Une monnaie complémentaire pour le Bien commun
Philippe Derudder
(photo CC Daniel Jolivet)
La crise du coronavirus que le monde connaît depuis 2020 a mis en lumière combien le modèle économique que les sociétés humaines ont construit était fragile et non résilient. Il a suffi de ce minuscule grain de sable pour arrêter durablement la machine producto-consumériste hyper efficiente qui faisait notre orgueil.
Mais cette crise sanitaire n’est pas la seule à laquelle les humains ont à faire face. S’y ajoutent la crise climatique, celle de la destruction de la biodiversité, de la raréfaction des ressources non renouvelables, des pollutions galopantes, de la pauvreté, des inégalités…
La bonne nouvelle est qu’elles ne sont pas de type « catastrophe naturelle »; elle sont de nature « causale », autrement dit elles sont l’effet d’une cause identifiable commune à toutes, celle du modèle économique et financier que l’humanité a adopté. La question est de choisir entre la folie qu’Einstein définissait comme le fait de « croire qu’en faisant la même chose, on peut obtenir un résultat différent », ou avoir le courage de remettre en question le modèle.
I – Le ver dans le fruit
La théorie économique classique repose sur un postulat jamais remis en cause : «les ressources naturelles sont infinies ». On peut aisément comprendre que les penseurs de l’économie moderne en aient été convaincus au XVIIIème siècle. La plupart des ressources que nous utilisons aujourd’hui étaient encore soit inconnues, soit très peu exploitées ; l’agriculture n’avait pour ainsi dire pas évolué depuis l’Antiquité, la production de biens était globalement artisanale. La planète semblait donc pouvoir offrir beaucoup plus de ressources que ce que les humains étaient capables d’en extraire ou d’en transformer à leur niveau de connaissances et de moyens techniques. Le seul défi de l’époque était d’apprendre à produire plus pour répondre aux besoins garantissant la survie. Ce n’est qu’en 1972, au sommet de la révolution industrielle, que le rapport Meadows[1] mit en lumière que le principe de croissance infini dans un monde fini – sur lequel repose l’économie en raison du postulat d’origine – n’est pas soutenable. Le rapport existe, mais jusqu’alors pas la volonté de transformation du modèle qui aurait dû en découler.
II – Une contradiction non résolue
Il est en l’être humain deux forces qui s’exercent en permanence : l’intérêt particulier et l’intérêt collectif.
Il est en l’être humain deux forces qui s’exercent en permanence : l’intérêt particulier et l’intérêt collectif. Un individu ne peut subsister que s’il satisfait ses besoins propres qui seront d’autant mieux servis que la collectivité dans son ensemble y trouvera son compte. Si « moi » et « l’autre » ne peuvent vivre l’un sans l’autre, l’équilibre à trouver est loin d’être évident de sorte que l’égoïsme et l’altruisme semblent s’opposer[2].
Les modèles économiques modernes expérimentés jusqu’alors reproduisent ce conflit apparent. Au nom de l’intérêt général, le collectivisme a broyé l’individu ; au nom de l’intérêt particulier, le capitalisme détruit son écosystème.
Ce phénomène est accentué par le système monétaire pour la raison que la monnaie est créée essentiellement par le système de banques privées, en contrepartie d’une dette. L’avantage de ce système est qu’il permet de faire coïncider l’offre de monnaie à la demande[3]. Le problème, en revanche, est qu’il n’irrigue que la demande solvable et qu’il ne finance que des projets et activités rentables financièrement. Comment pourrait-il en être autrement puisque les banques commerciales, comme toute autre entreprise privée, ont une obligation de profit ? Il n’en reste pas moins que toute une partie de la population est laissée sur le bord de la route et que les activités non rentables financièrement par leur nature, mais essentielles à la vie et à la société, telles que la justice, la santé, la sécurité du territoire, l’enseignement, la préservation du vivant, la culture etc. trouvent tant bien que mal leur financement auprès des États par redistribution fiscale ou par l’emprunt. Le traitement du Bien commun est ainsi directement dépendant des performances de l’économie marchande.
