(cc) Gémes Sándor/SzomSzed

D’où vient-on ?



Le nouveau pacte migratoire a été négocié et conçu sur les cendres du programme de relocalisation obligatoire que la Commission avait tenté de promouvoir en 2016. Et cela saute aux yeux ! L’ensemble du plan de migration a été façonné de manière décisive par cet échec initial. Bien que le pacte ait certains mérites, le fait même qu’il prenne comme point de départ les revendications radicales des gouvernements les plus nationalistes d’Europe conduit à sacrifier les droits des migrants sur l’autel d’une politique migratoire européenne cohérente et intégrée.

En 2016, les vigoureuses manœuvres de la Commission pour trouver une issue à l’impasse européenne en matière d’asile ont abouti à une victoire douce-amère pour l’institution européenne. Bien que la Commission ait pu trouver une majorité qualifiée d’États membres disposés à soutenir une répartition équitable des demandeurs d’asile entre les États membres, grâce à un programme de relocalisation, ce nouveau règlement est resté lettre morte. Plusieurs États d’Europe de l’Est ont catégoriquement refusé de mettre en œuvre le plan, tandis que d’autres États membres ont pris prétexte de ce manque de solidarité pour refuser à leur tour d’honorer leurs obligations. En conséquence, c’est l’ensemble de la politique migratoire qui s’est détricotée. Depuis lors, l’Europe se retrouve avec un accord de Dublin dysfonctionnel exacerbant les tensions entre les États membres et 27 régimes d’asile nationaux faiblement intégrés. Sur ce dernier point, au moins, il y a consensus. La plupart des acteurs conviennent que le régime migratoire de l’UE est inefficace et qu’il doit être révisé d’urgence.

De toute évidence, la Commission ne souhaitait pas essuyer à nouveau un tel affront politique. Après qu’elle ait été accusée en 2016 d’avoir fait preuve d ‘«orgueil bureaucratique», les commissaires Schinas et Johansson ont décidé de ne pas réitérer la même erreur. Ils ont fait le tour des capitales européennes et pris le temps d’écouter tous les points de vue d’un débat extrêmement clivé sur la migration, avant de rédiger leur pacte sur la migration est l’asile. Cette méthode de travail peut sembler lente et frustrante mais elle témoigne surtout de la complexité propre au fait de devoir accueillir 27 débats démocratiques distincts au sein d’un seul espace politique. Cependant, lorsque l’on se penche plus en détail sur le contenu du nouveau plan, il apparaît que les pays de Visegrad ont actuellement la main haute sur les prises de décision en la matière et qu’ils ont influencé de façon décisive les politiques européennes de migration et d’asile. Après tout, leur opposition farouche à un programme d’accueil collectif a déclenché le processus politique et a servi de point de départ à la discussion générale. Il n’est donc pas surprenant que le nouveau pacte penche fermement vers une approche toujours plus restrictive des migrations, renforce les pouvoirs coercitifs des États membres et des agences européennes et soulève de nombreuses inquiétudes quant au respect des droits fondamentaux des migrants.



Que contient ce nouveau pacte sur la migration et l’asile?

Le Pacte cède-t-il trop de terrain aux demandes des gouvernements européens les plus xénophobes? Pour répondre à cette question, revenons à l’étrange métaphore utilisée par le commissaire Schinas. Lors de sa conférence de presse, ce dernier a comparé le Nouveau Pacte sur la migration et l’asile à une maison construite sur des fondations solides (à savoir, le long processus de consultation des principales parties prenantes) et composée de 3 étages: d’abord, des partenariats renouvelés avec les États d’origine et de transit, deuxièmement, des procédures aux frontières plus efficaces, et troisièmement, une refonte du principe de solidarité, qui reste obligatoire mais devient également « flexible » ! Il est tentant de filer la métaphore et de dire que cette maison peut sembler confortable de l’intérieur mais qu’elle n’en est pas moins fermée à double tour pour quiconque frapperait à sa porte. Car un examen attentif révèle que chacun des trois «étages» (des programmes de politiques publiques, en fait) met l’accent sur une approche répressive de la migration visant à dissuader les demandeurs d’asile potentiels de tenter d’atteindre les côtes européennes.

Les «nouveaux partenariats» avec les pays d’origine et de transit, un «changement de paradigme»?

