Arthur Keller

Arthur Keller

Consultant, auteur et conférencier, Arthur Keller est connu pour alerter des chocs systémiques à venir et proposer des stratégies de résilience à mettre en place pour y faire face. Entre autres thématiques, il aborde aussi régulièrement la question des récits (comme dans l’ouvrage collectif Collapsus : Changer ou disparaître ?).

Il fait partie des personnalités médiatiques qui parlent d’effondrements, même si son expertise de systémicien est bien plus large.

Arthur Keller étudie la dynamique des systèmes complexes, et de ce fait, s’exprime régulièrement sur les effets multipliés des chocs écologiques et énergétiques sur nos sociétés.

Arthur Keller, est-ce que les phénomènes comme la pandémie, et pour nous Belges les inondations, sont des chocs pouvant précipiter une prise de conscience par rapport à la crise climatique ou aux autres grands problèmes à venir ?

Je n’y crois que très modérément. Pour certaines personnes ça sert d’aiguillon en effet, mais globalement, pas tant que ça. La pandémie a été « intéressante » en cela qu’elle a révélé des choses importantes, des dysfonctionnements, des limites, des vulnérabilités, des angles morts. D’un côté, elle a mis en lumière certaines malfaçons de notre système, de l’autre elle a stimulé la capacité de certaines personnes ou communautés à s’auto-organiser de manière créative, de proposer des choses nouvelles concourant à l’intérêt général.

Pour ce qui est de ces désastreuses inondations, si pour certaines personnes il y a certes un avant et un après, je pense que ce n’est pas forcément compris comme faisant partie d’une dynamique plus vaste et multidimensionnelle. Il me semble que c’est presque toujours perçu comme un événement. Et un événement, on s’en remet. Ce n’est pas vécu collectivement comme le début d’un processus aux conséquences duquel il faudrait se préparer. Dans le meilleur des cas, les gens s’inscrivent dans une logique d’anticipation de risques conçus comme de potentiels événements ponctuels, et ils ne se projettent quasiment jamais dans une dynamique d’accompagnement de risques systémiques, processus portant à  plus ou moins long terme.

“Tant qu’il sera possible d’esquiver un effondrement généralisé, les sociétés humaines seront toujours tentées d’éviter toute remise en question profonde”

La crise « idéale », c’est-à-dire n’entraînant pas l’effondrement chaotique du système tout en étant suffisamment grave pour faire ressentir à tout un chacun l’impératif absolu et urgent d’un grand changement – et durant laquelle s’organiserait organiquement une mutation collective digne priorisant l’intérêt général à court et long terme -, cette crise-là n’existe pas. Tant qu’il sera possible d’esquiver un effondrement généralisé, les sociétés humaines seront toujours tentées d’éviter toute remise en question profonde. On ne réagira qu’une fois enlisé dans le chaos.

Que faudrait-il alors pour éviter ces bouleversements ?

On me demande souvent : « Crois-tu vraiment que toute la société va pouvoir changer ? » Peut-être certains me suspectent-ils d’être candide quant aux capacités de remise en question de l’humanité. Je n’imagine pas que toute une société puisse basculer parce qu’elle aurait compris que c’est dans son intérêt de se réinventer. Ce qu’il faut poursuivre comme objectif, c’est la construction de plans B à l’échelle des collectivités : des alternatives crédibles, satisfaisantes pour un grand nombre de personnes différentes. L’enjeu est d’en montrer la faisabilité, de prouver que de nouveaux modes de vie, de nouvelles façons d’être, de nouveaux référentiels de valeurs peuvent s’avérer à la fois porteurs de valeurs et d’espoir, peuvent mobiliser large, redonner un sens à la vie des gens, et mieux résister que le système dominant dans les disruptions qui vont bientôt déferler sur nos conforts et ébranler nos certitudes. Si cette alternative sociétale existe, composée d’un foisonnement d’alternatives territoriales interreliées, si tout cela prend une envergure au-delà de la marge, démontre sa solidité et parvient à se faire connaître du plus grand nombre de façon inspirante, alors nous aurons là le terreau pour un renouveau salutaire et pourrons faire reculer le péril des tragédies.

