La crise sanitaire du Covid-19 a mis en évidence une crise de gestion inédite en Belgique en temps de paix. Dès avril 2020 se met en place un groupe d’experts en charge de l’Exit Strategy (GEES) soit de la stratégie de sortie du confinement. Contesté pour sa représentativité, le GEES se voit remplacer par nouveau conseil réunissant vingt-quatre experts du secteur médical, chargé d’assister le Comité de concertation : le GEMS (Groupe d’Experts de stratégie de crise pour le Covid-19). Cette nouvelle instance n’échappera guère à diverses contestations, notamment de personnalités politiques lui reprochant son trop grand pouvoir sur les prises de décisions.

La question ici n’est pas tant de revenir sur les affirmations fondées ou non de tentation expertocratique dans la gestion de la crise sanitaire en Belgique. Il s’agit plutôt de s’interroger sur le croisement de la gestion sociale des risques, de l’action publique et de ses liens avec la science et le développement technologique.

Notre société produit des effets indésirables, dangereux pour l’humanité, dont les impacts dépassent les frontières, sont difficilement identifiables et sont systémiques.

Cette idée de gestion sociale du risque renvoie à la fois à Ulrich Beck[1], à André Gorz[2] et à Cornelius Castoriadis[3]. Beck a mis en évidence les problèmes qui surgissent dans la gestion des risques induits par la modernité. Notre société produit des effets indésirables, dangereux pour l’humanité, dont les impacts dépassent les frontières, sont difficilement identifiables et sont systémiques. Tchernobyl, la crise de la vache folle, la crise de la dioxine, la crise du Covid-19 en sont autant d’exemples. Leur gestion repose donc sur une compréhension et une gestion du phénomène d’autant plus compliquée qu’elle porte à la fois sur de nombreux aspects de la vie contemporaine et sur des impacts inégalement répartis dans la société.

Incorporer les droits des individus, fondés sur leur autonomie, est primordial pour éviter de sombrer dans une gestion des risques où le système s’impose à tous sans plus pouvoir être contesté.

Les liens entre démocratie, risques et nouvelles technologies font déjà l’objet d’études particulières. Diverses institutions se sont ainsi créées pour proposer aux décideurs des informations les plus claires possibles sur telles ou telles avancées scientifiques. Ces échanges entre experts et élus restent cependant souvent réservés à des échanges aidant à la prise de décision. Or, les avancées technologiques récentes autour de la 5G, du nucléaire ou des vaccins ont fait l’objet d’âpres discussions dans l’espace public, principalement les réseaux sociaux, mettant en avant aussi bien questionnements que positionnements conflictuels.

Incorporer les droits des individus, fondés sur leur autonomie, est primordial pour éviter de sombrer dans une gestion des risques où le système s’impose à tous sans plus pouvoir être contesté. C’est ainsi qu’apparaît une gestion sociale du risque grâce à laquelle les différentes composantes de nos sociétés, les experts, les pouvoirs politiques et les individus autonomes parviennent à articuler monde vécu et solutions durables aux crises. Le problème qu’a mis en évidence la pandémie du Covid-19 est que cette gestion sociale du risque est perturbée par les failles apparaissant entre les trois acteurs de cette gestion : les experts scientifiques, les pouvoirs politiques et les opinions publiques[4]. La méfiance devient généralisée, les remises en questions sont constantes entre les divers acteurs et parfois même au sein d’entre eux. Face à ces remises en question, la tentation expertocratique est poussée plus loin, les citoyens profanes étant déconsidérés voire méprisés par les détenteurs d’un savoir de plus en plus complexe. Cette autonomie des individus, finalement empêchée, se transforme en opinion publique dont il ne reste plus aux politiques opportunistes qu’à en instrumentaliser le ressentiment. Au final, cette situation finit par empêcher aux individus de « s’orienter dans le monde » et de donner sens à leurs actions ou de comprendre le sens de ce qu’ils font[5]. Une conséquence en est une remise en question de la légitimité des décisions, pavant la voie aux dérives antidémocratiques.

