Nathalie Grandjean est Docteure en Philosophie et Maîtresse de Conférences à l’Université de Namur. Elle est également administratrice de Sophia, le réseau belge d’études de genre (www.sophia.be) et membre du comité de gestion du Master interuniversitaire de spécialisation en Etudes de Genre (www.mastergenre.be). Ses domaines de recherche sont le corps et la technologie, la philosophie féministe et de genre, ainsi que l’éthique du numérique et de la surveillance. Elle a édité l’ouvrage « Corps et Technologies. Penser l’hybridité » (avec Claire Lobet, Peter Lang, 2012) et « Valeurs de l’attention » (avec Alain Loute, Presses du Septentrion, 2019).

 

L’autrice et dessinatrice Emma avait en 2017 popularisé et mis en exergue le concept de charge mentale avec sa bande dessinée « fallait demander ! »1.  Un concept qui existait depuis plus de trente ans dans la littérature sociologique et dans les milieux féministes mais que peu connaissaient ou comprenaient en dehors de ces milieux. Aujourd’hui, on parle également de charge émotionnelle. Pouvez-vous nous expliquer ces concepts et comment ils affectent plus particulièrement les femmes ?

Le concept de charge mentale émerge en effet des théories féministes matérialistes de la deuxième vague. Il raconte quelque chose d’assez simple : ce sont en majorité les femmes qui prennent en charge tout l’aspect organisationnel, l’aspect logistique, tout ce qui touche finalement à la gestion du privé. Le management domestique, ce sont les femmes qui le prennent en charge.
Les hommes seraient dès lors plutôt des aidants, des accompagnateurs. Historiquement, le patriarcat tel qu’on l’a connu au 19ème siècle a fait de l’homme un être dévolu à l’espace public, laissant les femmes dans l’ombre de l’espace domestique. Les espaces privés ont ainsi été le lieu de gestion des femmes. 

À partir des années 1950, les femmes « sortent » peu à peu de cet univers purement domestique pour entrer sur le marché du travail et donc par la même occasion dans l’espace public. Cette charge mentale n’a alors pas été redistribuée entre les hommes et les femmes. Elle a continué à être gérée uniquement par les femmes. C’est ce qu’on appelle aussi le concept de la deuxième journée chez les femmes. Celle qu’elles prestent en marge de leur travail rémunéré, qu’elles entament lorsqu’elles rentrent chez elles. Elles ont non seulement la charge de l’exécution des tâches domestiques mais aussi de leur organisation. C’est cela la charge mentale. Elle a effectivement très bien été mise en scène dans la bd « Fallait demander ! » d’Emma. Elle a fait prendre conscience à toute une série de personnes, hommes et femmes, de l’importance de cette charge mentale. Avec la situation de confinement, l’ampleur de cette charge est devenue plus importante encore, notamment à cause de la présence continue des enfants à la maison.

La charge émotionnelle quant à elle revient également aux femmes parce qu’elles sont aussi en charge du soin des autres. Il ne s’agit pas simplement pour elles de nourrir les autres ou de les habiller. Elles sont aussi en général la figure dont on attend qu’elle soit celle qui organise le bonheur familial.

Les femmes sont désignées en tant qu’organisatrices du bonheur des autres parce que ce serait dans leur nature. Il revient aux femmes d’être les bonnes gestionnaires et les bonnes « arrangeuses » des émotions positives au sein du foyer. Cette charge s’est étendue assez naturellement à la sphère du travail.

Dans une équipe, quand un·e collègue fête son anniversaire ou quitte la boîte, qui va penser à préparer une carte, qui va penser aux cadeaux, qui va penser à réserver un restaurant? Souvent, ce sont les femmes. 

Dans ces temps de Covid et de confinement, qu’est ce qui revient en termes de charge sur les épaules des femmes? Évidemment, ce sont des tâches très matérielles, c’est-à-dire la lessive, les repas, le soin aux enfants, l’organisation des courses… En outre, ce sont aussi les femmes qui organisent et gèrent l’harmonie familiale durant le confinement.

