Nous l’avons tous vu, le monde occidental a récemment été secoué par la mise en lumière, dans l’espace public, des questions racistes et décoloniales. Il est probable que cette perception soudaine d’un “décolonialisme inachevé” (l’expression est de nous) n’est que la pointe de l’iceberg d’un travail longuement mené par de nombreux auteurs, y compris récemment dans la sphère écologiste.
Cette analyse vise à introduire rapidement quelques auteurs, et à montrer l’intrication que peut revêtir, pour ces auteurs décoloniaux, la question décoloniale et la question écologique.
Introduction
L’éco-décolonialisme n’existe pas, à notre connaissance, en tant que mot. Mais les auteurs Malcom Ferdinand (Une écologie décoloniale) et Ghassan Hage (Is Racism An Environmental Threat ?), ainsi qu’une série d’écoféministes décoloniales (comme, déjà à son époque, Vandana Shiva), semblent appeler de leurs voeux une écologie décoloniale qui inclurait une reconnaissance et un soin pour les terres qui ont été dévastées et exploitées, les peuples qui ont été asservis ou infériorisés, et les animaux, qui eux aussi, ont été victimes du dualisme de la pensée occidentale.
Ce dualisme particulièrement étudié et décrit par les anthropologues (Descola, Latour, plus récemment Paggnochi ou N. Martin) et les écoféministes (Shiva, Starhawk, Harraway…) repose sur des oppositions sémantiques à la base de notre modèle de développement : nature-culture, corps-âme, sens-raison, animaux-humains, femme-homme, Terre-Ciel, personne blanche ou de couleur. Et ce n’est pas tout : ces oppositions véhiculent les inégalités à la base, là aussi, de nos modèles civilisationnels.
A titre d’exemple, ce dualisme était déjà bien présent chez Aristote puisqu’il était possible de lire, sous sa plume:
“on ne saurait nier qu’il ne soit naturel et bon pour le corps d’obéir à l’âme ; et pour la partie sensible de notre être, d’obéir à la raison et à la partie intelligente. L’égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments leur serait également funeste à tous. Il en est de même entre l’homme et le reste des animaux (…) D’autre part, le rapport des sexes est analogue ; l’un est supérieur à l’autre : celui-là est fait pour commander, et celui-ci, pour obéir (…) Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, la brute, à l’homme, et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le seul et le meilleure parti à tirer de leur être, on est esclave par nature. (…) Pour tous ces hommes-là, le mieux est de se soumettre à l’autorité du maître. (…) Au reste, l’utilité des animaux rivés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes : les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles, à satisfaire les besoins de l’existence1.”
Pour les auteurs décoloniaux ou écoféministes précités, si ces discours n’ont plus de légitimité politique aujourd’hui, ils restent des moteurs symboliques de violence ou d’asservissement assez opérants. Ainsi, pour ces courants de pensée, les effets de l’infériorité d’un des deux éléments du couple homme-femme, ou homme blanc-homme racisé continuent à exister2. Pour eux, ces éléments dont la valeur est inférieure (nature, corps, animaux, femme, terre, personne racisée) ont tout à voir avec une histoire commune, une culture commune : celle de l’asservissement de ces termes au nom d’une culture de l’esprit par l’homme-masculin-blanc-non-terrestre3. Dans cette optique, il s’agit de remettre au centre (pour rééquilibrer la balance) la nature, le corps, les animaux, les femmes, la terre, et les individus racisés4. Il ne s’agit donc pas d’une forme d’écologie qui viserait à ré-enchasser un élément de ces termes (par exemple la nature) sans s’occuper des autres. Car ce nouvel âge politique pour lequel le couple nature-culture serait à nouveau équilibré passerait à côté de la racine du problème, et la culture de l’asservissement perdurerait d’une manière ou d’une autre à travers/pour d’autres termes.
C’est pour cela, par exemple, que Françoise d’Eaubonne, très tôt, a fait savoir aux marxistes que tant que cette doctrine serait patriarcale, au sens où elle ferait perdurer le productivisme, ou encore la supériorité de l’homme sur la femme, elle ne pourrait être en aucun sens, pour elle, une source d’émancipation suffisante.
Mais ne nous y trompons pas, la proposition de l’écologie décoloniale va dans les deux sens et si les écologistes sont invités à faire de l’écologie de manière décoloniale (terre + personne racisée), les personnes racisées sont, elles aussi, amenées à faire le lien entre la cause post-coloniale et les problèmes écologiques, comme le suggère Alice Walker, au travers de son analogie autour du “nègre”.
