Aurons-nous l’opportunité d’un « moment Pearl Harbor écologique » pour déclencher un Etat d’Urgence écologique et la transition ?

(cc) Peter Shaw

Cédric Chevalier – 10/09/2020

L’actualité nous montre des images d’apocalypse par le feu en Californie, rappelant celles que nous avons vu au Brésil récemment et précédemment en Australie.1 Pendant que des rapports nous annoncent que l’Humanité est en train d’exploiter et détruire la nature à une échelle jamais vue.2 3 L’année 2020 pourrait devenir la plus chaude jamais mesurée. Bref, il semble que le concept « d’effondrement » sorte de la catégorie des concepts théoriques pour devenir un questionnement pratique sur notre réel, le où et le quand nous vivons tous.

Comme pour la catastrophe de Fukushima, nous évaluons déjà très mal les risques et l’incertitude liés aux événements rares de grande ampleur, mais nous évaluons encore plus mal l’interaction des risques (conjonction-amplification-rétroaction), et en particulier la conjonction des risques de grande ampleur (perfect storm en anglais, Soliton pour Paul Jorion).4

Or c’est probablement ce genre de phénomène multiple qui a causé plusieurs des grandes extinctions massives du passé. Si nous voulons vivre et avons le moindre intérêt dans la poursuite de l’aventure humaine, nous ferions peut-être bien de nous inquiéter un peu plus et d’agir vite et massivement.

La question qui se pose est “quelle est la taille de l’événement” suffisant pour provoquer une « prise de conscience suffisante »

Pour le coauteur de notre essai « Déclarons l’Etat d’Urgence écologique »5, Thibault de La Motte, et moi, la question qui se pose est “quelle est la taille de l’événement” suffisant pour provoquer une « prise de conscience suffisante », une rupture du continuum, une cessation de l’inertie politique qui nous projette tendanciellement vers les effondrements ? Ce que Paul Jorion et Vincent Burnand-Galpin nomment “le moment Pearl Harbor” dans leur récent essai « Comment sauver le genre humain »6. L’idée est qu’avant cet événement du « réveil brutal », le changement de trajectoire est politiquement, psychologiquement, socialement impossible et qu’après oui (on peut du moins essayer). Qu’en fait la possibilité de changement est liée au déblocage (toujours momentané) de la pensée permanente de l’impossible (imaginaire dominant, ordre du discours, état de fait, inertie du système, dogmes). Il faut des chocs pour avancer : il faut Dutroux pour supprimer la gendarmerie en Belgique et fusionner avec la police, suite à leurs échecs de fonctionnement. Il faut les Gilets jaunes en France pour libérer quelques budgets sociaux. Il faut Pearl Harbor pour que les USA entrent en guerre et appuient l’Europe militairement sur le terrain.

Le « moment Pearl Harbor » est finalement un moment où « l’impossible » qui prévalait devient soudaine politiquement possible.7

Ce raisonnement a aussi conduit Naomi Klein à théoriser la « stratégie du choc »8 lorsque l’événement de « réveil brutal » est créé de toute pièce par des forces mal intentionnées, comme l’incendie du Reichstag en 1933, que l’on soupçonne d’avoir été provoqué par les nazis eux-mêmes dans un but de choc politique sur la population. D’un point de vue trivial, nous sommes nombreux à avoir observé que nous éprouvions des difficultés à changer sérieusement tant que nous ne sommes pas coincés dans un cul de sac, où le front écrasé contre un mur qui s’oppose à la poursuite de nos vieilles habitudes. Mon grand-père disait fameusement : « laissez l’enfant se piquer aux orties, après il fera attention ». Selon le raisonnement du « choc » nécessaire, il va falloir de grosses catastrophes climatiques, écologiques pour que des pays entament une transition écologique réelle. Il ne faut pas appeler à déclencher soi-même un choc comme les Nazis mais il y a une certaine logique éthique à souhaiter ce choc nécessaire pour éviter davantage de victimes, dans une perspective conséquentialiste. Nous aurions donc besoin de notre « Pearl Harbor écologique » pour pouvoir enfin avancer sérieusement et mettre en place une sorte « d’économie de guerre écologique », un État « d’urgence écologique » et une la mobilisation de la puissance publique et des citoyens en vue d’effectuer concrètement et massivement la transition.