Or il est à constater qu’à notre époque ce qu’on appelle « progrès » et « innovations », portant la promesse de lendemains qui chantent, toujours repoussés à plus tard, ne permettent plus de cacher les externalités négatives qu’ils engendrent en terme d’inégalités sociales et destructions environnementales. On en arrive à un point où les activités les plus rentables financièrement sont inversement proportionnelles à leur utilité sociétale. Les gouvernements se retrouvent ainsi piégés, contraints de rechercher la plus forte croissance possible pour en tirer les ressources leur permettant de lutter contre les effets délétères de cette même croissance. Un exercice de pompier incendiaire en quelque sorte qui conduit à ce monde où la chrématistique[4], dénoncée par Aristote, forge les plus grosses fortunes, tandis que les paysans qui produisent la nourriture forment les rangs des plus pauvres au monde.
Tant que l’humain ne trouvera pas le moyen de réconcilier l’intérêt privé et l’intérêt collectif, il continuera à alimenter ces contradictions qui tuent l’humanité à petit feu.
III – Construire la voie de la réconciliation
La crise du coronavirus aura au moins eu un bénéfice de taille : elle aura mis en lumière que le champ du Bien commun, autrement dit tout ce qui par nature n’a pas pour finalité le profit financier comme les services publics, les aides en santé ou à l’école ou à domicile ; toutes ces tâches assumées par les « premiers de corvée » dont on ne cesse de réduire le nombre, car même mal payés ils plombent les dépenses, ou encore toutes ces activités laissées au bénévolat associatif dont on se plaît à rogner les subventions, se sont révélées être la planche de salut pour la survie de nos communautés. Cette ruche d’abeilles invisibles, si ce n’est en comptabilité où elles n’apparaissent que par leur coût, a soudainement donné une signification au mot « richesse » non mesurée à l’épaisseur du portefeuille mais à l’utilité sociale sans l’existence de laquelle toute société ne pourrait exister.
À côté de cela des milliers de milliards de monnaie « magique » ont été déversés pour soutenir les entreprises et les gens. « Magique » est toutefois un bien grand mot car en réalité c’est de la dette publique ! Ils viennent s’additionner aux 270.000 milliards de dollars US de dettes publiques et privées antérieures au plan mondial[5] (soit à peu près 3,5 fois le PIB mondial); sans compter la bombe à retardement que représentent les produits dérivés estimés à plus de 600.000 milliards de dollars[6].
On va donc se retrouver avec:
– Une dette publique qui aura explosé.
– Un nombre important de faillites d’entreprises, qui, malgré les aides et les prêts bonifiés, ne survivront pas au temps qu’il leur faudrait pour retrouver l’équilibre.
– Une demande forte de moyens nouveaux demandés aux États pour accompagner les entreprises dans leur « renaissance » et pour valoriser et développer les services qui se sont révélés essentiels à la survie pendant la crise sanitaire.
– Tout cela sur fond d’exigence d’investissements massifs pour répondre à la crise écologique et climatique.
Comment cela pourrait-il être envisagé dans le cadre d’une économie chancelante, peinant à recouvrer ses forces à la suite du K.O. encaissé, alors même que le niveau d’endettement public et privé était déjà jugé insoutenable avant la pandémie ?
L’avenir de l’humanité dépend donc de sa capacité à passer d’un mode de vie RÉGULÉ par l’accès à une monnaie rendue limitée par la privatisation de sa création et sélective par son adossement à une dette, à un mode de vie RÉGULÉ par ce que la planète peut offrir sans en souffrir. Le problème est donc de réconcilier l’intérêt collectif et l’intérêt privé pour parvenir à assurer une suffisance digne aux milliards de terriens tout en rendant globalement compatibles leurs productions et consommations avec ce dont la planète a elle-même besoin pour exprimer le Vivant.
1 – De la redistribution à la création
Sacré pari, mais c’est possible ! Sortons de la logique de redistribution et entrons dans celle de la création. Concrètement, cela revient à distinguer l’économie marchande, servant l’intérêt particulier, du Bien commun, servant l’intérêt collectif. Faisons en sorte, donc, de rendre autonome le financement de ce dernier en le libérant de sa dépendance à la fiscalité et à l’emprunt. S’ouvre alors un nouveau champ économique dédié au Bien commun, complémentaire au système marchand et non dépendant de lui. Ainsi, de « dépense » qu’il représentait devient-il « richesse ».