Certains d’entre nous ont l’habitude de penser que la femme est le Nègre du monde, que la personne de couleur est le Nègre du monde, que la personne pauvre est le Nègre du monde. Mais en vérité, c’est la Terre elle-même qui est devenue le Nègre du Monde.5
Ainsi, l’écoféminisme et les penseurs dé-coloniaux nous invitent à nous interroger plus profondément sur nos formes d’acculturation ou de civilisation, si l’on veut réellement rééquilibrer nos rapports nature-culture. Ils en appellent à élargir nos écologies au décolonialisme6, à un retour au corps, un rééquilibrage de la rationalité mécaniciste (produite par une sur-valorisation de la catégorie “esprit”) et bien d’autres choses encore. Pour eux, ce que l’on fait subir à la terre, aux pauvres, aux étrangers, ou aux femmes, n’est qu’une seule et même chose.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces deux courants de pensée, de manière très différente certes, viennent interroger nos modes de civilisation depuis le corps: le corps ou la biologie de la femme qui, par le passé, ne la rendait pas digne de penser ; le corps de l’esclave qui, par le passé, a fait de lui un être inférieur digne d’exploitation ; et dont l’exploitation de leur corps-territoire perdure.
Il s’agirait bien en effet, dirait-on, du corps, ou de l’oubli des corps, où de la manière dont se fabriquent nos matérialités et matérialisation dans nos sociétés, comme nous l’inviterait à le penser Achille Membé dans son livre “Brutalisme”7, ou encore Réjane Sénac8 dans son ouvrage “L’égalité sans condition”. Celle-ci s’interroge par exemple sur la manière dont nous matérialiserions nos idéaux, et en particulier celui de l’égalité : qu’avons-nous fait aux territoires et à de nombreux corps, pour pouvoir accéder à la société que nous désirons ? Ainsi, ces deux courants de pensée nous invitent à repenser “depuis le corps, le territoire et la matière” pour remettre au centre ces valences inférieures, et à comprendre à quel point toute notre civilisation repose sur ces éléments-là.
C’est en comprenant, par exemple, que le projet de décolonisation est enchâssé dans un projet de dépassement du dualisme corps-esprit, que l’on peut saisir qu’il ne prend pas fin avec la seule clôture des colonies.
Dans cet article nous nous intéresserons en particulier à la pensée de Ghassan Hage, tout en explorant ses ressemblances avec celle de Macolm Ferdinand, pour rendre compte de la richesse de la pensée décoloniale, et de la profondeur de leurs interrogations.
L’intersectionalité de Ghassan Hage et l’écologie décoloniale de Malcom Ferdinand
Anthropologue australien, Ghassan Hage nous livre un ouvrage passé presque inaperçu, dont le titre ne prédit pas les réflexions qu’il contient pour l’écologie. Son livre “Les loups et les musulmans”, ou, en anglais “Is Racism An Environmental Threat ?, nous invite en effet à faire le lien entre l’écologie et le racisme.
Pourquoi ces associations sont-elles si intéressantes ? Pour les raisons précitées. Ainsi que pour comprendre aujourd’hui que s’intéresser au racisme en tant qu’écologiste ne nous amène en aucun cas à pouvoir être associé à des formes de luttes dites “identitaires9“. Loin de vouloir fragmenter les luttes (qui est le reproche le plus souvent adressé aux dites luttes identitaires), il s’agit d’un livre profondément intersectionnel10, puisqu’il est sous-titré : “J’en suis venu à penser qu’on ne peut plus être antiraciste sans être écologiste, et inversement“. Ainsi, de la même manière qu’il n’existe qu’une matrice culturelle pour expliquer le statut inférieur des femmes et de la nature dans nos sociétés, diront les écoféministes, pour Ghassan Hage, “non seulement la crise raciale, incarnée par l’islamophobie, et la crise écologique, ont des conséquences l’une sur l’autre, mais elles sont aussi dans les faits une seule et même crise, une crise inhérente au mode dominant d’habitation du monde que les dominations raciales et écologiques reproduisent“.
Cette intersectionnalité est aussi présente chez Malcom Ferdinand, et nous apprend, en somme, la même chose : une fois mis bout-à-bout l’ensemble des dominations (exercées sur la terre, les animaux, les hommes….), la remise en question de nos manières d’entrer en contact avec l’alterité devient une évidence, tout comme celle de requestionner nos manières d’habiter la Terre. Le chercheur français des Caraïbes nous rappelle en effet que “la relation esclavagiste n’est pas uniquement une manière de se rapporter à l’autre, animal humain ou animal non-humain, mais bien une manière d’habiter la Terre, une manière de façonner les paysages et de régir les relations des différents éléments des écosystèmes entre eux. Aussi, la lutte contre l’esclavage des animaux non humains et contre l’esclavage des humains et leur discrimination est également une lutte contre le Plantationocène et ses violences11“.