Après les événements de 2018, l’Australie et la Californie en raison de leur richesse et de leur place assise au premier rang des effondrements, de leur nature démocratique et libérale, font figures d’excellents laboratoires (« expérience naturelle » en méthodologie scientifique : soit un choc externe dont on « profite » pour étudier scientifiquement un phénomène, car ce choc génère des causes et des effets qu’on peut mesurer9). La Floride et le Canada également, chacun pour leurs raisons (tempêtes et réchauffement plus rapide des pôles).

Le Royaume-Uni fait partie également des zones d’expérience pour les observateurs de la transition écologique, à cause de la force politique qu’y a acquis Extinction Rebellion, et de la réaction autoritaire que lui oppose Boris Johnson et la police britannique.

Il y a plusieurs hypothèses quant à la taille et au timing du “moment Pearl Harbor”. Il semble jusqu’à présent que les méga-phénomènes de destruction climatique que nous avons connu n’ont pas encore suffit : le gouvernement australien de droite climato-sceptique tient toujours, Boris Johnson aussi, Donald Trump au moins jusqu’aux élections. On peut poser que la taille moyenne des événements “collapsologiques”, comme les méga-feux, va augmenter à mesure que t tend vers l’infini, à mesure que le temps passe. Et on doit poser qu’il existe une taille T = TS qui est Suffisante, performante pour jouer le rôle de “moment Pearl Harbor écologique”. Il faut ensuite placer la balise SI qui est le Seuil d’Irréversibilité systémique qui conduirait à l’extinction humaine, sur la même ligne du temps. Il existe des univers dans lesquelles TS a TOUJOURS lieu après SI et donc nous allons nous éteindre, NECESSAIREMENT. Il existe d’autres univers dans lesquels T PEUT survenir avant SI mais alors deux cas de figure existent : parvenons-nous à saisir ce momentum (comme le président américain Roosevelt avec Pearl Harbor) ou pas ?

Sachant qu’on peut poser aussi T1, T2, T3 avec chaque fois une opportunité de momentum Pearl Harbor en fonction de la capacité des forces du changement de faire gagner leur interprétation de l’événement (hégémonie culturelle), où la hausse de la taille de T va progressivement nous aider : il sera de plus en plus facile d’avoir une taille d’événement facile à interpréter en notre sens, alors qu’à mesure que T croît, il faut s’attendre à ce que le mouvement pour le changement croisse. Quel sera le T qui aura la taille suffisante pour devenir le « moment Pearl Harbor écologique », le TS ? Nous ignorons s’il en existe un et duquel il s’agira, nous ne le saurons qu’après coup. Mais nous devons quand même chaque fois faire « comme si » le choc était suffisant, afin de nous montrer « opportunistes » (comme les néolibéraux dénoncés par Naomi Klein), afin de « récupérer » l’interprétation de l’événement comme « devant nécessairement déclencher la transition écologique massive ». Ce raisonnement paraîtra machiavélique, problématique, l’auteur de ces lignes affirme pour sa défense que c’est l’éthique de protection de la vie humaine et son observation de l’histoire politique qui l’amène à penser de la sorte. Idéalisme et pragmatisme mêlés donc.

Le point de bascule aura lieu si le mouvement devient « hégémonique » (le pourcentage de « majorité » nécessaire dépend des institutions : 5%, 30%, 50%, 66% ?).

Mon coauteur Thibault de La Motte se demande si quand T surviendra, il ne sera pas “déjà trop tard”.