La crise climatique qui s’ouvre impactera durablement les sociétés humaines. Sa temporalité beaucoup plus longue, les effets des actions qui ne se ressentiront que sur une génération et l’ampleur des changements de société à mettre en place mettent en évidence les profonds risques démocratiques pesant sur nous si nous n’y prenons pas garde. L’échec de la gestion sociale du risque dans la gestion du Covid-19 nous impose de ne pas répéter les mêmes erreurs et de parvenir à répondre à ces futures tensions sur une temporalité de crise bien plus longue. Cette nécessaire réflexion nous impose de comprendre une évidence : les questions de science, technologie et société doivent trouver un espace de débat, d’échanges, de conflictualités organisées en prenant en compte la multiplicité des aspects (techniques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux) et des points de vue (usagers, citoyens, générations futures).

Conjuguée à la pression économique, cette manière de préparer la décision rend ces orientations fortement dépendantes des producteurs de technologies. Là aussi, le débat public pourrait démocratiser ces choix et rendre visibles la diversité des intérêts et des rapports de force en présence.

L’horizon 2050 et la société décarbonée vont imposer des choix de sociétés qui impacteront radicalement  notre quotidien. L’importance de la science et de la technologie pour atteindre cet objectif de 0 % d’émissions de CO2 est régulièrement souligné. Pour parvenir à atteindre ces objectifs, l’adhésion de la population aux mesures à prendre sera cruciale. Certains choix de société devront faire l’objet de débat, de réflexions, de propositions publiques destinés à la fois à éclairer et aider les décisions à prendre.

Dès lors, deux questions émergent : qui et comment ? La question de l’institution à qui échoit ce rôle est essentielle. Indépendante ou liée à une instance représentative ? Rattachée au pouvoir exécutif ou législatif ? Avec quelle composition ? De même que le comment est à bien définir, entre productions de rapports à la demande à organisation de panels représentatifs sur des sujets de société. Les critères sont donc larges. En gardant en tête l’objectif d’une société zéro carbone en 2050 et les tensions rencontrées durant la crise de la gestion du Covid-19, le choix de ces critères sera crucial. Pour y aider, deux exemples de structures d’aide à la décision peuvent être mis en avant : celui du Technology Assessment (TA) et celui de la Convention citoyenne pour le climat.

  1. Technology Assessment

Une structure de Technology Assessment peut être définie comme un outil dont l’objectif est l’identification précoce des changements technologiques et de leurs impacts éventuels, qui constitue un service à la prise de décision politique[6]. Le Technology Assessment consiste à évaluer l’impact de l’évolution de la science et de la technologie sur la société en vue, notamment, de prendre les meilleures décisions politiques et de stimuler le débat et la participation du public sur des thèmes aussi variés que les énergies renouvelables, l’internet, les OGM, les nanotechnologies ou la mobilité. Il s’agit d’un processus scientifique, interactif et communicationnel qui contribue à la formation d’une opinion publique et politique sur les aspects sociétaux liés à la science et la technologie.

Lorsqu’une structure de TA est mise en place, son rôle est de produire des rapports mettant en évidence les options politiques envisageables autour d’un choix technologique particulier ainsi que d’engager le débat public sur les questions que soulèvent sciences et technologies dans la société. Son champ d’application est cependant large de même que ses modes d’actions.

Nées à la fin des années nonante et au début des années 2000, les organismes de TA ont connu des succès divers. En Belgique, c’est d’abord en Flandre que cette institution est apparue. Le rôle de débat sur les évolutions technologiques est revenu, entre 2000 et 2013, à l’Instituut Samenleving en Technologie (IST). Dissous en 2013, l’IST a transféré une partie de ses travaux à la Vlaamse Instelling voor Technologisch Onderzoek (VITO). En Wallonie, bien que le projet ait été présent dans la déclaration de politique régionale de la majorité 2009-2014, sa réalisation est restée lettre morte.