Il n’y a pas de doute : le livre “Une écologie décoloniale” est de la même manière une invitation à croiser le mouvement écologiste et le mouvement décolonial, afin de féconder l’approche “mainstream” de l’écologie. L’écologie, souvent connotée comme “blanche”, nous dit Malcom Ferdinand, s’est d’abord intéressée à l’environnement, sans faire grand cas des ravages perpétrés au même moment sur les peuples (souvent du Sud). Il s’agit donc de ne pas se contenter d’un “environnementalisme” qui dissocierait ce qui a été fait à la terre, de ce qui a été fait aux hommes. Car, en matière de colonisation12, ce qui a été fait à la Terre a aussi été fait à certains humains. C’est pour cette raison que la crise écologique est pour lui, avant tout, “une crise de justice”.
Malcom Ferdinand critique d’ailleurs le concept d’anthropocène, qui cultive l’irresponsabilité, dit-il13. Il utilise l’analogie de la “cale” du navire-monde pour exprimer qu’en matière de changement climatique, nous n’avons pas tous été à la barre du navire et que nous ne sommes pas tous “logés” au même endroit du bateau. Certains sont sur le pont et à la barre, d’autres sont dans la cale. Il propose dès lors de remplacer le terme d'”anthropocène” par celui de “négrocène”, qui met au centre le devenir nègre des peuples du Sud, mais aussi de leurs écosystèmes. Pour lui, c’est ce devenir nègre qui est à la source des problèmes écologiques.
Ainsi, chez Malcom Ferdinand, en plus d’une analogie entre luttes antiracistes et luttes écologistes, il y a l’idée que le schéma qui a permis la colonisation est celui-là même qui a causé les problèmes écologiques. Pour lui, la question décoloniale précède la question écologique. Ou la question écologique découle de la question décoloniale. Raison pour laquelle Malcom Ferdinand appelle de ses voeux une réparation des torts coloniaux en même temps qu’une réparation des torts environnementaux. Il dira : “J’exige d’observer la tempête par-delà les œillères de la double fracture moderne. La sixième extinction de masse d’espèces, le réchauffement climatique et les pollutions durables de la Terre sont non seulement liés à la constitution coloniale, esclavagiste et patriarcale du monde moderne, ils en sont surtout les conséquences14“.
La domestication ou l’habité colonial
L’invitation faite à l’écologie est donc d’attribuer certaines responsabilités et d’étendre son champ de compréhension et ses concepts élaborés autour de l’exploitation de la nature, aux humains, et en particulier aux humains du Sud. Et c’est précisément ce que fait Ghassan Hage, cet anthropologue australien né à Beyrouth, avec son principe de domestication. Revenons donc à ses écrits et à au concept central de sa pensée.
Pour Ghassan Hage, la colonisation peut être comprise comme un rapport de domestication, rapport qu’il explore dans ses écrits, et qui décrit le mieux, pour lui, “le mode d’habitation” occidental (colonial, dirait Ferdinand). En tant qu’anthropologue, il essaye donc de définir le type de relation qui se noue entre les humains au moment du processus de colonisation, et celui-ci est particulièrement marqué par l’instrumentation de l’autre.
En effet, cette domestication est une méthode d’asservissement brutale et puis beaucoup plus douce de l’environnement qui, de tout temps et en tout lieu, doit faire de l'”autre” un sien, utile à son usage.
Ainsi, ce rapport de domestication n’est pas uniquement le rapport entretenu avec l’animal : il est plus généralement une domestication de l’environnement tout entier (des plantes aux femmes, en passant par les enfants et les animaux). Pour lui, on peut la définir comme “un mode d’habitation du monde par la domination dans le but de lui faire produire de la valeur (des formes de subsistance matérielle ou symbolique, confort, plaisir esthétique, etc.)15“.
