Marcos Reigota, professeur à la faculté des Sciences de l’Education de l’Université de Sorocaba – Saõ Paulo (Brésil)

 

Les échos qui nous arrivent du Brésil par rapport à la crise du Covid-19 sont plutôt alarmants : plus de 20.000 morts (fin mai) et un gouvernement qui en nie la gravité. Comment expliquer la gestion de la pandémie au Brésil aujourd’hui?

Catastrophique ! Les autorités recensent les milliers de morts et de personnes contaminées mais ces données officielles ne sont pas crues dans le sens où il faut tenir compte qu’il n’y a pas d’enregistrements correct. Dans une vision « optimiste », je multiplie ces chiffres par trois pour approcher la réalité. Les gens ont peur, bien sûr. Les mesures de distanciation sociale m’ont frappées car les gens se sentaient concernés. Mais le Président Bolsonaro est sorti dans la rue, insistant sur le retour au travail et le peu de danger du virus. Du coup, les indicateurs de confinement sont retombés drastiquement.

São Paolo est la ville la plus frappée jusqu’à maintenant en nombre de décès. Le gouverneur de la région qui était jusque récemment un allié du gouvernement central, a dû prendre des mesures qui vont dans le sens contraire de Bolsonaro. Le confinement y est actif et les écoles sont fermées mais la pression sociale contraire est énorme suite aux actions de Bolsonaro et du gouvernement central. On est face à une crise politique dont on ne connaît pas l’issue.

C’est donc un bras de fer entre les États et le Gouvernement central ?

Exactement. Mais les gouvernements des provinces ont une autonomie par rapport au gouvernement central. À São Paolo, un comité scientifique avec des experts de pointe, donne des orientations au gouvernement régional. Celui-ci écoute ces experts et applique le confinement. Avec ces données et avec les chiffres dont nous disposons, nous savons toutefois que le virus sera encore présent longtemps.

On a aussi eu, au niveau national, deux ministres de la santé qui ont démissionné. Bien que liés idéologiquement au gouvernement central, il s’agissait de deux médecins qui sont entré en collision avec le président Bolsonaro qui refusait de suivre leurs recommandations. C’est maintenant un militaire qui a pris le poste de ministre de la santé, en plaçant plusieurs autres personnes issues de l’armée dans les structures de la santé. On est donc face à une institution en cours de militarisation, avec toutes les questions que cela soulève.

Dans l’État de Manaus, le nombre de morts et impressionnant, avec des mesures de confinement et de distanciation sociale qui n’ont pas fonctionné. Il n’y a pas d’assistance médicale dans les régions isolées et reculées. Du coup, quand des personnes issues des zones rurales arrivent dans la capitale, elles s’ajoutent aux malades de la ville, ce qui sature les hôpitaux. Cette situation se rencontre ailleurs : les structures de santé publiques sont remplies. Il reste alors les centres de soin privés mais ceux-ci sont inabordables pour une grande partie de la population. Un psychiatre me racontait ainsi que, pour une visite dans un grand hôpital et un simple test, il avait dû payer l’équivalent d’un salaire mensuel minimum. Si l’État ne vient pas en soutien, la couche de la population qui peut aller vers les hôpitaux privés est très faible.

Les populations indigènes et autochtones sont aussi confrontées à de nombreuses difficultés ?

Oui. Quand on suit les témoignages sur place, dans la région de l’Amazonie, près de la Guyane française, les difficultés et conséquences de la pandémie sont terribles. Il y a en outre une totale indifférence du gouvernement central par rapport à ces populations. Or, c’est le gouvernement central qui doit s’occuper de ces territoires et il s’en fout complètement. Les communautés disparaissent sans que rien ne se passe. Et les données des décès et des contaminés ne sont absolument pas fiables.

En quoi cette pandémie éclaire-t-elle le fonctionnement de la société brésilienne ? Entraîne-t-elle des prises de conscience collectives ?

Venant d’un milieu éduqué avec un boulot assuré, je peux supporter le confinement et tout faire de chez moi. Mais une classe sociale supérieure n’hésite pas à manifester en faveur du gouvernement central, à l’intérieur de gros SUV, allant même jusque devant les hôpitaux, sans avoir aucune considération pour les autres couches de la population. Ils affirment être dans leurs droits constitutionnels, que la liberté d’aller et venir doit être défendue. Il y a peu de considérations à l’égard des victimes, considérant que le nombre est très faible sur une population de plusieurs dizaines de millions de personnes. La question qui se pose c’est comment le Brésil est arrivé à ce niveau de cruauté d’une classe sociale envers les autres ? Ce sont surtout des blancs mais il n’y a pas qu’eux.

À Rio, en l’absence de l’État dans certaines zones, les mesures sanitaires sont prises par des groupes mafieux qui demandent à la population de ne pas sortir de chez elle. On voit aussi ailleurs, dans d’autres favelas, des expériences autogestionnaires se mettre en place.

C’est encore difficile de suivre les résultats concrets mais on observe cependant qu’il y a une volonté d’autonomie politique de ces groupes par rapport à un pouvoir central qui les nie et les rejette. Il y a une réorganisation politique qui ne passe pas par les partis mais par d’autres moyens. Il sera très intéressant de voir comment cela va évoluer.

Est-ce que cette crise peut amener des opportunités de changements, de transformations sociétales intéressantes ?