Je ne crois pas à une bascule organisée de toute la société, seulement au développement de rameaux puis de branches qui s’offriront aux gens comme options vraisemblables au moment où le système en place se brisera sous l’effet d’une crise d’une magnitude ou d’une nature telles que les capacités de réponse existantes seront dépassées ou inopérantes. À ce moment-là, dans la panique naissante, les gens ne créeront rien de neuf : ils se raccrocheront aux branches disponibles pour se rassurer. A nous de faire pousser aujourd’hui les branches d’autres avenirs, qui soient collectivement dignes et pourront s’imposer, au moment de la culbute, comme des possibilités honorables, au lieu de laisser les gens désemparés face au seul choix qui se présentera à eux si l’on ne prépare rien en amont : celui d’une escalade sécuritaire-autoritaire, qui sera infailliblement le prologue d’une dérive vers des dystopies liberticides et/ou fratricides, voire génocides.

Oui mais quelles sont ces alternatives ?

Commençons par instituer de nouveaux modes de vie tenant compte des limites écologiques et utilisant intelligemment ce que le monde moderne propose de meilleur pour faire bien avec moins, pour vivre décemment sans que cela ne se fasse au détriment des droits fondamentaux des autres – qu’ils soient proches de nous ou aux antipodes, qu’ils vivent à notre époque ou ne soient pas encore nés, qu’ils soient humains ou non.

“Le respect pour la nature, sa régénération et sa préservation généralisées doivent être au cœur d’un nouveau projet de société”

Ces nouveaux modes de vie seront nécessairement plus territorialisés : il s’agit de s’organiser en réseaux au sein des territoires et entre les territoires. Le respect pour la nature, sa régénération et sa préservation généralisées doivent être au cœur d’un nouveau projet de société. Sans quoi, la destruction prendra toujours le dessus sur l’équilibre. Ce respect doit aussi être au cœur d’un vivre-ensemble réinventé : la résilience et la dignité collectives en ligne de mire.

La résilience, tout d’abord, vise à assurer les besoins essentiels de tous quoi qu’il advienne, quels que soient les types de crise que les collectivités auront à affronter (y compris les pires, comme par exemple une pénurie prolongée de carburants). Prenons un exemple : la France produisant 1% seulement du pétrole qu’elle utilise, comment gérerait-elle une diminution substantielle d’approvisionnement ? Soyons clair, le robinet ne se fermera pas totalement du jour au lendemain, mais des diminutions brutales pourraient advenir pour des raisons géopolitiques et il y a fort à parier qu’en tendance lourde, dès la décennie en cours et dans les suivantes, le pétrole sera de moins en moins abondant et de plus en plus cher pour les pays importateurs. Cette dynamique va remettre en question le système économique, les modèles sociaux et les régimes politiques. L’aménagement des territoires s’avérera inadapté à un monde sans pétrole bon marché abondant. L’organisation de tous les secteurs d’activité va être durement impactée. Ce qui fonctionne aujourd’hui ne fonctionnera plus de la même manière. Ce qui est grave, c’est qu’on n’envisage même pas d’ouvrir une conversation collective sur ce sujet et de se préparer de façon responsable à cette perspective pourtant très concrète (il suffit pour cela d’écouter les projections récentes de Total[1], de Shell[2], de l’Agence internationale de l’énergie[3]  ou du ministère de l’énergie russe[4]).

Une dimension cruciale de la résilience consiste à identifier les ressources vitales pour les gens et à les extraire des logiques de marché pour les gérer collectivement en tant que Communs. Ceci afin d’assurer la satisfaction des besoins essentiels : se nourrir, boire, s’habiller, se déplacer, avoir accès à un logement correct, à quelques kilowatts d’énergie et à quelques méga-octets de données, ainsi qu’à un système de santé et à un système d’éducation corrects. Pour cela, les terres cultivables, les écosystèmes, les aquifères et les systèmes de potabilisation, d’adduction et de traitement des eaux, l’école et l’hôpital, les infrastructures essentielles, les réseaux de télécommunications, etc. : toutes ces choses et d’autres encore qui ont trait aux besoins et aux droits fondamentaux, doivent être résolument préservés des logiques spéculatives et des calculs économicistes devenus la norme, qui sont en train de tout détruire et de mettre en danger des sociétés entières.