Il n’est pas simple, au premier abord, de comprendre ce que Ghassan Hage met derrière ce terme de domestication. C’est le philosophe postfacier de son ouvrage, Baptiste Morizot, qui peut nous y introduire le plus facilement. Pour Morizot, cette domestication est en fait une manière de “civiliser un espace sauvage” (et par analogie tous les “sauvages”) et l’illustre ainsi :
Le colon, issu d’un milieu différent, volontiers urbain, considère qu’un territoire nouveau sauvage, devient civilisé dans des conditions bien particulières. “Civilisés” signifie que les arrivants, ignorants de l’éthologie et de l’écologie des cohabitants non humains, peuvent y vivre sans la moindre vigilance et en toute innocence. L’espace est civilisé si je n’y risque rien sans même le connaître de l’intérieur. Et pour cela, il faut expurger de tous ces êtres étranges, araignées, moustiques, fauves, bactéries, qui deviennent dangereux dès lors que je ne sais pas comment cohabiter avec eux. Voilà en un sens ce que signifie domestiquer ou faire foyer dans la nature “sauvage” pour un colon. Or sur un même territoire, les autochtones sont bien “chez eux”, et même bien plus chez eux, sans avoir à détruire systématiquement ou à contrôler tout ce qui déborde16“. (…) “Domestiquer, donc, ne qualifie pas toute attitude de faire “chez-soi” quelque part, c’est croire que pour être chez soi, il faut vivre en pouvant ignorer, dédaigner, hétéronomiser puis conduire les conditions écologiques du milieu. (…) La domestication généralisée n’est alors peut-être pas l’essence de l’habiter des humains ou des vivants, mais une forme bien particulière, qui consiste à homogénéiser tous les milieux pour y vivre sans avoir à connaître les autres, les comprendre, y être attentifs, et négocier avec eux17.
Dans cette optique, la domestication est une manière d’exister tout à fait ordinaire, qui peut correspondre aux comportements d’un individu ou d’une nation, poursuivant leur besoin de créer un foyer.
L’ouvrage “Une écologie décoloniale” de Malcom Ferdinand va d’ailleurs exceptionnellement dans le même sens : pour lui, il s’agit de remettre en question l'”habité colonial18” qui comprend les prises de terres, les massacres et le défrichage. Et c’est, là aussi, ce “faire habiter” ou cette fabrication de l’habiter (la domestication) qui rend possible l’habiter de certains (le foyer). Pour lui, ce “faire habiter” comprend, pour les Caraïbes, trois caractéristiques principales : celle d’instituer la propriété privée de la terre ; celle d’établir la plantation19 comme forme primordiale d’occupation (ensemble de champ cultivé, d’ateliers, d’usine, et des maisons de maître et d’esclaves) et enfin celle de l’exploitation massive d’êtres humains.
L’habité colonial est pour Malcom Ferdinand une manière d’habiter la terre “sans ceux qui l’habite”, autrement dit, de l’habiter “uniquement avec ceux qui nous ressemblent”… définition troublante tant elle est proche des analyses de Ghassan Hage. Et ceux qui ne furent pas conviés à habiter cette terre (appropriée) sont appelés les “hors-monde”. Ainsi, pour Ferdinand, le Nègre est avant tout un hors-monde. Comprendre : le Nègre ne désigne pas une couleur ou un phénotype, il désigne tous ceux qui furent et sont dans la cale du monde moderne.
Les Nègres sont les nombreux hors-monde (humains et non-humains) dont l’énergie vitale est consacrée par la force aux modes de vie et manières d’habiter la Terre d’une minorité tout en se voyant refuser une existence au monde20.
Mais comment le “faire habiter” dont Ghassan Hage nous parle, et qui se rapproche du fait de projeter hors-du-monde certains humains, se met-il en place ?
Là où Ghassan Hage parle d’un premier mouvement de capture (pour permettre l’habité ou la domestication), Malcom Ferdinand parle lui de massacre : “Concernant l’expérience française dans la Caraïbe, c’est bien sur les cendres des Caraïbes massacrés que les premiers colons français, sous l’égide de d’Esnambuc, établirent la première colonie française à Saint-Christophe en 162521“.
Ainsi, à la suite de ce premier mouvement de massacre ou de capture, succède le mouvement de domestication, au sein duquel un bénéfice mutuel peut s’instaurer. En effet, pour Ghassan Hage, l’être domestiqué n’est plus culturellement et puis morphologiquement l’être sauvage qu’il a été. Ainsi, le domestiquant peut fournir à l’être domestiqué un espace de reproduction et une vie “plus confortable”. Cependant “vivre la domestication comme relevant d’un bénéfice commun ne l’empêche pas d’être une relation de pouvoir, fondée structurellement sur les pratiques initiales de capture et d’apprivoisement qui en sont à l’origine 22“.
Pour Hage, il n’y a donc pas de doute, par exemple, que le racisme est systémique. Plus que systémique, d’ailleurs, cette manière de se comporter relève de notre rapport au quotidien. Il en va ainsi, nous dit Hage, de notre façon de chercher le confort en tout lieu et tout temps, sans s’enquérir de notre rapport à notre environnement au même moment.