Ajoutons qu’il y n’y a pas grand-chose de “nouveau” dans ce nouveau pacte migratoire. A titre d’exemple, le premier paquet politique, c’est-à-dire la suggestion selon laquelle l’UE devrait renouveler ses partenariats avec les pays d’origine et de transit, est, en fait, une vieille rengaine au sein de la bulle bruxelloise. La Commission a beau clamer qu’elle opère un «changement de paradigme», on ne voit pas en quoi cela serait différent des efforts diplomatiques européens précédents. La migration et l’asile étant de plus en plus considérés comme des sujets toxiques (car ils seraient les principaux facteurs de la montée du nationalisme et de son corollaire, l’euroscepticisme), l’Union européenne est prête à externaliser ces questions, quel qu’en soit le prix diplomatique. Par le passé, les résultats de cette approche ont, cependant, été mitigés. De l’aveu même de la Commission, un tiers seulement des migrants dont la demande d’asile a été rejetée sont effectivement renvoyés vers leur pays d’origine. Outre le fait que les retours sont coûteux, extrêmement coercitifs et administrativement compliqués à mettre en œuvre, la raison principale de ce faible taux de retours réussis est tout simplement que les pays d’origine refusent de collaborer aux procédures de réadmission. Et pour cause ! Les pays voisins ont d’excellentes raisons de ne pas répondre positivement aux demandes de collaboration migratoire de l’Union. Pour certains Etats, les envois de fonds via les membres de leurs diasporas sont une manne économique importante. D’autres ne veulent pas se rendre complices des pratiques répressives européennes et avoir à assumer ses conséquences sur leur scène politique intérieure. Enfin, de nombreux pays africains s’irritent de la façon dont l’Union européenne abuse de sa relation de pouvoir asymétrique dans le contexte de négociations bilatérales pour leur imposer d’assumer des tâches de régulation migratoire à sa place. La Commission peut prétendre favoriser des relations internationales «mutuellement avantageuses» avec ses pays voisins, l’accent mis sur l’externalisation du contrôle des migrations dans l’agenda diplomatique de l’UE la pousse cependant à retomber dans les travers du néocolonialisme. Dans la mesure où cette stratégie diplomatique génère un profond ressentiment au sein des États d’origine et de transit, ce serait une grave erreur de la part de l’UE de ne pas mesurer que certains gains à court terme en termes de gestion migratoire entraînent des pertes à long terme pour l’image et la perception de l’Union à travers le monde.

En outre, compte tenu de la situation politique actuelle, le plus inquiétant n’est pas le relatif échec des partenariats conclus avec les pays voisins. Ce sont plutôt les partenariats réussis qui nous fournissent matière à réflexion et devraient nous alarmer. Si l’on considère l’histoire récente des relations étrangères de l’Union, il en ressort que cette dernière est apparemment disposée à signer un accord de coopération avec n’importe quel État du moment que ce dernier s’engage à restreindre et maîtriser efficacement les flux migratoires vers les côtes européennes. Être un État autoritaire avec une longue histoire en matière de violations des droits de l’homme (Turquie) ou un gouvernement fragile embourbé dans une guerre civile (Libye) ne vous disqualifie pas en tant que partenaire de la politique migratoire de l’Union européenne. Il n’est pas seulement moralement discutable pour l’UE de déléguer ses responsabilités en matière d’asile à des pays tiers peu recommandables, il est également douteux qu’une pression diplomatique accrue sur les pays voisins porte ses fruits politiquement. Cela risque de plutôt de placer l’Union dans une situation de dépendance politique vis-à-vis de partenaires dont elle sait par ailleurs qu’elle a d’excellentes raisons de se méfier. L’épisode récent des tensions à la frontière gréco-turque l’a amplement démontré.

Rationaliser les procédures aux frontières? Ou éroder les droits des migrants?

Le deuxième package de politiques publiques n’est guère plus accueillant. Il aborde la question des migrants qui, en dépit des obstacles mis en place par les pays d’origine et de transit, atteindraient néanmoins l’Europe de manière irrégulière. Sur cette question, la Commission s’est vue confier la tâcher impossible de trouver la quadrature du cercle politique. Elle était supposée dégager un terrain d’entente dans un débat amèrement divisé entre des visions du monde contradictoires (en gros, entre des perspectives cosmopolites et nationalistes sur la liberté de mouvement individuelle) et des intérêts divergents (les États membres méditerranéens surchargés, d’un côté, et les États membres est-européens qui voient dans les demandeurs d’asile une grave menace pour leur cohésion nationale, de l’autre). En panne de solution, la Commission s’est donc tournée vers le plus petit dénominateur commun parmi les différents États membres en matière de politique migratoire. Il en ressort une proposition de révision de la procédure d’enregistrement des demandes d’asile aux frontières, qui vise à accélérer et à rationaliser le traitement des demandes et ainsi permettre un retour plus rapide des migrants en situation irrégulière. L’objectif est d’éviter tout goulot d’étranglement dans le traitement des demandes et de lutter contre le surpeuplement (actuellement quasi constant) des installations d’accueil dans les États de première ligne. Encore une fois, il n’y a pas vraiment d’élément neuf dans cette proposition. Cela équivaut en réalité à une généralisation du processus actuellement en vigueur dans les hotspots disséminés sur les îles grecques. En outre, Pacte recommande que ces procédures d’évaluation des demandes soient effectuées dans des « centres d’accueil », répartis le long des frontières extérieurs de l’Europe. On est ici au plus loin du slogan «plus jamais de Moria» dont se targuait pourtant la Commission dans sa communication, car on peut légitimement soupçonner que ces centres d’accueil se transformeront, au premier grain de sable dans la mécanique de traitement des procédures, en lieu de séjour de moyenne voire de longue durées pour les demandeurs d’asile. Sous le vocable inoffensif du centre d’accueil, on discerne déjà les camps de réfugiés de demain.