Comprenons que dans ce schéma, le « pourquoi » conditionne le « moyen ». Dans ce nouveau modèle, l’aspect contraignant d’un budget disparaît. Du même coup s’élargit considérablement la palette des possibles ; on peut laisser libre cours à la créativité et examiner les choses au fond, sans frein, sans pression des lobbies, selon le principe que :
– Si un projet à finalité de Bien Commun est collectivement souhaité et que la volonté de le réaliser est là ;
– Si les connaissances du moment, les moyens techniques et énergétiques disponibles permettent d’y répondre;
– Si l’empreinte écologique prévisible est compatible avec les normes internationalement admises;
– Si les savoirs-faire et les ressources humaines nécessaires sont disponibles grâce au fait, entre autres, que le monde de la production a de moins en moins besoin de main d’œuvre;
– Si le projet n’entraîne pas de nuisances aux autres,
alors rien ne s’oppose à sa mise en œuvre car dans ce cas de figure c’est la faisabilité, la soutenabilité et la pertinence du projet qui conditionnent la création monétaire au niveau nécessaire à sa réalisation (dans le respect d’une inflation contenue) et non l’accès à un financement qui conditionne le projet par le montant qu’on accepte de lui allouer.
Ainsi ce champ, régi par un statut juridique spécifique, n’est plus le wagon de queue du train de marchandises tiré par la locomotive du profit, mais un train autonome pleinement dédié à ce que nous appellerons ici le bénéfice éco-social (l’atteinte des objectifs éco-sociaux visés). Son financement est assuré par l’utilisation d’une monnaie de Bien commun complémentaire à l’euro, créée par chaque Banque centrale du SEBC sous supervision technique de la BCE sous mandat et contrôle citoyen. Elle est créée sans dette en contrepartie de la pertinence de projets votés dans un processus démocratique participatif, par exemple, dans un système à deux assemblées, une constituée d’élus, l’autre de citoyens tirés au sort à la suite de débats tenus au niveau local, régional ou national. Cela veut dire que dans le cadre de l’émission et de l’usage de cette monnaie complémentaire, les Banques centrales ne sont plus indépendantes du pouvoir politique ; elles lui obéissent, leur mandat se limitant au conseil technique et à la prévention de l’inflation.
2 – Conditions de mise en œuvre
Nota : Vous l’avez compris, nous posons ici les bases d’un nouveau paradigme. Il ne s’agit pas d’une recette à suivre mais d’un projet d’évolution de société. Aussi les « conditions » énumérées ci-après sont-elles à ce stade de la réflexion des éléments qui nous apparaissent nécessaires, mais ils sont ouverts à ré-examen dans le cadre du vaste débat public que nous appelons de nos vœux, pour que l’intelligence collective puisse peaufiner l’idée.
1. Les pays de l’UE qui adoptent cette méthode donnent cours légal à cette monnaie complémentaire intérieure afin que quiconque sur le territoire ait obligation de l’accepter en paiement au même titre que l’euro.
2. Elle n’a cours qu’à l’intérieur d’un périmètre géographique défini. Par exemple, au sein de la zone euro, tous les pays appartenant à cette zone ont pour devise marchande commune l’euro, mais chaque pays de la zone a sa propre monnaie complémentaire lui permettant ainsi de conduire librement sa politique éco-sociale.
3. Elle est peu convertible. Compte tenu de l’importance de la masse monétaire qu’elle représente, la rendre convertible en devises affecterait gravement la stabilité des prix et la valeur des monnaies marchandes. Aussi n’est-elle convertible que pour les entreprises important des biens et services essentiels non disponibles sur le territoire dans le cadre d’une stricte réglementation.
4. Elle est à parité de pouvoir d’achat avec l’euro : une unité de monnaie complémentaire = un euro (cours forcé). Les deux monnaies peuvent ainsi être utilisées facilement dans les échanges économiques à l’intérieur de chaque territoire.
5. Elle est fléchée. C’est le point fort de cette proposition ! La plupart des solutions portant sur les questions environnementales et sociales sont envisagées dans le cadre institutionnel existant. Elle préconisent l’affectation par la BCE de fonds dédiés au financement de ces questions à un organisme tel que la Banque Européenne de Développement[7]. l’offre peut ainsi être orientée de façon pertinente, mais qu’en est-il de la demande ? Une fois dans la communauté, la monnaie retourne à une consommation débridée de sorte que les avantages initiaux sont perdus par la suite. Une monnaie complémentaire offre la possibilité d’être fléchée vers une consommation de biens et services produits sur le territoire, labellisés selon des critères d’équité sociale et de soutenabilité environnementale.