Ce qui est crucial dans cette pratique de domestication et de gestion de l’environnement, c’est qu’elle est, d’une part, fondée sur un mode instrumental de classification qui peut se réduire à la question de l’usage et du mal que l’on fait et que, d’autre part, ces classifications sont intimement associées au positionnement spatial (…) un cafard est “nuisible” sur mon oreiller, mais moins sur le chemin. (…) Nous approchons ce que nous pensons inoffensif et nous repoussons ce que nous voyons comme dangereux et inutile. (…) Un lapin dans le jardin est “mignon”, c’est-à-dire, si l’on suit la logique de domestication, “très inoffensif”, agréable esthétiquement et émotionnellement (donc, utile): il peut faire ressortir notre moi le plus hospitalier. Mais dix lapins, de “mignons”, se transforment en “nuisibles”, et l’exterminateur qui sommeille en nous remplace rapidement nos pulsions accueillantes23.
Ainsi, ce qui est relatif aux cafards ou aux lapins, est relatif aussi à la présence de certains humains.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Baptiste Morizot, philosophe des relations homme-loup, prolonge si bien la pensée décoloniale de Ghassan Hage. Il y a bien un lien culturel entre ces manières de rentrer en contact avec l’altérité, que ce soit celle d’un animal ou d’une personne racisée. Et c’est aussi ce chemin de traverse que nous invite à emprunter Ghassan Hage dans son livre : que nous disent les catégories animales que l’homme blanc a souvent associées à la diversité de ses “dissemblables”?
On voit donc que si l’écologie a un rapport avec le sort que l’humanité réserve aux personnes racisées, les personnes racisées ont elle aussi connu le sort d’être associées aux catégories d’animaux. Autrement dit : les personnes racisées (comme les femmes), ayant été considérées par le passé comme des êtres “plus proches de la nature” (que de la culture), savent très bien, dans leur corps, quel a été le sort réservé à la nature jusqu’ici.
La catégorie d’animal pour qualifier l’homme non-domestiqué
L’ouvrage de Ghassan Hage est un ouvrage décolonial résolument contemporain, dans le sens où il décrit ce que nos sociétés occidentales ont encore de colonial.
Pour Hage, loin de penser que nos sociétés auraient achevé leur processus de domestication, il observe plutôt que celles-ci n’en ont jamais fini avec le travail de domestication de l’altérité (et le travail de civilisation de soi, rajoutera-t-il). “Il y a toujours quelque chose de lupin, musulman ou autre, qui insiste pour avoir sa propre loi de domestication (…) dans l’espace que j’occupe24“. Nos sociétés vivent donc en permanence sous la menace de l’intrusion d’êtres non domestiqués, que ceux-ci représentent l’animalité pure et simple (par exemple le loup), ou l’animalité faite homme (par exemple le musulman)25.
Pour Ghassan Hage, il est d’ailleurs significatif de voir que les usages sociaux du racisme26 font souvent appel à la métaphore animale. Ainsi, les “êtres non-domestiqués” ne sont pas seulement des indésirables insectes ou mammifères, mais aussi des êtres humains. Selon l’usage sémantique socialement répandu, décrit Hage, les Noirs sont bien souvent des singes, les juifs des serpents, et les musulmans des cafards ou des loups. “Dans les faits, les catégories animales racialisées sont parfois plus révélatrices du racisme27“.
Et ces catégories nous apprennent bien des choses sur la manière dont il faudrait user de ces “intrus” : “nous savons ce qu’un raciste veut faire lorsqu’il associe un juif à un “serpent” ou à un “virus”. L’action qui en découle est plus claire que lorsqu’on déclare quelqu’un “inférieur”. La métaphore animale n’est pas qu’une “catégorie raciste d’observation”, c’est une déclaration d’intention.28” Par exemple, dans le cas du racisme musulman, “La différence entre loup et cafard nous indique non seulement la nature menaçante de l’autre musulman, mais elle nous révèle également le sentiment propre au raciste : on gaze les cafards, pas les loups“. Ce que nous apprennent ces catégories, c’est “ce qu’il est souhaitable, possible ou préférable de faire avec ces personnes“29.
Le cas particulier du racisme musulman (qui comprend, dira-t-il, l’indien ou le pakistanais d’Angleterre, le turc d’Allemagne, le magrhébin de France, l’arabe des Etats-Unis et le libanais d’Australie. Auxquels se sont plus récemment ajoutés les Palestiniens, les Afghans, les réfugiés irakiens, et syriens…. ) additionne la catégorie de “nègres” (perçus comme inférieurs) à celle de “juifs” (perçus comme malhonnêtes), menant à un usage hésitant entre exploitation des peuples imbéciles et extermination des peuples conspirateurs. Ainsi, si les Africains ont représenté l’alterité fondamentale du corps fantasmé occidental – le corps paresseux – et que les juifs ont été l’alterité de l’esprit fantasmé occidental – la ruse et la rouerie -, les musulmans seraient une addition des deux. La figure du terroriste conspirateur serait dans cette optique une incarnation illustrative de cette hybridation. Ainsi, le musulman serait de plus en plus considéré comme un “autre impossible à contenir” (du fait de l’immigration) et un “autre impossible à intégrer” (du fait de la prévalence du religieux sur l’état en ce qui les concerne).