L’originalité (relative) de cette nouvelle procédure, c’est qu’elle prévoit que les migrants fraîchement arrivés seraient soumis endéans les 5 jours à une procédure de présélection et ensuite répartis en deux catégories. Les migrants ayant peu de chances de voir leur demande d’asile reconnue (car ils proviendraient d’un pays à faible taux de reconnaissance ou d’un pays appartenant à la liste des pays tiers sûrs, par exemple) seraient redirigés vers une procédure dite accélérée. L’objectif final serait de les renvoyer vers leur pays d’origine, le cas échéant, au terme d’un délai maximum de douze semaines. Les autres migrants suivraient la procédure standard d’évaluation de leur demande d’asile. Il va sans dire que cette proposition a été rapidement et unanimement condamnée par toutes les organisations de défense des droits de l’homme. Il n’est pas nécessaire d’être un avocat spécialisé en droit des étrangers pour deviner que cette procédure à deux vitesses pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les demandeurs d’asile reversés vers la procédure dite «accélérée». Non seulement, il n’est prévu aucun recours juridique contre la décision initiale de les soumettre à cette procédure accélérée (plutôt qu’à la procédure classique) mais le traitement précipité de leur dossier ne ménage que très peu de possibilités pour les demandeurs d’asile de se défendre ou, le cas échéant, de faire appel d’une éventuelle réponse négative. La Commission peut marteler autant qu’elle veut qu’elle veillera à conserver toutes les garanties juridiques requises pour protéger les droits des migrants, cela ne suffit pas à la rendre convaincante. D’autant plus que le pacte confond visiblement vitesse et précipitation. Le calendrier apparaît déjà comme serré sur le papier (cinq jours pour la présélection, douze semaines pour l’évaluation de la demande d’asile), il sera complètement intenable dans des conditions réelles. La Commission néglige également le fait que des procédures accélérées mènent le plus souvent à un traitement juridique bâclé, occasionnant ainsi de nombreux recours judiciaires qui peuvent in fine déboucher sur des processus beaucoup plus longs que prévu.

Intégrer les expulsions, pas l’accueil

La Commission a qualifié le nouveau pacte d ‘«équilibré» et d’«humain». Étant donné que les deux premiers volets visent, d’une part, à empêcher les migrants potentiels de quitter leur pays et, d’autre part, à faciliter leurs retours, on s’attendrait à ce que le troisième ensemble de politiques ne mette pas l’accent sur la restriction de mouvement et complète ces mesures avec un plan d’accueil adapté aux besoins des réfugiés. Or, ce troisième volet déçoit sur ce point et fournit l’indication la plus claire que le pacte est avant tout conçu pour plaire aux partisans d’un rejet complet de l’immigration. Ce troisième lot de politiques publiques invoque le principe de solidarité au fondement de l’Union et le mobilise en vue d’alléger le fardeau des pays situés en première ligne, de répartir plus équitablement les responsabilités entre les États membres et de garantir que les réfugiés sont correctement accueillis. Mais la transposition concrète de ce principe de solidarité manque de robustesse et ne peut dès lors pas être à la hauteur de ces promesses. Décrivons brièvement comment le Pacte envisage de rendre opérationnel ce principe de solidarité, pour mieux comprendre pourquoi il est voué à l’échec. Le régime de solidarité migratoire entre Etats membres envisagé par la Commission est obligatoire. Tous les États membres seront tenus de participer. Mais, pour rendre cette obligation acceptable, la Commission y a introduit une nuance ! La contribution des États membres à cet effort collectif peut prendre plusieurs formes et modalités et il leur appartiendra de décider de la manière dont ils veulent participer. Ils peuvent choisir soit de relocaliser certains réfugiés sur leur sol national, soit de fournir une aide financière et / ou logistique à leur accueil, soit de «parrainer» (c’est le terme utilisé par la Commission) certaines expulsions.