Une fragilité majeure qui caractérise aujourd’hui les économies de marché, c’est l’hyperspécialisation des territoires dans certains types de productions. Comme nous avons laissé la rivalité s’imposer en tant que paradigme prédominant, chaque territoire a intérêt à investir dans la ou les activités productives pour lesquelles il a le plus d’atouts – du moins tant que les carburants fossiles restent bon marché (étant considérés leur valeur ajoutée irremplaçable, leur coût climatique désastreux et leur déplétion annoncée) : dans ces conditions, faire voyager un matériau, une denrée ou un objet aux quatre coins du monde est souvent plus rentable économiquement que de tout fabriquer dans un rayon géographique raisonnable. Ainsi, les territoires importent presque tout ce que leurs habitants consomment et exportent l’écrasante majorité de ce qui est produit localement. À l’heure où l’optimisation logistique du monde vacille, il y a un impératif vital à ré-industrialiser à l’échelle nationale, européenne tout au plus, les industries les plus stratégiques, à relocaliser les activités essentielles et à diversifier la production alimentaire au niveau des territoires afin qu’ils puissent produire une majorité de ce dont ils ont besoin pour vivre bien (quantité et variété alimentaire) sans plus dépendre d’un ravitaillement perpétuel en provenance du bout du monde. Il ne s’agit pas de viser l’autarcie, il est également crucial d’organiser les complémentarités et les redondances, et de resserrer les liens de solidarité, entre territoires.

Si l’on instaure et sanctuarise des Communs à l’écart des jeux féroces du pouvoir et de l’argent, si l’on développe la résilience de toutes les choses qui comptent et si l’on instaure en parallèle des mécanismes de redistribution et de mesures d’équilibre socio-économique telle par exemple une dotation inconditionnelle d’autonomie, on commence à dégager des marges de manœuvre intéressantes pour l’avenir. J’ai découvert l’existence de cette dotation inconditionnelle d’autonomie en 2017, quand j’écrivais un programme de transformation sociétale[5] pour Charlotte Marchandise-Franquet, candidate citoyenne à la présidentielle française 2017. J’avais commencé à développer une proposition semblable quand on a porté à ma connaissance ce travail[6] élaboré quatre ans plus tôt par un groupe d’objecteurs de croissance : cela consiste principalement à assurer gratuitement aux gens la base vitale (vivres de première nécessité, premiers litres d’eau, premiers kilowattheures d’électricité, méga-octets de données, transports en commun, etc.)… tandis que les usages excessifs sont facturés à des tarifs dissuasifs – le tout pouvant s’organiser pour a minima ne rien coûter à l’État, aux collectivités ou aux producteurs et fournisseurs des services concernés. Cette idée peut éventuellement s’imaginer en articulation avec une Sécurité sociale étendue : de même qu’il existe une prise en charge d’un certain nombre d’actes médicaux et de médicaments, pourquoi ne pas imaginer une Sécurité sociale de l’alimentation, comme certains le proposent , qui prendrait en charge les denrées élémentaires, ou une Sécurité sociale de l’énergie, de l’habitat, des transports, de l’information ? La mise en place de mesures de cette nature permettrait d’assurer la base vitale pour tout le monde et de rendre, vraiment, le monde meilleur.

Dans nos sociétés du business débridé, une partie des individus amassent les richesses avec une avidité inassouvissable alors que la précarité atteint des records. Beaucoup de gens ne disposent d’absolument aucune marge de manœuvre financière. Si leurs besoins vitaux sont assurés, s’ils ont le minimum pour vivre sans peur permanente de manquer de l’essentiel, peut-être la problématique du pouvoir d’achat fera-t-elle moins l’objet d’une obsession de chaque instant. Les rapports de force pourraient commencer à évoluer et l’on pourrait enfin voir se dessiner un véritable changement, pas juste un saupoudrage incohérent de ré-agencements décoratifs et de mesurettes démagogiques.