Une crise sans fin : la crise des “déchets” ingouvernables
Or, qu’advient-il de ceux dont on ne sait rien faire, et qu’on ne peut ni contenir ni contrôler ? Ils susciteraient, pour Ghassan Hage, une “politique du déchet ingouvernable”.
la racialisation de l’Arabe/musulman à l’époque coloniale avait rarement pour but d’en faire une main d’oeuvre exploitée. Cette tendance s’est renforcée avec la découverte du pétrole (…) qui n’appelait pas le même type de travail que les économies liées à l’extraction minière. L’Arabe était considéré comme un intriguant, mais sans le côté menaçant que les fascistes attribuaient aux juifs sournois. L’utilisation des catégories comme celle du “cafard” reflétait l’expérience que les Européens en avaient en tant que nuisance concrète et, de manière plus existentielle, en tant qu’objet “méprisable”, “entre-deux”, “pas à sa place” comme l’aurait dit Mary Douglas. En effet, ce que la racialisation des Arabes a toujours insinué, c’est qu’ils étaient plutôt de l’ordre de la saleté, des déchets et ordures, un reste inévitable du processus de colonisation avec lequel on doit vivre et qu’il faut gérer, mais dont on peut se passer30.
Or, nous dit Hage, “qu’est ce que la crise écologique, si ce n’est une crise des déchets ingouvernables, que ce soit le plastique dans les océans, les produits chimiques toxiques dans les rivières et les sols, ou les gaz à effet de serre dans l’atmosphère ?31“, faisant penser ici aux analyses de la féministe décoloniale Françoise Verges, “Qui nettoie le monde ?“32. Pour l’auteur, l’inutilité de l’arabe supplante aujourd’hui la catégorie d’antan d’esclave ou de travailleur, et rend donc celui-ci “ingouvernable”. Ainsi, pour Ghassan Hage, “les crises coloniales et écologiques produisent des tendances affectives similaires, associées à un sentiment de perte de contrôle et de souveraineté33“.
L’habité colonial comme matrice civilisationnelle
Il s’agit donc, pour Ghassan Hage, de déployer ce qu’est le “mode dominant d’habitation du monde”, pour nous faire entrevoir, in fine, que d’autres modes d’habiter, mutualiste ou réciproque, existent déjà en puissance, et auraient bien des vertus écologiques. Pour lui, comme pour Baptiste Morizot :
il existe d’autres manières de faire du milieu un foyer, pour qui, au contraire, c’est cette vigilence vibratile à la pluralité des formes de vie, cette diplomatie interminable avec les autres (qui ne sont dangereux que si on les ignore), qui est la forme désirable d’habiter34
Ainsi “la domestication comme habitus relationnel ne serait pas de ce point de vue tout acte de faire chez-soi, mais celui d’une certaine modernité“.
Et c’est bien par cette nouvelle problématisation des structures de domination au travers des formes d’habiter, que l’invitation est faite à l’écologie de comprendre que non seulement presque tous les espaces sont des espaces colonisés, mais surtout, que tant que cette forme d'”habiter colonial” persistera, il n’y aura pas réellement une transformation écologique de nos sociétés. Or, nous le rappelle Malcom Ferdinand, “Depuis 1492, cet habiter colonial de la Terre reproduit à l’échelle globale ses plantations, ses usines, ses dépendances géographiques et ontologiques entre métropoles et campagnes, pays du Nord et pays du Sud, ainsi que ses asservissements misogynes. Parallèlement à la standardisation de la Terre en monocultures, cet habiter colonial efface l’autre, celui qui est différent et qui habite autrement. L’habiter colonial crée une Terre sans monde35.
Dès lors, le processus de colonisation n’est pas une période effacée de l’histoire, mais une matrice, un moment historique où se donnent à voir, dans toute sa vérité et sa brutalité, les processus à l’oeuvre, parfois sous des couverts plus légaux chez nous.
Pour Ghassan Hage, d’ailleurs, la prétendue légalité de nos “modes d’habiter” n’est qu’une façade :
Les nations capitalistes doivent toujours osciller entre, d’une part, se civiliser et autoriser le maintien d’une “accumulation légale” qui leur permet d’éviter le pillage, la déprédation, l’esclavage et le génocide qui ont produit leur richesse accumulée et, d’autre part, trouver constamment des espaces, à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs frontières, où la loi du plus fort l’emporte sur l’État de droit, afin de pouvoir piller, asservir et voler de nouveau36 (…) Mais nous n’avons pas d’un côté une société suicidaire écologiquement, colonialement violente, illégale et discriminatoire, et d’un autre une société durable écologiquement, légale, égalitaire et démocratique : la première doit être sans cesse vue comme la condition de “possibilité” matérielle de la seconde37.