Dans l’enquête menée en 2013, par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes sur l’évolution des stéréotypes de genre2, il était constaté que dans un jour de semaine moyen le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères est de 3h17 contre 1h57 pour les hommes. Selon le dernier rapport de l’Insee3, les femmes passent 1h34 quotidiennement à s’occuper des enfants, contre 43 minutes pour les hommes*. Alors, avec le confinement et les hommes plus présents au domicile, est-il observé un rééquilibrage des tâches, une redistribution du travail dit « domestique » ?

En effet, le confinement n’a rien arrangé. Peut-être que certains hommes se sont davantage occupés de leurs enfants ou ont davantage contribué aux tâches ménagères. On l’espère. Mais on n’a pas non plus observé pendant le confinement que tout d’un coup, les hommes aient pris conscience de l’importance de la charge de l’organisation. Ce que l’on voit aussi, c’est que les hommes s’occupent de leurs enfants, mais ils s’en occupent souvent pour des tâches plutôt agréables ou valorisées : jouer, donner le bain,… tandis que sur les tâches plus fastidieuses, répétitives ou les tâches d’enseignement, les hommes sont beaucoup moins présents.

Et une nouvelle charge s’est aussi ajoutée à toutes les autres avec le confinement : la charge scolaire, et avec elle tous les défis qui y sont liés.

On sait que les femmes sont aussi celles qui, majoritairement, s’occupent des devoirs. D’ailleurs, souvent, ce sont elles qui prennent un congé parental pour pouvoir être avec leurs enfants à 16 heures. Donc, ce sont elles souvent qui assurent justement les devoirs avec leurs enfants. 

Et là, on a vu en effet pendant le confinement, de nombreux enfants recevoir du travail scolaire à domicile, en devant être écolés à travers des outils numériques ou en devant être accompagnés dans l’exécution de ces devoirs. On voit aussi que les hommes ne sont pas plus présents que d’habitude. C’est assez criant. Il y a beaucoup de femmes qui sont dans des situations de famille monoparentale et qui sont donc seules pour tout assumer. Rien de neuf pour elles mais cela s’est aggravé ! Là, il n’y a plus aucune échappatoire car il n’y a plus personne.

Les inégalités sont donc aussi des inégalités numériques et en particulier pour les femmes avec peu de revenus, comme c’est bien souvent le cas chez les mamans solos. 

L’enseignement à domicile et en ligne a porté un coup très dur à toutes ces femmes. En plus de ne pas pouvoir forcément toujours aider leurs enfants, elles n’ont pas non plus nécessairement les compétences pour accéder à ces outils numériques. On tombe souvent dans une situation d’impossibilité. Dans ces familles monoparentales, il arrive souvent que les mamans perdent complètement pied face à la situation qui leur est imposée par le confinement4.

Dans les métiers de première ligne, les femmes sont clairement surreprésentées. Avec les peurs, les angoisses et le stress que cela génère chez des femmes qui sont souvent en parallèle mères de famille, parfois même (mères) célibataires. La société se rend-elle compte de la contribution importante consentie par ces femmes dans l’effort commun pour assurer la continuité du fonctionnement de notre société durant la crise ?

Les crises de manière générale sont vraiment des miroirs grossissant des inégalités et en particulier les inégalités femmes – hommes.

Sur la question des femmes en première ligne, on a vu que ce sont en majorité des femmes qui sont au front  sur les métiers de soins, le personnel médical en grande majorité. Les crèches, les garderies dans les écoles sont restées ouvertes pour que, justement, les parents qui travaillaient dans le milieu médical puissent exercer. Ces garderies sont gérées par des femmes. 

On est vraiment dans cette division binaire du monde masculin et féminin parce que le féminin est supposé être ce qui soutient le monde, ce qui le soigne, ce qui le nourrit, ce qui l’entretient et ce qui finalement fait le monde. 

Je le dis avec une vision très féministe mais si on reprend la division « travail productif – travail reproductif », qui est un concept qui date de la même époque que le concept de charge mentale, les femmes sont majoritairement celles qui assurent le travail de reproduction, c’est à dire « d’élevage d’enfants », d’entretien, de soin au monde. On a vu pendant cette crise à quel point ce sont des fonctions indispensables.

Sans ce travail reproductif, il n’y a pas de travail productif. Le capitalisme tient précisément grâce à ce travail reproductif. Il s’agit d’une équation qu’on ne peut absolument pas contredire, mais qui n’est jamais prise en compte dans des sociétés capitalistes. On ne veut pas le voir. Or, il n’y a que le visible qui compte. 

