Les débats particulièrement vifs sur le nucléaire témoignent d’un intérêt grandissant pour un monde sans carbone, engagé dans la transition. Une grande part de ces échanges porte sur les aspects technologiques de la sortie (ou non) du nucléaire, et ce qu’elle impliquera pour notre approvisionnement énergétique à terme. Si certains instrumentalisent ce débat de manière opportuniste, constatons que trop rester dans ces aspects techniques nous empêche de penser la politique énergétique du XXIe siècle. Deux enjeux devraient en effet prendre le dessus sur les arguments technologiques : l’économique et le démocratique.

(cc) Swirko Jean-Pierre

Cher

L’économique tout d’abord. Le nucléaire est cher. Déjà, il coûte plus cher à faire fonctionner qu’il ne rapporte[1]. Et vu sous l’angle du modèle économique qu’il impose, cet argent, c’est autant de moyens qui ne sont pas investis dans les énergies renouvelables ou la sobriété. De plus, le coût du nucléaire ne cesse de croître, que ce soit pour l’exploitation et la prolongation des centrales existantes, ou pour la construction de réacteurs de nouvelle génération. La prolongation de Doel 4 et Tihange 3 coûterait 500 millions d’euros par réacteur jusqu’en 2045, Engie ne souhaitant pas une prolongation limitée à quelques années. Hors prolongation, le nucléaire est aussi un puits sans fond. La recherche d’une solution de stockage pour les déchets nucléaires en Belgique a déjà coûté 500 millions d’euros depuis 1974. Jusqu’en 2050, ce montant grimpera à 1,25 milliard d’euros. Rien qu’en termes de coûts, le projet de stockage géologique profond en Belgique, initialement estimé à 3,5 milliards d’euros, a grimpé à plus de 10 milliards.

A continuer à soutenir un tel niveau de dépenses dans ce secteur, la Belgique risque de rater le train des nouvelles technologies du renouvelable. Comme le rapporte le World Nuclear Industry Status Report de 2021, les décisions d’investissements en 2020 dans la production d’électricité (à travers le monde) n’ont été que de 18 milliards de dollars pour le nucléaire contre 291 pour le solaire et l’éolien.

À cette aberration financière doit être liée la question du modèle économique et énergétique répondant aux enjeux futurs. Comme l’a avancé le Conseil supérieur de la santé, le modèle énergétique du XXIe siècle, s’il veut répondre aux défis climatiques, doit reposer « sur un nouveau paradigme économique non lié à la consommation et sur des processus créatifs de réinvention socialement équitable et positive des modes de vie ». Ce point est essentiel. Comme l’économiste anglais Tim Jackson l’écrivait en 2010 dans Prospérité sans croissance : La transition vers une économie durable, il n’est pas possible de répondre aux enjeux environnementaux (à savoir la réduction des émissions de GES et la consommation des ressources naturelles) en restant dans un régime organisé autour de la croissance économique. Une société soutenable ne peut plus être pensée avec les catégories économiques anciennes, au coeur desquelles le nucléaire a vu le jour. Il ne s’agit pas ici de parler de décroissance, terme instrumentalisé par ceux qui jouent sur les peurs. Il s’agit plutôt de s’engager enfin dans un nouveau modèle de prospérité qui corresponde au monde qui vient.

Opaque

L’autre enjeu est démocratique : le nucléaire capture l’avenir sans contrôle démocratique. Déjà, le monopole exercé par Engie empêche l’autonomie de décision énergétique de la Belgique. Cette situation représente un verrou, un obstacle à la politique de transition énergétique dont notre pays a besoin. De plus, la production électro-nucléaire s’est développée durant une période stable, confiante dans une croissance infinie et l’insouciance climatique et environnementale, sans parvenir pour autant résoudre les questions du stockage de ses déchets et de la sûreté de son mode opératoire.

Alors que le monde devient plus instable en raison des changements climatiques et des crises internationales, il y a de bonnes raisons de croire que le nucléaire deviendra de plus en plus inadapté et dangereux. Un exemple récent a mis en évidence la fragilité de nos infrastructures : la vague de chaleur qui a frappé le Canada en juillet 2021 a durement impacté son réseau électrique. Les images de câbles fondus et de distribution intermittente d’électricité restent encore en mémoire. Les inondations durant le même mois en Wallonie ont aussi montré les faiblesses de nos infrastructures face à des événements hors normes. L’augmentation de la fréquence de ces événements (sécheresses, inondations, tornades, etc.) à terme oblige à repenser nos sociétés autour des impératifs de résistance, de décentralisation, de souplesse et de résilience. Toutes options aux antipodes du système de production nucléaire. L’accroissement des événements extrêmes amène des risques bien différents de ceux anticipés lors de la construction des réseaux actuels. Il nous force à les repenser.