Il faut donc prendre conscience qu’il y a pour ces auteurs décoloniaux deux sociétés capitalistes qui coexistent main dans la main : une première, définie par une exploitation civilisée, cosmopolite, régulée par l’Etat, légale ; et une seconde, sauvage, périphérique spatialement ou socialement, et dominée par une exploitation incontrôlée. Pour l’auteur, ces deux sociétés avancent main dans la main, et il est nécessaire de comprendre que la colonisation n’a pas fini d’exister pour entrevoir une société réellement écologique.
Conclusion
L’écologie décoloniale nous invite à nous décentrer de notre sensation d’urgence, limitée, en fait, à notre “foyer occidental”. A nous décentrer en étant capable d’entrevoir que ce foyer, ailleurs, a depuis longtemps été dévasté et que certains hommes sont déjà devenus depuis très longtemps, chez eux, des “hors-monde”.
Au sujet de ces hommes, d’ailleurs : l”écologie décoloniale nous invite à nous décentrer de nos attachements éventuellement jugés prioritaires à la question environnementale (plutôt qu’aux humains, pourtant eux aussi “mutilés”). Si la menace climatique est la première menace à laquelle est confrontée la classe aisée occidentale depuis la seconde guerre mondiale, elle n’est pas, de loin, la menace la plus immédiate pour bien des gens et des sociétés.
Au-delà de ces décentrements en terme d’objet et de localisation de l'”urgence”, l’écologie décoloniale portée par Hage nous invite aussi à entrevoir que, chez nous, le geste de mettre hors-du-monde perdure. Ce rejet ou cet asservissement d’autrui en raison de sa moindre utilité ou de son peu de valeur instrumentale semble bien souvent, malheureusement, inhérent à notre manière d’habiter le monde. En ça, le mouvement de colonisation n’est pas une lointaine histoire qui ne nous apprendrait plus rien sur nos sociétés. Mais, au contraire, ce processus de “domestication” jamais achevé, cet “habiter la terre sans monde” qui est toujours en cours.
Enfin, l’écologie est parfois connotée comme étant une “affaire de blancs”, alors que nous l’avons dit, en d’autres lieux, d’autres populations ressentent davantage les désastres écologiques en cours. L’histoire de l’écologie, que nous aborderons dans une future étude au sujet de l’écologie populaire, s’est (malheureusement) peu construite à partir du vécu des précaires. Ainsi, il n’est pas vain de rappeler, comme Bernard Duterme l’écrit dans son éditorial d’Alternatives Sud de 2020 qu’il s’agit de “prendre acte du fait que les populations les plus vulnérables ne sont pas nécessairement celles qui lui donnent priorité [à la crise environnementale]; de faire valoir la dette écologique des pays riches à l’égard des pays pauvres ; de rejeter le business as usual, même “verdi”; et d’opter résolument pour un changement de paradigme“. Nous savons qui sont (déjà) les premières populations touchées, et l’appel de l’écologie décoloniale peut être lu comme un appel à une écologie populaire. Nous devons faire de l’écologie “du point de vue des plus vulnérables” et avec les personnes concernées. Seul cet effort de collectivisation des vécus et des situations sera à même de rendre possible une écologie qui possédera une large adhésion, et qui se départira des différents systèmes de domination qui ont engendré sa crise
1 Aristote, Politique, livre 1, 10-14. Cité dans Ghassan Hage, Le loup et le musulman, Editions Wildproject, France, 2017, p26. La contraction d’Aristote étant donc de considérer que les femmes, les “brutes” ou les animaux n’ont pas d’âme, cette âme qui, justement, supplanterait leur corps obéissant.
2 Bien au delà, donc, de la réussite que fut la première vague des luttes féministes et de la fin du colonialisme.
3 Starhawk utilisera par exemple le terme d’immanence pour nous inviter à une nouvelle philosophie ou religion “de la Terre” plutôt que du Ciel.
4Pour Ghassan Hage le racisme non-blanc est moins important en termes de fréquence, importance et conséquences structurelles que le racisme dit “musulman” (p.14). Tout cela pour expliquer pourquoi nous choisissons ici le terme de “racisé” et dans le but d’indiquer brièvement les différents types de racisme qu’il peut recouvrir. Ici, la personne racisée se verra potentiellement agressée, discriminée, sa culture sera peu voire pas tolérée etc.
5MF 106
6 Voire, à comprendre que l'”habité colonial” est à la source des problèmes écologiques.
7 (“La transformation de l’humanité en matière et énergie est le projet ultime du brutalisme”).