Comme le travail reproductif ne semble pas rapporter quelque chose, la société n’y accorde que peu de valeur. Voilà pourquoi en majorité, les femmes sont sous-rémunérées, leurs métiers et fonctions très peu valorisés. Je pense notamment au métier d’enseignant. « Les profs ne font rien. Ils sont même payés pour ne rien faire. » On entend les pires choses. Cependant, durant les premières semaines de confinement, tout d’un coup, tout le monde trouvait que les « profs », étaient quand même des gens compétents et utiles. Et on a découvert qu’en fait c’est un métier d’enseigner. Tout comme c’est un métier que de prendre soin des autres. On le voit avec les infirmières qui pratiquent un métier éminemment technique, dans lequel il faut beaucoup de vigilance, beaucoup d’attention. Le mépris de ces fonctions de soin et d’attention aux autres est vraiment caractéristique des sociétés de capitalisme avancé. Parce que ce seraient des métiers qui n’apportent que peu voire aucune valeur ajoutée. On est vraiment dans une traduction complètement erronée de la réalité.

Pensez-vous à des solutions pour inverser cela? Comment valoriser, et ne pas oublier, d’ici quelques mois, tous les sacrifices qu’on fait toutes ces femmes? Certes, pour beaucoup, il y a eu une prise de conscience de l’importance de ces métiers mais comment faire en sorte qu’elle puisse perdurer et être moteur du changement ?

Je pense que tout d’abord, il faut augmenter les salaires de ces fonctions. Il y a de véritables injustices aussi dans le salaire de ces femmes. Les conditions de travail devraient également être revues.

Revaloriser aussi symboliquement certains métiers, comme celle d’enseignant·e, d’infirmière·e, d’aide-soignant·e, aide familiale, agent·e d’entretien. Il faudrait travailler tant sur une valorisation des salaires, que sur une valorisation symbolique de ces métiers qui prennent soin et entretiennent le monde.

Une fonction que l’on oublie bien souvent, ce sont les techniciennes de surface, présentes dans les hôpitaux, les grandes surfaces, les maison de repos,… qui sont encore plus défavorisées, qui vivent souvent dans des conditions précaires (étant donné leur bas salaire) et sont en majorité à la tête d’une famille monoparentale.

Exactement, et qui travaillent aussi dans des horaires coupés, ce qui implique de venir travailler très tôt puis de revenir parfois travailler très tard. Sans compter les conditions de travail extrêmement pénibles et les soucis de santé qui les accompagnent5. En termes de santé, c’est vraiment là aussi se dévouer pour l’entretien des autres. Donc, il y a quelque chose à faire en terme de valorisation salariale parce que là, c’est dramatique, elles sont sous-payées. Soulignons également que ces femmes sont par ailleurs souvent des femmes racisées…

La question des pensions a tout son sens. On peut prendre comme exemple les ouvriers, qui eux sont bien plus forts, grâce à leurs syndicats. Par contre, ce n’est pas le cas du secteur des techniciennes de surface, qui n’a pas cette même énergie, n’a pas de liens solides avec leur travailleuses qui elles-mêmes ne se rencontrent pas entre elles !

Ces femmes sont en effet dans une fragmentation. La fragmentation du travail est une chose qui me fait très peur. Par rapport au télétravail, il y a effectivement sans doute des éléments positifs sur lesquels on doit réfléchir, mais en même temps, il fragmente aussi toutes les organisations. En étant chacun chez soi, aucune possibilité de faire du collectif. Le collectif, justement, qui sauve les travailleurs en situation de grande précarité et de vulnérabilité. Et on voit bien que les travailleuses du secteur des titres-services, ce qui leur manquent justement, c’est de faire du collectif.

Personnellement j’ai peur que le télétravail se généralise. D’abord, j’ai peur pour les femmes parce que leur charge mentale va clairement exploser. Dès qu’un enfant est malade, ce n’est pas grave, tu peux télétravailler avec ton enfant près de toi. Tu vas aussi pouvoir continuer à faire ta lessive, à tout faire. Et le télétravail pour ça, ironiquement, est « parfait ». Parce qu’on dira maintenant aux femmes « tu ne peux plus dire maintenant que tu n’arrives pas à tout faire vu que tu es à la maison ». Lancer une machine, cela ne prend que cinq minutes. Qu’est-ce que cinq minutes? Au bureau, tu aurais fait une pause, t’aurais été boire un café avec une collègue mais là, tu ne peux plus.