De plus l’affectation de fonds libellés en euros, libres de dette, doit rester limitée pour éviter le risque d’inflation. Une monnaie complémentaire, dès lors qu’elle est peu convertible, ne porte pas le risque d’affecter le cours de la monnaie unique, ni d’entraîner une inflation si une fiscalité spécifique permet sa destruction (voir ci-après).
Notons enfin que cette exigence favorise la relocalisation de productions abandonnées, dans des conditions sociales et environnementales responsables. Une dymanique « vertueuse » progressive est ainsi créée.
6. Une fiscalité à vocation de régulation de la masse monétaire. Pour éviter l’inflation que pourrait entraîner l’accumulation de monnaie puisqu’elle ne se trouve plus reliée à une dette, une fiscalité à définir s’applique aux transactions payées dans cette monnaie. Comprenons que dans ce schéma il n’est plus nécessaire de constituer une ressource à redistribuer. On pourrait se dire alors que la fiscalité devient inutile! Mais il faut trouver un moyen pour détruire la monnaie afin de permettre l’ajustement de la masse monétaire et ainsi écarter le risque d’inflation.
7. Un débat public et un démarrage progressif. Pour que cette initiative porte ses fruits elle ne doit pas être imposée mais au contraire souhaitée par la population. Sa mise en œuvre donne lieu à une longue période de débat public préalable de façon à construire le projet collectivement et en rendre les avantages perceptibles à tous. À la fin de cette période elle doit faire l’objet d’un referendum populaire et, si elle est acceptée, sa mise en service doit être progressive pour respecter les opposants et indécis et permettre ainsi une dynamique de montée en puissance année après année.
IV – Pourquoi une monnaie complémentaire ? Ne peut-on faire la même chose avec une seule monnaie ?
On peut effectivement penser qu’introduire une monnaie complémentaire complique les choses. Évacuons d’entrée la loi de Gresham qui pose en principe que la « mauvaise monnaie » chasse la bonne[8]. C’est sans doute vrai si les deux monnaies sont en compétition pour un même usage, mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure. Les deux monnaies sont « bonnes ». L’économie marchande et l’économie de Bien commun forment maintenant deux systèmes spécifiques à finalité différente se soutenant l’un l’autre.
Une monnaie complémentaire offre un signe symbolique visible d’engagement citoyen.
Au delà de l’avantage principal que constitue la possibilité de flécher la monnaie notons que :
– Agir dans le cadre de l’usage de l’euro seul nécessite des négociations qui risquent fort de prendre des années, voire de ne jamais aboutir. L’urgence des défis invite à trouver des solutions qui relèvent de la seule volonté politique territoriale.
– Toujours dans le cadre de la monnaie unique, le risque de « greenwashing » est fort à craindre. On sait en effet le poids qu’exercent les acteurs dominants sur les orientations réglementaires par le moyen du lobbying. Dans ces conditions il est plus que possible que les projets bénéficiant des fonds affectés servent plus leurs intérêts que ceux de la communauté. Avec une monnaie complémentaire qui répond à des modalités d’émission et d’usage spécifiques on peut limiter fortement le risque, voire l’écarter complètement.
– Enfin, une monnaie complémentaire offre un signe symbolique visible d’engagement citoyen. C’est un facteur de lien social, une marque visible du choix d’un peuple pour un devenir dont la monnaie devient le drapeau. Avec une seule monnaie, tout se trouve noyé, diffus, l’action perd de sa puissance et surtout de son sens.
V – Mise en œuvre
1 – Susciter la volonté politique
La première étape, et c’est sans doute la plus délicate, est de susciter la volonté politique. Cela devrait toutefois être possible. Certes nous sortons du cadre institutionnel. Mais n’est-ce pas le moment quand on ne peut que constater que les institutions dans leur ensemble ne parviennent plus à répondre aux problèmes qui s’accumulent depuis le début de ce siècle ? Vient un temps où il faut se résoudre à considérer que les réponses ne sont plus à l’intérieur mais à l’extérieur du cadre.
Cependant, pour révolutionnaire qu’elle soit, vous remarquerez que la proposition est de nature « gagnant / gagnant ». Toute réforme, même globalement bénéfique, soulève en général de fortes oppositions, car une partie de la population y perd systématiquement. Ici, on ne touche pas aux règles de l’économie marchande ; au contraire elle bénéficiera progressivement d’allègements fiscaux puisque le champ du Bien commun aura son propre financement. De plus, la demande responsable grandissant, elle trouvera son épanouissement dans la satisfaction de besoins raisonnés plutôt que dans une croissance débridée de plus en plus destructrice.