8Réjane Sénac dans Présages
9 Voir le livre “La gauche identitaire” de Mark Lilla.
10 Les lectures intersectionnelles sont pour moi, aujourd’hui, les plus riches, les plus pionnières et les plus encourageantes : elles tracent la route et dressent des constats au confluent des différentes luttes, des constats donc, relativement partagés depuis “la racine”, et du fait d’être à ce confluent, relativement inter-située. Elles sont pour moi, réellement, l’avenir de l’écologie, et plus encore, des luttes écologiques (à ce sujet voir le très beau livre “Lutter ensemble” de Juliette Rousseau).
11 Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Editions du Seuil, Paris, 2019, p 372.
12 Ou même en matière d’enclosure et de sorties des communs.
13Débat organisé par le PAC à l’Horloge du Sud.
14Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Editions du Seuil, Paris, 2019, p 402
15 Ghassan Hage, Le loup et le musulman, Editions Wildproject, France, 2017, p 80.
16Idem, p135.
17Ibid, p136.
18Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Editions du Seuil, Paris, 2019, p59.
19Qu’il s’agisse de coton, indigo, tabac, canne à sucre…
20Ghassan Hage, Le loup et le musulman, Editions Wildproject, France, 2017, p106.
21 Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Editions du Seuil, Paris, 2019, p61.
22Ghassan Hage, p83.
23Idem, p90.
24Ghassan Hage, p88.
25 Cette menace vis-à-vis des êtres non-domestiqués culmine, au fond, dans l’idée d’un “colonialisme inversé”: la croyance selon laquelle l’Europe serait assiégée par des flux inassimilables de migrants africains, ou la crainte du “grand remplacement” dont certains intellectuels français aiment à parler. Il en va de même pour les romans de science-fiction où la terre ou les animaux “se rebellent” et se vengent du mal que l’humanité leur aurait fait.
26 Par rapport aux débats publics qui ont animé récemment la scène médiatique (suite à la mort de George Floyd et aux mobilisations postérieures, ainsi qu’aux 60 ans de l’indépendance du Congo), Ghassan Hage apporte des éclairages importants au sujet du racisme. Non, il ne peut s’agir d’un débat biologique sur l’existence ou pas du racisme comme cela a pu être le cas quand certains ont prétendu que la lutte anti-raciste déservait la cause, car elle recréait la catégorie “race”, là où les biologistes s’accordaient à dire que rien de tel n’existait (La Libre, débat, 13-14 juin 2020, “Les noirs et les blancs existent-ils”? Bosco d’Otreppe. Ou encore: https://www.lalibre.be/debats/opinions/les-noirs-et-les-blancs-existent-ils-5ee3b1297b50a66a595db61a). Le racisme est un fait social, peut importe qu’il soit un fait biologique. “La performativité mortelle du racisme (..) est ce qui importe le plus“. Ainsi Ghassan Hage se rit des chercheurs qui tentent à démontrer aux racistes que biologiquement, les races n’existent pas: “C’est comme si [ils disaient que] le plus grand défaut des racistes était d’être de mauvais penseurs : ils s’écartent du “racisme biologique classique” et font des déclarations empiriques erronées sur la réalité“. Pour Ghassan Hage, dans les faits, “les racistes passent joyeusement d’une forme de racisme à une autre, se préoccupant peu des contradictions, incohérences et différences dans la logique de leurs arguments“(par exemple: des policiers en quête de possibles “terroristes musulmans” ont tué ou capturé des Sud-Américains, des Africains, des sikhs, des hindous, des Grecs, des Italiens du Sud et nombres d’autres). Pour Hage il est donc “essentiel de ne pas s’écarter du caractère vague de la pensée raciste”, celle-ci transmet quelque chose d’important quant à la nature imaginaire de l’expérience même. (p17-18)
27Ghassan Hage, p19.
28Idem, p20.
29Idem, p20
30Idem, p46-47.
31Idem, p47.
32 En effet, pour elle, nos sociétés répartissent les catégories du pur et de l’impur entre le Nord et le Sud, et envoyant par ailleurs tous leurs déchets au Sud.
33Idem, p75.
34Ghassan Hage, p136.
35Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Editions du Seuil, Paris, 2019, p67-68.
36Ainsi, “le pillage du monde colonial eut lieu sous un état d’exception qui nia une fois pour toutes l’universalité de la loi internationale chrétinenne; cependant, la richesse arrivant dans les ports d’Europe serait bientôt enregistrée et reconnue comme propriété légitime” nous apprend Policante A., dans The Pirate Myth, p59-60. Cité par Hage.
37Ghassan Hage, p55.