Le confinement a fait exploser l’empilement de charges; charge mentale, charge émotionnelle, charge professionnelle, charge numérique.

Quand on est dans son entreprise, son organisation, son asbl, on voit les gens et donc les choses se règlent aussi comme ça très vite, même en parlant dans un couloir. En télétravail, on doit prévoir des vidéo-conférences, on doit s’envoyer des mails. Une réunion à distance, cela prend deux fois plus d’énergie. Une dépense d’énergie qui se cumule. On supporte toute une série de charges cumulatives qui nuisent dès lors à notre santé, physique et mentale, et en particulier à celle des femmes.

Un nouveau terme qui apparaît maintenant dans la sphère familiale mais que l’on connaissait bien dans le domaine du travail, c’est le « burnout parental ». La psychologue Julie Delhaye6, bénévole à ligne d’écoute SOS Parents7, nous apprends que les femmes représentent entre 80 et 85 pour cent des appelant·es. Des mamans, parfois des grand-mères, et pour les 15% restant des papas.

C’est très interpellant. Sur le coup, les gens tiennent. Après, c’est le retour du refoulé, le stress post-traumatique. Cela ne fait que commencer. De nombreuses mamans, à mon avis, vont craquer. Et on n’entend pas non plus toutes celles qui ont déjà craqué. Je pense notamment aux mamans d’enfants en situation de handicap. Il y a eu très récemment une campagne où l’on voyait des femmes avec un masque déchiré : « Confinement. Maman d’un enfant handicapé, je craque »8. Les enfants en situation de handicap, sont souvent à la source des ruptures entre les parents et ce sont les mamans qui continuent dès lors à prendre en charge l’enfant. Quand il s’agit d’enfants en situation de handicap, les pères sont souvent aux abonnés absents. Pour les mamans qui sont en confinement, en télétravail, avec un enfant en situation de handicap, c’est vraiment très difficile.

Comme on l’a dit, ce sont les femmes dans les situations les plus précaires qui sont évidemment les plus impactées. Comment leur permettre de sortir de cette spirale ?

J’ai envie de dire : quand l’État ne suit pas, il reste la solidarité entre femmes. On le voit même avant le confinement, les femmes sont solidaires entre elles. Il ne faut pas hésiter à s’appuyer sur sa voisine, sa cousine, ses amies,… pour pouvoir tenir le coup, ne fût-ce que sur le plan émotionnel. Maintenant le déconfinement s’accélère. On peut de nouveau s’échanger les enfants pour souffler. Et l’État, à travers ses différents niveaux de pouvoir, doit reprendre son rôle et offrir des structures d’accueil adaptées en priorité aux situations précaires. 

Ce qui se passe dans les pharmacies est un indicateur sociologique important. Le gouvernement l’a d’ailleurs bien compris. Sont analysés, avec d’autres acteur·trices du terrain, l’utilisation d’antidépresseurs, notamment. Un autre phénomène est apparu : les ventes de tests de grossesse ont bondi de 25% durant le confinement9. Qu’est-ce que cela peut révéler selon vous ?

Cela peut révéler plusieurs choses. D’une part, les femmes ont sans doute beaucoup moins accès au planning familial et à leur médecin traitant. On a beaucoup hésité à appeler son médecin ou son·sa gynécologue parce qu’il y avait des restrictions liées au Covid19. Puis toute la santé publique était tournée autour de la gestion de cette pandémie. Elles n’ont eu d’autre choix que d’aller à la pharmacie pour acheter ce test de grossesse.

Autre chose, –  et qui fait peur – c’est qu’il y a sûrement un certain nombre de femmes qui n’ont pas pu dire non à leur compagnon et qui se sont retrouvé enceintes. Verra-t-on une augmentation des grossesses non désirées? On le saura très bientôt. Quoi qu’il en soit, cela met l’accent sur le fait que le foyer n’est pas forcément synonyme d’harmonie ou de quiétude. Dans certains foyers, la violence conjugale est une triste réalité. Ces femmes ont peut-être subi des viols et se sont retrouvées enceintes sans forcément le vouloir. C’est une réponse qui fait peur, mais qui doit être examinée comme telle. 