Personne ne s’attendait à ce que la Commission réintroduise un programme de relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile dans son pacte. Les pays d’Europe orientale avaient clairement indiqué qu’il s’agissait pour eux d’une ligne rouge et il aurait été naïf ou insensé de les narguer avec ce type de proposition politique. Mais cette soi-disant «solidarité obligatoire flexible» repose sur une compréhension tellement édulcorée du principe de solidarité qu’elle aboutit à un instrument politique faible et malavisé, inadapté pour résoudre le problème en question. Premièrement, le mécanisme de solidarité flexible est trop indéterminé pour se révéler efficace. Selon la proposition actuelle, les États membres devraient chacun assumer une part équitable de la charge d’accueil (calculée sur leur population et leur PIB respectifs) mais pourraient décider par eux-mêmes de la forme que prendrait cette contribution. Le défaut évident de la proposition politique est que, si tous les États membres refusent de relocaliser certains réfugiés (ce qui est un scénario plausible), les États méditerranéens seraient une fois de plus livrés à eux-mêmes au moment de faire face aux conséquences les plus immédiates des flux migratoires. Certes, ces États recevraient plus de soutien financier, opérationnel et logistique que ce n’est le cas actuellement – mais ils géreraient seuls les centres d’accueil surpeuplés. La Commission suggère qu’elle superviserait les engagements nationaux en matière de délocalisation et qu’elle imposerait des corrections si les engagements collectifs n’atteignaient pas un objectif prédéfini. Mais il reste à voir si, le moment venu, la Commission aura le poids politique nécessaire pour imposer certaines relocalisations à des États membres qui les refusent obstinément. Qu’il nous soit permis d’en douter fortement.
Deuxièmement, il convient de noter que la Commission ne fournit pas une feuille de route pour l’intégration au niveau européen de l’accueil des réfugiés puisque les États membres bénéficient de facto d’un « opt out », autrement dit de la possibilité de se soustraire à l’obligation de solidarité en matière d’accueil des réfugiés. Ce qu’il est prévu d’intégrer au niveau européen, c’est plutôt la politique d’expulsion. On repassera pour le texte « équilibré » et « humain ». Et ce sont les États membres ayant le pire bilan en termes de violations des droits des migrants qui sont les plus susceptibles d’être chargés de la délicate mission de les renvoyer chez eux. La construction d’un consensus intra-européen se fait sur le dos des réfugiés. Les sanctions à l’adresse des Etats membres qui ne respecteraient pas leurs engagements en offrent la parfaite illustration. Ainsi, si un État membre refuse d’héberger des réfugiés et propose à la place de «parrainer» des expulsions, il doit honorer cet engagement dans un délai limité (le Pacte évoque une durée de six mois). S’il ne s’en acquitte pas dans ce délai, il doit rapatrier sur son territoire ces migrants et les héberger jusqu’à ce qu’il procède à leur expulsion. La règle retenue génère donc une situation dans laquelle certains migrants peuvent se retrouver dans un pays qu’ils n’ont pas choisi et qui ne veut pas d’eux !

Conclusion

Le Pacte constitue une tentative sincère de concevoir une politique migratoire globale et multidimensionnelle, couvrant la plupart des aspects d’une question complexe. Les dysfonctionnements de l’espace Schengen et la question des voies d’accès légales à l’Europe ont été relégués à une discussion ultérieure et on peut se demander s’ils n’auraient pas dû être inclus dans le pacte pour compenser son inclination restrictive. Par souci d’équilibre, on doit également souligner que le Pacte contient quelques mesures qui sont de nature à plaire aux citoyens européens les plus ouverts à la migration. Par exemple, il rappelle aux États membres que les opérations de recherche et de sauvetage maritimes sont légales et ne devraient pas être entravées, ou il réduit (de cinq à trois ans) la période d’attente pour que les réfugiés bénéficient à nouveau de leur pleine liberté de mouvement. Mais ces quelques ajouts bienvenus sont largement compensés par le fait que l’ombre d’un potentiel veto des pays les plus opposés à toute forme d’immigration a manifestement dominé la conception et l’élaboration de cette feuille de route politique. Le résultat final est un vaste programme de politiques publiques qui s’adosse prioritairement sur des instruments répressifs et qui n’accorde qu’une attention sporadique à la préservation des droits des migrants.

Le nouveau Pacte migratoire a été, on l’a dit, conçu et rédigé sur les cendres du programme de réinstallation obligatoire. Face aux tirs de barrage des pays du groupe de Visegrad, la Commission avait reconnu son erreur de méthode, fait amende honorable et révisé son approche de la question. Tristement, le nouveau Pacte migratoire européen a été rendu public alors que les cendres du camp de Moria fumait encore. On ne peut qu’espérer que les États membres tireront à leur tour les enseignements de ce gigantesque gâchis et corrigeront la feuille de route de la Commission dans un sens plus respectueux de toutes les parties prenantes, dont les migrants et demandeurs d’asile.

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