“Il me semble qu’en réalité la plupart des gens ne veulent pas un emploi mais une activité qui fasse sens et leur donne une raison de se mettre en mouvement chaque matin”

On nous ressasse depuis des générations que « les gens veulent un emploi ». L’emploi est une thématique centrale, souvent la thématique principale, des discours politiques. Mais cette polarisation est une orientation fallacieuse de la pensée. Les gens sont conditionnés pour faire de l’emploi une fixation, idem pour la croissance : ce sont là des desseins d’économistes et de politiciens obsédés par la productivité et la compétitivité. Il me semble qu’en réalité la plupart des gens ne veulent pas un emploi mais une activité qui fasse sens et leur donne une raison de se mettre en mouvement chaque matin. Il me semble qu’ils ne veulent pas un salaire mais des ressources, qu’ils ont bien sûr envie de pouvoir assouvir quelques désirs, mais qu’avant tout ils aspirent à une sécurité dans leur capacité à assurer les besoins de leur entourage. La corrélation avec l’emploi est en fait plutôt ténue !

Si tu n’as plus absolument besoin d’une activité salariée, quel que soit l’emploi, pour t’en sortir, si cette nécessité s’estompe du moins partiellement, alors tu retrouves une marge de manœuvre et une marge de négociation. Les entreprises ont soudain intérêt à faire en sorte de proposer des situations professionnelles décentes, à éliminer les jobs totalement abrutissants, à confier à leurs employés des responsabilités valorisantes et vectrices de sens. À côté de la résilience collective, on développerait la dignité collective.

C’est là tout un projet de société, en réalité.

Décris-tu un projet de décroissance ?

La décroissance n’est pas ma finalité – je ne me définis pas comme « décroissant ». Elle est juste inéluctable, un processus aux implications telles qu’il vaut mieux l’organiser que le subir. Comme je le montre dans mes conférences, le monde va subir nolens volens une grande descente énergétique et matérielle dans les prochaines décennies, et cette descente va s’accompagner d’une décroissance économique quoi qu’on fasse – la volonté politique ou le génie humain n’y changeront rien, ils influeront juste sur la façon dont on réagira à cette dynamique. On s’y adaptera mieux si on s’y prépare. Donc de ce point de vue, j’englobe effectivement l’inéluctabilité d’une décroissance dans ma vision de l’avenir et l’urgence vitale de préparer le terrain pour que ce ne soit pas un chaos social, humain et potentiellement écologique.

Les idées que je viens d’évoquer font partie des dispositifs de sécurité qu’il vaut mieux avoir mis en place avant le choc.

Je profite de cette question pour souligner quelque chose de capital que tragiquement l’on n’entend presque jamais dans le débat sur les questions de croissance et de décroissance : la croissance, c’est un objectif mesuré par un indicateur. C’est quantifiable. Il s’agit de la croissance du produit intérieur brut. Ce n’est pas un projet de société ! Alors que la décroissance, c’est précisément cela : un projet de société. Ça n’a rien à voir avec l’opposé de la croissance, qui est la récession. La décroissance, ce n’est pas la mesure d’un indicateur. Et opposer les deux n’a strictement aucun sens, même si j’admets que le terme a vraiment été très malhabilement choisi. La plupart des gens, parce qu’on ne leur a pas bien expliqué la chose, imaginent que le projet de décroissance consisterait à faire diminuer l’activité économique sans rien changer au reste de la société. Certains accusent dès lors les décroissants d’être irresponsables : un tel projet provoquerait une catastrophe socio-économique ! C’est tout à fait vrai. Mais c’est exactement ce que la décroissance n’est pas. L’argument est donc un épouvantail[8]. La décroissance est une proposition qui consiste à orchestrer une descente énergétique et matérielle de toute façon inéluctable en raison de l’atteinte des limites physiques de la Terre de façon justement à ce que ce ne soit pas une catastrophe socio-économique !