Parallèlement, tout ce qui relève du Bien commun où il y a tant à faire ne sera plus le parent pauvre en raison de son coût, mais un nouveau champ de richesses où le « travail » au sens noble du terme, ne manquera pas, permettant à chacun de retrouver sa dignité par le fait d’avoir une place reconnue dans la communauté, voie royale pour une société saine, équitable et pacifiée.
Faute d’en arriver à une telle volonté « par le haut », il faudrait au moins faciliter, soutenir, promouvoir le champ des expérimentations citoyennes. Le mouvement des monnaies locales complémentaires et citoyennes (MLCC) dont l’essence repose sur une volonté d’évoluer vers un modèle résilient, soutenable et socialement équitable peut être une voie « par le bas » dont le seul reproche qu’on peut lui faire est sa lenteur alors qu’il y a urgence.
L’idéal serait bien sûr une action conjointe du « haut » et du « bas », ce qui pose la question de toute façon présente dans cette proposition de l’exercice de la démocratie dans nos sociétés. Faute de parvenir à ce « vouloir », alors devrons-nous nous résigner à attendre que la nature nous y force par le simple fait qu’elle peut de moins en moins soutenir les caprices d’une humanité qui la détruit. On sait que les humains acceptent de se remettre en question quand la souffrance devient trop intense. Ne serait-il pas plus intelligent et bénéfique, puisque l’occasion nous est offerte, de faire l’économie de la souffrance ?
2 – Engager un débat public
Nous sortons là des prérogatives de la banque, mais notons ce point qui sera d’autant plus rassembleur qu’il bénéficiera du soutien du SEBC.
Soyons donc optimistes et imaginons que nous ayons choisi l’option non souffrante. Nous parlons ici d’un changement de paradigme, d’un projet de société qui vient naturellement heurter toutes sortes de croyances et d’habitudes. Ce changement ne peut être imposé mais choisi. L’idée doit donc faire son chemin sur la place publique dans son principe ; la société doit s’en emparer pour la commenter, la critiquer, l’enrichir. Laissons donc la société. On peut imaginer qu’au delà des grands media, à partir d’un support pédagogique, chaque mairie ait pour mission de mettre en place des assemblées ayant pour but d’informer et de recueillir commentaires et propositions. Un referendum populaire constituerait la fin du processus.
3 – Une charte des critères qualifiants
En admettant que le projet ait été adopté, l’étape suivante consiste à définir une charte nationale des critères sociaux et environnementaux que les produits et services doivent respecter pour obtenir le label permettant leur achat en monnaie de Bien commun. (Ce label n’interdit en rien leur achat en euro). Cette charte balise ainsi la route. Elle est le filtre au travers duquel sont ensuite passés tous les projets, du local au national.
4 – Un exemple
Imaginons qu’il soit décidé au niveau national (mais au local cela fonctionnerait de la même manière) d’aller vers un nouveau modèle agro-alimentaire libéré de sa dépendance aux énergies fossiles et intrants chimiques. C’est un tout autre métier qui est demandé là à nos agriculteurs. Tous ne seront pas appelés à le faire simultanément pour ne pas créer des ruptures et des blocages. Le moment venu, leur reconversion entraînera nécessairement une baisse de leur production ne serait-ce que par les surfaces qu’il faudra mettre en jachère pour les régénérer et par les aménagements à opérer pour recréer un écosystème vivant. Cela prendra plusieurs années. Parallèlement, il faudra mettre en place un programme de formations.
La perte de revenu d’un côté et les dépenses nouvelles de l’autre sont couvertes en monnaie de Bien commun ainsi que la rémunération de tous les acteurs d’accompagnement tels que les personnels de formation. Pendant le processus de reconversion, la production et sa vente restent dans le champ de l’économie marchande, seules les dépenses directes et indirectes liées au processus sont couvertes en monnaie complémentaire.
Une fois la reconversion terminée, au bout de quelques années, quand l’agriculteur peut de nouveau vivre pleinement de son activité maintenant labellisée, le soutien en monnaie complémentaire s’arrête. Le même principe s’applique tout au long de la chaîne de transformation jusqu’au point de vente. Le produit à la vente est éligible au label si toute la chaîne s’est organisée pour répondre aux critères définis. À l’achat, le produit peut être payé indifféremment en monnaie nationale et en monnaie complémentaire.