Il faudrait affiner ceci mathématiquement et illustrer par des schémas pédagogiques mais cela correspond à un article dans Nature où les auteurs plaident pour reconnaître que nous sommes dans un « état d’urgence planétaire » et que nous devons « agir en conséquence ». Cet article contient quelques équations reliant risque et urgence par rapport au temps d’intervention pour éviter le risque, et qui intéressera les plus matheux d’entre nous.10 Je cite le passage intéressant (et les non matheux passeront à la suite) :

« URGENCE : FAITES LE CALCUL

Nous définissons l’urgence (E) comme le produit du risque et de l’urgence. Le risque (R) est défini par les assureurs comme la probabilité (p) multipliée par le dommage (D). L’urgence (U) est définie dans les situations d’urgence comme le temps de réaction à une alerte (τ) divisé par le temps d’intervention restant pour éviter un mauvais résultat (T). Ainsi, dans les situations d’urgence, l’urgence (U) est définie comme le temps de réaction à une alerte () divisé par le temps d’intervention restant pour éviter un mauvais résultat (T) :

E = R × U = p × D × τ / T

La situation est urgente si le risque et l’urgence sont tous deux élevés. Si le temps de réaction est plus long que le temps d’intervention restant (τ / T > 1), nous avons perdu le contrôle. »11

Actuellement en Californie, on observe : méga-incendies + pandémie (confinement à domicile) + banlieues pavillonnaires + records de chaleur (climatiseurs électriques) + sécheresse + coupures de courants + émeutes raciales + suprémacistes blancs surarmés + président US qui évoque la non reconnaissance du résultat des prochaines élections + état démocrate clef + groupes d’intervention police des frontières envoyés par le fédéral (description en actes et en potentiel) + …

Avec un driver général conséquent : le mépris des limites écologiques en actes, la médiocrité de la démocratie US (plus assez de citoyens réflexifs et autonomes) et la faiblesse de la pensée systémique-complexe en raison.

On pourrait transformer les éléments listés en un schéma en boucles de rétroactions positives… on peut intuitivement deviner les sentiers possibles qui s’orientent vers des effondrements démocratiques, écologiques, sociaux et économiques.

En Australie, on peut ajouter dans les boucles le processus de censure des scientifiques écologistes du privé et du public.12

Au Royaume-Uni, le fait que les activistes et l’intelligentsia vont aller en prison s’ils se rebellent contre l’extinction.13

En Belgique, le déni paresseux suffit, l’urgence climatique ne semble plus un thème d’expression publique prioritaire ni pour les partis écologistes, ni pour les autres partis. On semble veiller à ce que la population puisse dormir tranquillement depuis 2 ans avec un gouvernement qui a environ 30% des députés du Parlement derrière lui.

En France, on n’aime peut-être pas la bonhomie belge, donc on fait toujours de grandes envolées lyriques au sommet de l’État, on lit même des ouvrages de collapsologie (l’ancien Premier ministre a lu Pablo Servigne et Raphaël Stevens : « Comment tout peut s’effondrer »14), mais on est expert pour dégonfler avec un art politique byzantin le bel écrit ambitieux de la pensée française une fois qu’il faut le traduire en réalité concrète (articles du Monde sur comment reporter, diluer, nier, décortiquer, torpiller toutes les propositions du rapport de la Convention citoyenne pour le climat).

Tout cela fait un très beau système de tempête parfaite, à même de générer de belles envolées lyriques. Ce sentiment de sublime face aux catastrophes (naturelles), décrit par Emmanuel Kant15, nous fait aussi penser à l’essai « Le mal qui vient »16 de Pierre-Henry Castel. L’esthétique de la catastrophe devient presque une forme d’épicurisme et de stoïcisme « de survie » en époque d’effondrement : puisque je n’y peux rien, pourquoi ne pas contempler l’incendie en cessant de lutter ? Quitte à vivre ces expériences, autant y trouver un peu de joie malsaine, non ?

Ce sentiment du sublime qui nous plonge dans un état de contemplation inerte, et qui dépolitise une partie du public collapsonaute, est un piège mortel évidemment ! Il faut se botter les fesses et lutter ! La vue de l’incendie doit nous conduire à l’action pratique : regroupons-nous (citoyens), prenons des seaux, faisons une chaîne à partir du puit et éteignons ensemble (Etat, associations, communes, entreprises, syndicats) l’incendie de notre maison (la Terre) !

11 Traduit avec www.DeepL.com/Translator (version gratuite)

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