Cela me permet aussi de rebondir sur l’augmentation des violences conjugales. On a vu que dès début avril, le coordinateur de la ligne « Écoute violences conjugales » signalait une hausse de 20 à 30 % des demandes d’aide. Les femmes se sont retrouvées confinées avec leur agresseur ; il n’y avait plus d’issue possible pour elles dès lors que le compagnon violent est tout le temps présent à leurs côtés. 

Ce confinement qu’il faut aussi analyser avec une perspective de genre nous montre qu’il faut aller contre cette idée que le foyer, le privé, est forcément le lieu du bonheur tel qu’on nous le vend toujours. « Le confinement, super! C’est un peu comme des vacances chez soi », a-t-on peut-être pensé. Or ce ne sont pas les vacances pour tout le monde. Pour beaucoup de femmes, c’était plutôt l’enfer. Seules avec des enfants ou un mari violent.

Certains métiers ont été oubliés dans la gestion de la crise. On peut notamment penser aux personnes en situation de prostitution, tombées du jour au lendemain sous la menace d’une précarité encore plus alarmante. Là aussi, ce sont les femmes qui souffrent.

Dès le début du confinement, de nombreuses féministes ont pris la parole pour attirer l’attention10 : à l’augmentation des violences conjugales, aux femmes en situation de handicap, aux familles monoparentales, etc. Et puis, on s’est rendu compte, comme bien souvent, que les personnes en situation de prostitution avaient été oubliées. Elles n’ont pas souvent d’existence déclarées, ce sont souvent des femmes, et parfois aussi des personnes trans, sans papiers, souvent migrant·es. En tout cas, des personnes qui sont encore plus invisibles que les invisibles que sont les femmes dans la société. 

Or, dans la situation du confinement, ces personnes sont celles qui ont très vite le plus souffert de cette situation. Parce qu’elles n’ont pas de revenu de remplacement, elles n’ont pas d’existence légale. Au même titre d’ailleurs que les personnes migrantes ou les personnes dites « sans papiers ». Toutes ces personnes sont  celles qui ne sont pas supposées exister dans la société. Toutes ces personnes vivent pourtant avec nous, elles appartiennent à notre société, elles sont donc en droit de trouver une existence digne.

On peut se réjouir que cette semaine au Parlement bruxellois a été voté un dispositif d’aide aux personnes victimes de violences intrafamiliales dans les pharmacies.11

Oui, c’est très bien. Il faut multiplier les points d’accès à l’aide, toutes les ressources envisageables. Je me réjouis à chaque fois qu’il se passe quelque chose, que ce soit au niveau fédéral, régional ou communal, parce qu’il n’y a jamais assez de dispositifs pour pouvoir sortir toutes ces femmes en grande précarité de leur situation.

Par contre, il est toujours délicat dans la pratique d’implémenter toutes ces politiques. Comment les pharmacien·nes seront-ils formé·es ? Comprendront-ils·elles bien ce qu’on attend d’eux·elles ? Ces actions-là, on doit les multiplier. Il faut plus de programmes de sensibilisation sur les problèmes de violences faites aux femmes, y compris dans les écoles. Il faut que la Convention d’Istanbul12 soit appliquée. Il faut faire proliférer tout ça car ce n’est pas avec une seule mesure qu’on va arriver à faire changer les choses pour les femmes. On ne doit jamais se satisfaire d’une seule mesure et on voit dans les situations de crise que même toutes les mesures qui sont déjà là ne sont jamais suffisantes. 

La crise nous montre l’ultra nécessité de le faire tout de suite. Il faut multiplier toutes les actions possibles pour pouvoir contrebalancer le côté vampirique du capitalisme où la seule valeur qui compte c’est celle qui produit de la monnaie…

Selon vous, qu’est-ce que « chausser les lunettes du genre »?

Les inégalités de « genre » sont systémiques mais asymétriques. Il faut accepter la réalité des constats opérés, sans les diluer dans une vision universalisante ou événementielle . Cette crise qui nous arrive n’est qu’un miroir grossissant de ce qui est déjà là. 