Les deux monnaies se retrouvent ainsi dans la caisse des commerçants. Que vont-t-ils faire de la monnaie complémentaire ? C’est laissé à leur libre choix : payer une partie des salaires, régler des factures fournisseurs, payer leur loyer, l’électricité, régler leurs taxes, etc. avec une seule règle à observer : effectuer les paiements dans les deux monnaies au pro-rata du chiffre d’affaires réalisé dans chacune d’elle. Les deux monnaies circulent ainsi dans la communauté et se retrouvent dans les poches de toutes les entreprises et de tous les citoyens. Le cours forcé (1 pour 1) facilite les transactions tandis que le cours légal donné à la monnaie complémentaire donne à tous la garantie de son acceptation. Ce n’est qu’au stade de la consommation que son utilisation est limitée à ce qui est labellisé.
Il n’est pas nécessaire de tenir une double comptabilité. Tout est facturé et comptabilisé en monnaie nationale. La distinction n’est faite qu’au niveau bancaire où un compte supplémentaire est ouvert pour gérer spécifiquement les mouvements en monnaie complémentaire. C’est par simple comparaison des volumes portés au crédit des comptes en monnaie nationale et du compte en monnaie de Bien commun que l’on détermine le prorata de paiement. Si une taxe particulière s’applique à cette monnaie, c’est au niveau bancaire qu’il en sera tenu compte.
VI – Alternative possible
Notre proposition préconise une monnaie nationale car elle doit avoir cours légal pour que tout un chacun ait obligation de l’accepter. Émettre une monnaie est facile, la faire accepter est une tout autre affaire car si on accepte une monnaie en paiement, c’est parce qu’on sait qu’on va pouvoir, à notre tour, l’utiliser pour régler nos dépenses. Faute d’avoir cette garantie, on la refuse. Ce n’est pas l’existence d’une monnaie qui lui confère sa valeur, c’est son acceptation[9].
Notons à ce sujet le travail très intéressant mené en Wallonie.
Ainsi, dans l’idéal, nous pensons qu’il serait préférable que chaque région ait sa monnaie complémentaire en surfant sur le mouvement des monnaies locales complémentaires et citoyennes, comme nous l’avons souligné plus haut, car c’est au plus près du terrain que l’on peut faire les choix les plus pertinents. En effet, les défis ne se présentent pas de la même façon, sous la même forme, dans le même ordre de priorité selon le lieu où on se trouve. Le débat et les décisions doivent donc partir du local, et imaginer des monnaies régionales échangeables entre elles via une chambre de compensation nous semble plus judicieux même si cela entraîne un plus haut niveau de complexité. Cette option reste ouverte[10]…
Notons à ce sujet le travail très intéressant mené en Wallonie. Le parlement de cette région belge a adopté fin 2020 une résolution visant à encourager les monnaies locales dans le cadre de la crise Covid et du redéploiement post-covid. L’idée soutenue est de ne pas quitter l’euro mais de le compléter par des monnaies complémentaires. Il y est affirmé qu’une économie écologique, juste et durable, requiert la fin du monopole monétaire et la floraison de monnaies complémentaires. La Wallonie n’est certes pas seule à explorer cette voie. Les monnaies complémentaires foisonnent par milliers dans le monde ; leur utilité, de plus en plus reconnue[11], s’appuie sur le constat que les monopoles monétaires ne peuvent pas répondre à tous les défis que nous avons à relever. Si le principe de leur pertinence commence à s’imposer, reste à bien définir quelle mission on leur assigne et à quel mode de fonctionnement elles obéissent.
Conscient de cette impératif le rapport wallon rappelle que Bernard Lietaer[12] et Margrit Kennedy[13] ont proposé une classification qui embrasse une part importante de cette réalité mouvante et complexe que sont les monnaies complémentaires. Ils ont défini une typologie en cinq niveaux :
1. La finalité de la monnaie : l’objectif poursuivi par les promoteurs de la monnaie est-il commercial, social ou environnemental ?
2. Le support : cette monnaie est-elle fiduciaire, scripturale, électronique ?
3. La fonction : cette monnaie sert-elle de moyen de paiement générique, de moyen d’échange, de dépôt de valeur ?
4. Le processus de création : comment la monnaie est-elle créée ? Est-elle adossée à la monnaie nationale ? Se présente-t-elle sous la forme d’un crédit mutuel ?