L’objectif d’une structure de Technology Assessment n’est pas de mettre un place un organisme aidant à la prise de décision parlementaire ou ministérielle. Ce rôle, plus proche de celui d’un conseil de la politique scientifique, reste en retrait des grands enjeux. L’intention est l’analyse et l’évaluation globales des technologies afin de développer des alternatives pour la prise de décision. L’action d’analyse se réalise en diverses étapes. Dans un premier temps, les conséquences possibles de l’utilisation d’une technologie doivent être étudiées en accordant un intérêt particulier aux conséquences inattendues et à long terme. Dans un deuxième temps, la technologie elle-même et ses forces et faiblesses immédiates doivent être évaluées ainsi que ses conséquences inattendues et à long terme. Dans une troisième étape, des variantes et des alternatives doivent être élaborées[7].

La structure de TA permet un meilleur contrôle du gouvernement par une fonction parlementaire correctement outillée, pour peu que cette instance soit lié au pouvoir législatif. Dans le sens où celle-ci relèverait de l’exécutif, la création d’une instance gouvernementale d’évaluation des choix scientifiques et technologiques devrait la voir pouvoir être saisie par l’assemblée parlementaire.

Un problème du Technology Assessment est que son étude des conséquences à court et à long terme de l’application de la technologie pourrait le faire rester dans une approche orthodoxe du rapport aux évolutions techniques. Un autre problème est celui de sa carence en dialogue social et en participation des citoyens.

  1. La Convention citoyenne pour le climat

Cette importance de la participation citoyenne dans le conseil et l’aide à la décision sur les enjeux futurs a été le pilier de la Convention citoyenne pour le Climat. Constituée en octobre 2019 par le Conseil économique, social et environnemental français, la Convention vise à « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ». Composée de 150 membres tirés au sort et représentatifs de la diversité de la société française, la Convention était le fruit des conclusions du Grand Débat national, d’une proposition du collectif « Gilets citoyens » et du Conseil économique, social et environnemental (CESE).

La Convention traite des questions relatives aux économies d’énergie, à la rénovation thermique des logements, à l’agriculture, aux mobilités, à la fiscalité écologique et à tout autre verrou ou levier d’action qu’elle juge pertinent. Sa gestion et sa gouvernance se voulait indépendante. Pour organiser ses travaux, la Convention peut compter sur le soutien d’un Comité de gouvernance, d’experts techniques et juridiques et de professionnels de la participation et de la délibération collective. Trois garants veillent à la neutralité et à la sincérité des débats. L’organisation est assurée par le CESE, institution constitutionnellement indépendante.

Sept sessions de cette assemblée citoyenne ont eu lieu. Travaillant fréquemment en sous-groupes, le panel de citoyens s’est informé, a auditionné des experts et a débattu au sujet de thématiques variées dans le cadre de la lutte contre le changement climatique : économies d’énergie, rénovation thermique des logements, agriculture, etc.

Si les travaux de la Convention ont été salués notamment par ses participants, le principal défaut de la structure réside dans le caractère non contraignant de ses décisions.

La session finale s’est tenue du 19 au 21 juin 2020 et la Convention citoyenne pour le climat a voté à cette occasion ses propositions. Le Président de la République s’était initialement engagé « à ce que ces propositions législatives et réglementaires soient soumises sans filtre soit à référendum, soit au vote du Parlement, soit à application réglementaire directe », souligne le site de la Convention. Il reste que si certaines mesures ont trouvé leur place dans le plan de relance ou le budget, d’autres ont été écartées tandis que certaines ont clairement vu leurs ambitions revues à la baisse. Le Haut Conseil pour le climat a, pour sa part, critiqué certaines mesures gouvernementales et la loi climat, également jugée sévèrement par d’autres instances.