Est-ce que pour toi, la montée de l’extrême droite est un signal d’un effondrement qui démarre, ou pas forcément ?

Non, pas spécialement. il me semble que c’est la conséquence de plusieurs processus qui pour certains marquent nos sociétés depuis plusieurs décennies. Je vois trois phénomènes qui contribuent à l’expliquer.

La montée de l’extrême droite trouve, je pense, la première de ses sources dans le désintérêt des politiques pour la systémique des questions sociales. On traite les problèmes de manière ponctuelle, au cas par cas, sans développer une approche globale et s’attaquer aux causes. On n’essaie jamais de repenser le système qui produit des inégalités, ni d’agir sur le plan culturel. On charge des professionnels spécialisés de gérer les problèmes sociaux alors que par ailleurs le système qui engendre ces problèmes continue de faire son œuvre destructrice, plus que jamais encouragé.

Seconde source du problème : l’effet terriblement diviseur d’Internet et des réseaux sociaux. Il y a une différence fondamentale entre l’information et le savoir. Nous vivons à l’heure de l’information, celle-ci est là, disponible, mais les gens savent moins que jamais faire le tri dans les informations de qualité et les désinformations. Comme ce qui prédomine c’est l’envie d’imposer un point de vue pour dominer, et non la recherche impartiale d’une vérité, on en est arrivé à fabriquer probablement davantage de fake news que d’informations intègres. Résultat : on ne sait plus grand-chose, tout au plus croit-on savoir. Dans la nouvelle économie de la donnée, ce système fou d’explosion des Big Data où chacun devient – souvent inconsciemment – producteur de données compilées par d’autres, l’information c’est surtout beaucoup de gens qui partagent leurs analyses sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas ou pas suffisamment, c’est une armée d’émetteurs de contenus qui déversent sur la toile leurs biais cognitifs et idéologiques, leurs croyances, leurs colères, leurs arguments parfois convaincants mais souvent erronés ou captieux, voire leurs propagandes.

Cela mène, par l’entremise des algorithmes des médias sociaux qui jouent sur le biais de confirmation des utilisateurs, à l’agglutination des gens autour de certains points de vue et à l’émergence de communautés virtuelles dont le fonctionnement en vase clos participe de la dérive sectaire. Ainsi se fracturent les sociétés, en un pullulement de bulles informationnelles et convictionnelles plus ou moins hermétiques qui ne partagent plus rien, ni la compréhension du monde passé, présent ou futur, ni les valeurs, ni les principes de vie collective, la conception des droits et devoirs : un tel système évolue naturellement, par escalade sensationnaliste, vers des radicalisations. Les gens attisent mutuellement leurs peurs irrationnelles et leurs plus basses pulsions jusqu’à la dislocation culturelle : par un phénomène baptisé polarisation affective, on ne supporte plus celui qui pense différemment, on ne tolère plus celui qui croit autre chose. On ne discute plus, on ne débat plus, on hait. Et il faut détruire celui dont la vision du monde semble incompatible avec la sienne, même si jamais l’on n’a fait l’effort de l’écouter. On se contente d’a priori réducteurs pour distribuer les anathèmes. Dans pareil contexte, il devient compliqué de voir éclore une vision commune ou un projet commun pour l’ensemble de la société.

“Les gens vont donc chercher un écho à leur colère là où ils le trouvent : dans les postures offensives des extrêmes, extrême droite en première ligne.”