5. Le recouvrement des coûts : cette monnaie est-elle porteuse d’intérêts (positifs ou négatifs) ? Charrie-t-elle des frais de transactions ? Des frais fixes ?
Il est donc clair que le mur de la pensée qui, il y a peu de temps encore, ne voyait que des inconvénients à sortir des monopoles monétaires se fissure largement à la lumière des failles du système et des expériences qui se développent. Certes, les monnaies complémentaires sont encore anecdotiques dans le paysage monétaire. De plus, elle doivent le plus souvent obéir à des contraintes qui en limite l’efficacité. Mais une fois le principe accepté, une autoroute s’ouvre à nous. Il n’y a aucun frein technique, la seule question qui se pose est de préciser le « pour quoi » et le « comment », cœur de cette proposition.
VII – Conclusion
Nous sommes persuadés que cette voie permettrait d’engager résolument les actions que nous repoussons toujours à plus tard depuis près de 40 ans et dont nous payons régulièrement le prix par le simple fait que l’intérêt particulier et l’intérêt collectif s’opposent au lieu de se soutenir mutuellement. Ici, en donnant sa pleine autonomie à l’expression du Bien commun on soutient du même coup l’intérêt particulier puisqu’il n’est plus nécessaire de prélever une part de ses revenus et puisqu’il nourrit le champ à partir duquel chaque individu peut trouver son épanouissement. Alors, plutôt que de chercher les raisons pour lesquelles cela ne pourrait pas marcher, mettons à l’étude cette piste, ouvrons-la au débat, et si elle n’aboutit pas sous cette forme, au moins aura-t-elle été le prélude à un autre modèle qui émergera du débat, porteur de réconciliation des humains avec eux-mêmes et avec le Vivant.
[1]Rapport Meadows. Étude commandée par le Club de Rome en 1970 au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour évaluer les limites de la croissance.
[2]Étude des notions de compétition et coopération dans l’œuvre de Charles Darwin – par Anne-Marie Gagné-Julien – Université de Montréal – https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/11600/Gagne-Julien_Anne-Marie_2014_memoire.pdf?sequence=2&isAllowed=y
[3]Ceci correspond à ce qu’on appelle la monnaie « endogène » soutenue par les post keynésiens. Cette notion est contestée par les monétaristes qui considèrent que la monnaie est un voile neutre qui n’influence que les prix (monnaie exogène). les écoles de pensée économique restent divisées sur ce point.
[4]Chrématistique : accumulation de monnaie pour elle mème.
[5]Après un record à 322% du produit intérieur brut (PIB) fin 2019, la dette mondiale est estimée à 277 000 milliards de dollars fin 2020, soit 365% du PIB, selon l’Institute of international Finance (IIF) – https://www.latribune.fr/economie/international/277-000-milliards-de-dollars-nouveau-pic-mondial-de-la-montagne-de-dettes-prevu-en-2020-862998.html
[6]Selon la Banque des règlements internationaux (BRI) fin 2018 – https://www.allnews.ch/content/produits/bri-statistiques-des-d%C3%A9riv%C3%A9s-otc
[7]Une monnaie écologique, par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne aux édition Odile Jacob.
[8]Loi qui porte le nom du commerçant et financier anglais Thomas Gresham au XVIeme siècle qui pose en principe que « lorsque dans un pays circulent deux monnaies dont l’une est considérée par le public comme bonne et l’autre comme mauvaise, la mauvaise monnaie chasse la bonne »
[9]Voir Michel Aglietta : La monnaie entre dette et souveraineté aux éditions Odile Jacob
[10]Voir Bernard Lietaer et Magrit Kennedy : Monnaies régionales (Ed. Charles Leopold Mayer 2008)
[11]En France, par exemple, l’existence de monnaies complémentaires est reconnue par la loi du 31 juillet 2014 dans le cadre de l’économie sociale et solidaire.
[12]Bernard Lietaer, décédé en 2019, était un économiste, professeur à l’université de Berkeley. Il fut haut fonctionnaire de la Banque nationale de Belgique, cofondateur de l’euro.
[13]Margrit Kennedy : architecte, professeur pour des technologies de la construction écologiques au département d’architecture de l’université de Hanovre, dans son approche holistique elle a intégré la création monétaire, la terre et les systèmes fiscaux.