Si les travaux de la Convention ont été salués notamment par ses participants, le principal défaut de la structure réside dans le caractère non contraignant de ses décisions. Le gouvernement français n’est engagé dans le respect des propositions du rapport que de part sa seule volonté. Comme le rapporte Cyril Dion, principal instigateur de la Convention, « la démocratie représentative telle qu’elle est pratiquée peine à créer de véritables espaces de concertation et de prise de décision collective. Elle ne parvient pas à répondre à des enjeux cruciaux pour l’avenir de l’humanité comme le réchauffement climatique, qui fait l’objet depuis quarante ans d’atermoiement de partis de droite comme de gauche[8]. » Dion pose, au final, la question du « sans filtre » qui doit permettre de que des mesures élaborées par ces instances citoyennes passent le stade final de leur validation sans une lecture, a posteriori, par des intérêts privés.

  1. Un nouveau projet

Si le Technology Assessment et la Convention citoyenne présentent des manquements, il reste que divers éléments positifs ressortent de leur mise en place. Face aux enjeux à venir à moyen et long terme, une nouvelle instance de mobilisation des experts et des citoyens, prenant le temps de l’étude et de la réflexion quant aux orientations futures de la société trouve tout son sens. Le recours traditionnel aux experts entraîne une faible prise en compte de la multiplicité des aspects (techniques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux) et des points de vue (usagers, citoyens, générations futures). Conjuguée à la pression économique, cette manière de préparer la décision rend ces orientations fortement dépendantes des producteurs de technologies. Là aussi, le débat public pourrait démocratiser ces choix et rendre visibles la diversité des intérêts et des rapports de force en présence. Ainsi, pourrait être davantage pris en compte l’intérêt des populations tout en ouvrant les débats sur des choix stratégiques de sociétés.

L’objectif, au final, n’est pas de disposer d’une une instance parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Il s’agit bien de retisser des liens entre experts, citoyens et élus.

Plusieurs critères s’imposeraient pour voir cette nouvelle instance assurer son rôle de manière efficace :

– sa permanence.

– son inclusion large (non seulement des experts mais également les financeurs de projets         (pouvoirs publics, entreprises, institutions scientifiques) et les utilisateurs (travailleurs, citoyens,             consommateurs) à travers des associations, des syndicats ou des ONG.

– sa connexion avec le pouvoir exécutif (afin d’éviter l’encommissionnement des rapports) tout en permettant sa saisie par les instances parlementaires.

La réussite d’un tel projet réside dans sa capacité à mener de concert un processus de formulation cohérente des besoins sociaux et un travail d’intégration des contraintes. Il se situe également dans la mise en œuvre, par les pouvoirs publics, de procédures de participation et de délibération le plus possible en amont de la décision. Ce qui devrait avoir pour conséquence heureuse de créer les conditions nécessaires au dépassement du phénomène « nimby ».

 

 

[1] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008.

[2] André Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2008.

[3] Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986.

[4] Henri-Pierre Jeudy, Le désir de catastrophe, Paris, Circe Poche, 2010.

[5] André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », in Écologica, op. cit., p. 50.

[6]Pierre Delvenne, « Gouvernance et Technology Assessment en Wallonie », in Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 2037, no. 32, 2009, p. 5-43.

[7]« Technology assessment (TA) », in Principia Cybernetica Web, [en ligne], http://pespmc1.vub.ac.be/ASC/Techno_TA.html.

[8]Cyril Dion, « La convention citoyenne pour le climat a permis de mesurer à quel point la démocratie est un exercice exigeant », in Le Monde, 7 mars 2021, [en ligne], https://www.lemonde.fr/climat/article/2021/03/07/cyril-dion-la-convention-citoyenne-pour-le-climat-a-permis-de-mesurer-a-quel-point-la-democratie-est-un-exercice-exigeant_6072232_1652612.html.

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