Une troisième source provient de l’insoutenabilité systémique des sociétés modernes. Je pense que la montée en puissance qu’on constate est liée, bien que de façon diffuse, à l’atteinte de limites énergétiques, matérielles, écologiques et humaines qui, indirectement la plupart du temps, engendre un resserrement des latitudes d’action individuelles et collectives et tend à assombrir les horizons. Ce sentiment d’obscurcissement alimente certaines colères. Les gens sont en colère et ils ont des raisons valables de l’être. Or jusqu’ici, ceux qui comprennent le mieux les vulnérabilités sociétales qui découlent de l’atteinte des limites physiques du monde sont souvent prisonniers de postures contre-productives : propres sur eux, bienséants, ils ne s’abaisseront pas à la colère, une émotion qu’ils jugent négative, indigne d’une personnalité respectable. C’est une erreur grave. En se conduisant de la sorte, ils confortent certes leurs lecteurs, leurs auditeurs, leurs spectateurs, leur base militante ou électorale habituels… mais ils maintiennent une distance dommageable avec la majorité de la population, chez qui monte et gronde la frustration, le désarroi et la colère. Les gens vont donc chercher un écho à leur colère là où ils le trouvent : dans les postures offensives des extrêmes, extrême droite en première ligne. J’ai le sentiment que nombre d’individus dérivent vers cette extrémité du spectre politique par dépit et non parce qu’ils partagent profondément l’idéologie radicale de l’extrême droite. L’heure est venue d’offrir aux gens des voies d’expression constructive de la colère, de mettre celle-ci contre un système destructeur et oppresseur d’un côté mais pour un projet d’avenir concret et cohérent qui concoure à l’intérêt général au lieu de déchaîner les passions mauvaises.

En matière de sobriété, quels enseignements pourrions-nous tirer des sociétés déjà très sobres en énergie, comme les pays du Sud global ? Et ce, afin de créer un récit qui concernerait nos sociétés ?

Il n’y a pas de « solution » qui ne soit une hybridation entre d’un côté une idée et une méthode pour la rendre techniquement applicable, et de l’autre côté le vécu et l’univers culturel des gens concernés. On me pose régulièrement des questions du genre :  « Quel est selon vous le mix énergétique idéal ? » Mais cette question n’admet aucune réponse absolue, elle ne peut découler que sur une vaste série de questions pour tenter de converger vers une réponse spécifique. Car on ne part pas de zéro, il existe déjà des réseaux d’énergie, des gens, des usages, des atouts et des problèmes, des compétences et des incompétences. Tout cela doit être incorporé dans la structuration d’une éventuelle préconisation.

Pourquoi est-ce que je prends cette précaution avant de répondre ? Parce qu’aller chercher dans les pays du Sud une base pour un récit destiné à des pays du Nord, ça n’aurait probablement pas grand sens, et je crains que ça n’aurait guère l’impact escompté. L’on peut bien sûr s’inspirer des cultures et des sagesses d’autres contrées – il y a là une richesse extraordinaire dont il serait parfois judicieux de puiser la quintessence… mais force est de reconnaître que cela a généralement peu de portance auprès du grand public, qui n’y voit souvent que du folklore ou des schémas archétypaux non extrapolables à nos sociétés.

Ceci étant dit, des sociétés plus pauvres que la nôtre ont vécu ou sont en train de vivre des formes d’effondrements, et il serait malavisé de ne pas étudier ces calamités pour en étoffer notre analyse des risques et des sursauts possibles. Dans les pays privilégiés, dont les modes de vie entraînent déprédation et dilapidation, nous avons de la marge de manœuvre : l’on peut encore rogner dans le superflu sans que cela n’entraîne une catastrophe. Alors que là où on a à peine de quoi survivre, une augmentation du prix du blé ou du maïs peut avoir des conséquences désastreuses pour des peuples entiers.

À la précarité sociale s’additionne aujourd’hui la capacité du système, c’est-à-dire sa plus grande sensibilité aux chocs, qui peut le faire basculer en mode instable. Cette précarité systémique est d’autant plus problématique qu’elle se combine avec une non-linéarité des dynamiques qui caractérisent les systèmes complexes : on peut avoir une contrainte stable au cours du temps qui s’exerce sur le système, la réaction de ce dernier peut partir en exponentielle ou décrocher tout d’un coup après un passage de seuil. Ces deux particularités cumulées (non-linéarité et précarité) font qu’au début, la société s’adapte organiquement aux nouvelles contraintes, sans que cela ne se ressente beaucoup. La plupart des gens ne se rendent compte de rien… puis ils commencent à ressentir une gêne, la gêne grossit lentement… et patatras, d’un seul coup les marges de manœuvre sont épuisées et tout peut basculer brusquement.