Dans le sens de la micro-politique, oui. Comment les groupes, les gens se positionnent par rapport à ce qui se passe? Si on prend le système éducatif, celui-ci est bouleversé. Tous les cours, présentiels, ont été changés pour maintenir les liens entre élèves et étudiants. Il y a maintenant des difficultés pour maîtriser les outils technologiques qui permettent ces liens. Ce qui est important c’est de comprendre comment les gens vivent ces moments. Il y a une grande interrogation sur l’après. D’abord, on a vu apparaître une situation à laquelle on ne pensait pas. Plusieurs étudiants n’ont pas d’ordinateurs chez eux, ni un téléphone portable. Par rapport à ça, comment vont-ils faire dans leurs activités professionnelles futures ? Face à la crise économique qui va venir, comment vont-ils s’adapter et gagner leur vie ? Il est possible de travailler dans d’autres secteurs, comme l’économie coopérative et solidaire. C’est une alternative. On voit d’ailleurs des étudiants répondre positivement à cette possibilité. Mais on est ici dans du contexte micro, celui dont je suis témoin à São Paolo.

Ce que je vois d’une façon positive, c’est la créativité collective qui émerge.

Ce que je vois d’une façon positive, c’est la créativité collective qui émerge. Là, on en revient à la responsabilité des institutions comme les écoles, les universités… qui rassemblent des générations et permettent le partage des expériences. J’insiste sur la responsabilité que des professeurs ont sur les valeurs de démocratie, de solidarité, d’écologie, etc. qui sont des valeurs universelles à souligner.

En Europe, nous assistons à un foisonnement d’appels individuels ou collectifs qui insistent sur la nécessité d’un « monde d’après ». Est-ce une idée qui vit aussi au Brésil, un monde différent, plus juste, qui pourrait émerger à la suite de cette crise sanitaire ?

Depuis que l’extrême droite a pris le pouvoir au Brésil, à la fin du gouvernement de Dilma Rousseff, il y a de plus en plus l’idée qu’il faut se rassembler, agir ensemble et faire des choses de manière collective. La culture participe à promouvoir cette idée. La poésie, les essais, la photographie, le cinéma, etc. se retrouvent aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Des gens ont été poussés à s’exprimer et ont trouvé dans les réseaux la possibilité de se faire connaître. Il y a une production culturelle neuve qui débouche aussi sur du politique. On est en train d’établir d’autres façons de faire de la politique. C’est positif et c’est un énorme changement. On est face à une rupture avec l’établi. Est-ce trop intellectuel ? Peut-être. Mais si cet environnement est une « école » qui permet de réaliser des processus politiques et pédagogiques alternatifs, ce sera une avancée.

La pandémie pourrait être un accélérateur de ce mouvement ?

Oui. Car du concret se met en place. Les débats sur les changements climatiques ne sont pas parvenus à faire bouger les choses de cette manière, peut-être parce que la pandémie nous met devant l’inexorable et la finitude.
Les gens qui n’ont pas la possibilité ou le droit de faire leurs adieux aux mourants, cela renvoie à de l’anthropologique. La pandémie nous a mis devant la vie que nous vivons et celle que nous voulons vivre. Tout cela nous renvoie à la dignité, à l’éthique justement de notre propre finitude.
Je ne sais pas si l’idée d’un « monde d’après » n’est pas en fait une mode d’intellectuels européens. Mais ici, d’une certaine manière, un monde s’est fini autour de l’idée de la démocratie et de plus de justice, notamment à la suite de la trahison dont les progressistes ont souffert. Quelles sont donc les stratégies à mettre en place face à un profil aussi cruel que ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui ? La créativité nous aide, elle aide à sortir des cadres.

Dans ce contexte, une expression intellectuelle et politique spécifiquement écologiste prend-elle une place ?

Plusieurs penseurs et artistes ont eu une expression d’ampleur internationale en faisant notamment connaître la situation en Amazonie et ce que vivaient les peuples autochtones. Parfois, les symboles sont importants. Ainsi, par exemple, il y a eu l’influence du pape François qui a reçu le chef autochtone Raoni au Vatican en 2019. Ce qui a marqué au Brésil, c’est que Raoni et François se sont embrassés, ce qui sort des relations protocolaires habituelles. L’importance politique de cette figure du pape, au Brésil peut être oubliée et cela a porté les débats sur l’Amazonie et sur l’environnement. L’ONU est une institution importante. Mais le Vatican a une influence symbolique forte. Ces institutions globales ont maintenant des discours et des pratiques qui parlent au Brésil. Mais des questions se posent sur la responsabilité des Brésiliens face à ces enjeux. Le sens du discours change lentement et la culture aide notamment à répondre et à participer à ces débats. Cela a mis 30 ans, 40 ans pour émerger mais c’est aussi le résultat d’une lutte quotidienne.

Si on peut déjà tirer des leçons de cette crise du Covid qui traverse toute la planète, quelles seraient les décisions politiques ou collectives principales que tu trouverais indispensables ?

Je pense qu’on a besoin de débats et de processus pédagogiques ouverts pour comprendre ce qu’il se passe. En finir aussi avec l’hégémonie de l’anglais dans les milieux des débats intellectuels, pour enfin faire parler les autres communautés, qui ont des choses à nous dire. Nous avons des façons de vivre et de penser qui sont complètement différentes. Mais le défi collectif est commun. Comment se mettre en conversation face à celui-ci ?
Je ne sais pas si les grandes institutions internationales peuvent faire cela mais nous, en tant que citoyens du monde, nous pouvons le faire et nous rassembler autour de cette idée. C’est là qu’il faut mettre nos efforts et nos énergies. Le prévisible en fait ne m’intéresse pas. C’est ce qui reste à découvrir qui est important. Nous avons, par exemple, toi et moi, une histoire commune personnelle et institutionnelle qu’il faut mettre en évidence. A partir de ces histoires communes, que pouvons-nous imaginer comme dialogue, comme regards croisés, comme métissage, comme actions pour la suite ?

 

(Propos recueillis par Patrick Dupriez)

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