetés ou déchiquetés pour produire par exemple des isolants : ce downcycling n’est pas un exemple de durabilité.

  • VERS DES MARCHÉS PUBLICS EXEMPLAIRES

On le voit, les interventions de la puissance publique peuvent prendre de nombreuses formes et porter sur des échelles très différentes. Parmi les formes d’intervention figure l’orientation des marchés publics pour qu’ils respectent des normes sociales et environnementales strictes. En 2020, une enquête de l’ONG belge WSM révélait que les uniformes de la police et de l’armée belge étaient produits en Roumanie par des ouvriers sous-payés travaillant dans des conditions déplorables [5]. Cet exemple montre combien les marchés publics locaux, fédéraux ou européens peuvent devenir un levier important si leur rédaction pouvait s’émanciper du dogme de la libre concurrence et du prix le plus bas. À l’image de ce qui se passe avec l’alimentation où les circuits courts et les labels sont de plus en plus inclus dans les marchés publics, les filières textiles européennes devraient pour s’établir durablement pouvoir compter sur les achats des administrations et des pouvoirs subsidiés.

  • EN CONCLUSION : TOUS AU ROUET ! 

Le renversement du modèle dominant de la mode implique des interventions publiques et politiques fortes, à tous les niveaux. Que ce soit :

  • au niveau européen en soutenant l’innovation et en exigeant le strict respect des normes sociales et environnementales de tous les produits importés ;
  • au niveau national ou régional en subventionnant des projets de recherche et de mise en oeuvre pour le redéploiement d’une filière textile européenne ;
  • au niveau local en aidant les créateurs et les vendeurs de vêtements “éthiques” à par exemple s’installer dans les centres-villes dominés par les grandes enseignes seules capables d’acquitter des loyers exorbitants ;
  • au niveau individuel et collectif en encourageant les achats éthiques et durables, la réparation et la réutilisation des vêtements de bonne qualité.

Ce qui est sûr, c’est que comme lorsque Gandhi appelait au boycott du textile anglais en faisant tourner son rouet, l’avènement d’une authentique “Slow fashion” implique d’une manière ou d’une autre de mouiller la chemise. À côté du combat politique et de la réglementation du secteur, les Belges doivent finir par accorder à leurs vêtements le respect et la durabilité qui leur sied et découvrir que réparer, réutiliser, louer, échanger, acheter local et unique, est une source intarissable de plaisirs.

En somme, ne ratons pas l’opportunité d’une bonne crise de la mode !

 

[1] Il existe cependant des colorants certifiés GOTS.

[2] https://walloniedesign.be/file/2022/05/Rapport_FiTIN_Wallonie_Design_planches_compressed.pdf

[3] https://mcusercontent.com/ef4b07046de32f9f6268114c9/files/c92dd2a3-b135-c0ca-cfa1-ea04af3a26ad/Fashion_unites_with_a_call_to_action_for_COP26.pdf

[4] Dirigée par Tamara Cincik, PDG de Fashion Roundtable, l’initiative réunit Fashion Revolution, Centre for Sustainable Fashion, Common Objective, Eco Age et The Sustainable Angle

[5] https://www.rtbf.be/article/les-uniformes-belges-de-larmee-et-de-la-police-fabriques-par-des-travailleurs-roumains-sous-payes-une-ong-denonce-lentreprise-se-defend-10537878

 

 

Share This