“…si nos sociétés sont plus résilientes que les sociétés des pays du Sud face aux crises ponctuelles auxquelles nous sommes préparés, elles ne le sont guère face aux processus de détérioration systémiques qui vont marquer ce siècle.”

Quand cela va se produire dans nos pays riches, l’on réalisera à quel point nos sociétés étaient vulnérables. Et si l’on n’a pas développé de résilience collective d’ici là, la déconvenue sera cinglante. Car si nos sociétés sont plus résilientes que les sociétés des pays du Sud face aux crises ponctuelles auxquelles nous sommes préparés, elles ne le sont guère face aux processus de détérioration systémiques qui vont marquer ce siècle. Il y a des chances que nous dévissions plus tard que les sociétés plus pauvres, mais que nous tombions plus vite et que la casse soit bien supérieure chez nous. À ce moment-là, peut-être regretterons-nous de n’avoir eu la sagacité et l’humilité de tirer les leçons des effondrements de sociétés moins florissantes que la nôtre…

Il nous est encore possible d’organiser un débat public concernant ce qu’on veut garder et ce qu’on veut stopper. Il nous reste un peu de latitude de réflexion et d’action pour réorganiser nos modes de vie de façon à minimiser le quantitatif superflu tout en maximisant les aspects qualitatifs de l’existence. Ne pas planifier ce grand changement, c’est se tirer une rafale dans les deux pieds, se condamner à une déchéance éprouvante… alors que structurer la transformation pourrait nous permettre de vivre dans des conditions acceptables la grande descente énergétique et matérielle qui s’amorce.

Pour parler un peu de ton travail et de tes conférences, tu as déjà été invité par des associations qui travaillent avec des publics précarisés ?

J’ai fait beaucoup d’interventions grand public et les auditorats sont souvent hétéroclites, mais force est de reconnaître – et de déplorer – que jusqu’ici l’information ne tourne quasiment que dans des bulles informationnelles présentant une forte proportion de blancs gagnant correctement leur vie. Je serais le premier intéressé pour porter mes messages, analyses et propositions, auprès de publics différents, en commençant par les plus précaires. C’est crucial ! Mais ma visibilité étant très limitée, cela reste pour l’instant hors de ma portée. J’espère que cela va changer. Il y a un enjeu de premier plan quant au fait de sortir de cet entre-soi pernicieux qui fait qu’on est quelques-uns à avancer dans des prises de conscience et des réorientations tandis que le reste de la population dérive sur un autre bout de banquise. Plus on attend pour jeter des ponts, plus il sera difficile de raccrocher les morceaux et de construire de nouveaux projets de société susceptibles de permettre à tous, et donc à chacun, d’éviter le chaos et de vivre décemment.

(Un entretien mené par Delphine Masset pour Etopia)

[1] https://totalenergies.com/system/files/documents/2021-02/2020_results_outlook.pdf#page=14

[2] https://www.novethic.fr/actualite/energie/energies-fossiles/isr-rse/shell-annonce-que-son-pic-de-production-de-petrole-est-depasse-149517.html

[3] https://www.challenges.fr/entreprise/energie/vers-un-effondrement-de-la-production-de-petrole-d-ici-2025_626052

[4] https://thebarentsobserver.com/en/industry-and-energy/2021/04/russia-may-have-passed-peak-oil-output-government

[5] https://charlotte-marchandise.fr/wp-content/uploads/2019/07/PROGRAMME-CHARLOTTE-MARCHANDISE-FRANQUET-COMPLET.pdf

[6] http://www.projet-decroissance.net/?p=841

[7] https://reporterre.net/Creons-une-securite-sociale-de-l-alimentation-pour-enrayer-la-faim

[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89pouvantail_(rh%C3%A9torique)

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