Par ailleurs, l’extraction d’uranium nécessite une main d’oeuvre abondante, en situation souvent précaire, hors du modèle de solidarité que nous prônons en Europe. Sans compter la dépendance à l’égard de l’uranium venant de Russie – 20 % de l’uranium destiné aux pays européens[2].

La réflexion actuelle sur les sources d’énergie devrait donc plutôt examiner quelles seront celles les mieux adaptées à un anthropocène de plus en plus instable et comment nos choix énergétiques s’attachent aux types de société que nous voulons construire. En voulant, envers et contre tout, prolonger le nucléaire, nous continuons à maintenir une société sous la dépendance d’une technologie. Et à rêver d’un système pouvant continuer son ivresse énergétique sans gueule de bois climatique[3].

Dépassé

Enfin, l’enjeu est sociétal. L’écologie ne suppose pas une adaptation du monde aux dérèglements climatiques. Elle  ne promeut pas le business as usual en substituant des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques aux centrales thermiques ou nucléaires. L’écologie repose sur une dimension culturelle : une réorganisation de l’ensemble de la société autour de la satisfaction des besoins de base, de façon décentralisée.

L’écologie pose donc un regard critique sur les techniques de production et les modes de consommation. La question énergétique est donc d’abord une question de société. L’engagement anti-nucléaire va au-delà de la seule approche purement technique et énergétique. Cet engagement est plus fondamentalement la contestation d’un mode de décision et de contrôle de la “société programmée[4]”. Elle remet en question le “capitalisme de surveillance” et la programmation de besoins toujours croissant de consommation. La domination capitaliste ne s’exerce pas uniquement dans des rapports entre classes, mais aussi à travers l’adhésion de chacun à un imaginaire de croissance, de consommation et de progrès technique. Il ne s’agit pas de se limiter à se battre pour qu’une usine polluante soit équipée de filtres, mais de s’interroger également sur l’utilité sociale de ce qui y est produit. Attaquer le productivisme ne peut se faire de manière ponctuelle : il faut globaliser ses critiques et insister sur ses effets à long terme et ses conséquences sociales. Il ne s’agit donc pas d’aménager le système mais de le changer.

La consommation énergétique du XXIe siècle dépendra de nos modes de consommation. La transition énergétique, basée sur la sobriété, ne sera possible que si elle repose sur la forte implication des citoyens dans sa gouvernance. Le nucléaire, s’il se maintient, restera un verrou, maintenant le statu quo et empêchant l’émergence de nouvelles relations sociales et politiques autour de l’énergie. C’est tout un rapport à l’État, à l’avenir, à la notion même de puissance qui se joue. Notre avenir énergétique dans un XXIe siècle instable repose sur la réinvention des dispositifs régulateurs et protecteurs. S’engager dans la démocratisation des institutions, renégocier le pacte entre émancipation et croissance, voilà l’enjeu.

L’atténuation de la crise climatique tiendra au déploiement d’infrastructures collectives, sobres et innovantes dans les technologies renouvelables. Il va falloir investir beaucoup, intelligemment et sans plus attendre, au risque sinon de voir la facture économique, sociale, énergétique et politique devenir impayable.

 

[1] Rien que le coût de la prolongation est pharaonique. En France, le coût de #rénovation pour une prolongation de 10 ans, par centrale nucléaire, est estimé à 1,7 milliard d’euros#. Sur un parc de 58 réacteurs, cela avoisine donc les 100 milliards d’euros. En Belgique la prolongation pour 10 à 20 ans coûterait à minima 500 millions d’euros par réacteur (Jean-Michel Bezat, “Centrales nucléaires : des coûts de maintenance estimés à 100 milliards d’euros”, in Le Monde, 9 février 2016, [en ligne], https://www.lemonde.fr/economie/article/2016/02/10/centrales-nucleaires-des-couts-de-maintenance-estimes-a-100-milliards-d-euros_4862575_3234.html).

 

[2] ”Market Observatory”,  in Supply Agency of the European Atomic Energy Community, 2020, [en ligne], https://euratom-supply.ec.europa.eu/activities/market-observatory_en.

 

[3]En analysant l’ensemble du cycle de vie, si le nucléaire émet moins de GES que les énergies carbonées, il en émet plus que les énergies renouvelables (« Climate change and nuclear power. An analysis of nuclear greenhouse gas emissions », Jan Willem Storm van Leeuwen pour WISE, Amsterdam, 2017).

[4]Benoit Lechat, Ecolo. La démocratie comme projet, Etopia, Namur, 2014, p. 177.

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