La crise n’est pas un moment extraordinaire, quelque chose qui ne va plus jamais revenir. C’est en fait dédoubler ou augmenter la réalité qu’on vit déjà. La crise nous permet de voir où sont les invisibles, ces personnes que la société met en état d’invisibilité. On les a nommées précédemment. Dans ces invisibles, il y a aussi celles et ceux que la société met en état de minorité, qui n’ont pas droit à la parole, comme les enfants, les vieilles et les vieux, les personnes en situation de handicap. Pendant le confinement, on les a vu·es (car on les a filmé·es) mais on ne les a pas entendu·es car on ne leur a pas posé de question. Rentrer ou non à l’école, par exemple… On décide pour elles·eux. C’est pareil pour les personnes âgées qu’on a laissé mourir. Elles sont mis en état de minorité, très vulnérables, très précaires, à l’instar des sans-papiers, des migrant·es, des personnes en situation de handicap. Chausser les lunettes de genre est indispensable durant cette « crise » du Covid-19, tout comme il est indispensable de ne pas oublier que ce régime de domination du genre s’articule à ceux de la classe, de la race, et du validisme.  

Il faut adopter une perspective intersectionnelle, qui entend donner la parole à ces mineur·es et ces invisibles qu’on ne veut pas voir et qu’on n’a forcément pas envie d’entendre.

Il me semble aussi indispensable de dire qu’on ne va pas tout régler en ajustant des équilibres et des compensations entre travail productif et reproductif. Nous devons imaginer un monde qui se pense hors des logiques de domination et d’exploitation les un·e·s envers les autres. A ce titre, les théories du care montrent que notre rapport primordial au monde n’est ni l’autonomie ni la souveraineté du sujet, mais plutôt l’interdépendance et la vulnérabilité. Quand on parle d’interdépendance, évidemment, on est dans un paradigme écologiste ou écosystémique. C’est quelque chose qui nous a marqué pendant cette crise : comment reconnaître et valoriser l’importance de nos interdépendances ?  Confinés, isolés, privé·es des autres, nous avons tous et toutes bien compris à quel point notre rapport au monde s’exprime d’abord dans le besoin de nos dépendances mutuelles. 

Cependant, il faut faire attention à ne pas « angéliser » ces théorie du care ; il faut politiser le care comme pilier central de ce monde que la crise du Covid-19 appelle à changer. Politiser, cela veut dire qu’on ne doit pas se contenter d’une version un peu plate où l’on rejouerait le féminin contre le masculin, au risque de tomber dans du différentialisme béat.  

Si vous deviez citer deux mesures concrètes que le monde politique devrait prendre, quelles seraient-elles ?

Je pense que d’abord, dans tout groupe de travail qui va, après le confinement, « relancer l’économie », il faut une parité homme-femme, un équilibre entre le marchand et le non-marchand. Il faut aussi entendre la voix des racisées, et de toutes celles et ceux qui sont mis en état d’invisibilité et de minorité. 

Une deuxième mesure consisterait en la valorisation de tous ces métiers dévalorisés. Donc à la fois la valorisation salariale, qui est indispensable, une reconnaissance symbolique, comme le fait de donner une visibilité à celles et ceux qui n’en n’ont pas. Et construire cette visibilité avec les acteurs et les actrices concernées. Faire appel à des associations de terrain, sans se contenter de décider à leur place. Pas de paternalisme politique !

 

Propos recueillis par Carolina Quintero P.

 

Bibliographie:

1« Un autre regard T.2 » de Emma – Massot Editions. Egalement disponible en consultation sur son site : www.emmaclit.com
2Institut pour l’égalité des femmes et des hommes sur l’évolution des stéréotypes de genre – www.igvm-iefh.belgium.be
3L’Institut national (français) de la statistique et des études économiques – www.insee.fr
4Lettre ouverte de vie féminine – ” Précarité numérique et confinement, les femmes plus impactées encore !
5Voir à ce sujet le documentaire de Gaëlle Hardy et Agnès Lejeune, « Au bonheur des dames ? » , Belgique, 2018 www.aubonheurdesdames-lefilm.com
6Julie Delhaye est psychologue et sexologue, elle a créé le groupe Facebook : « Burnout Parental | Prévenir – Réduire – Guérir »
7SOS Parent – Dispositif téléphonique temporaire mis en place pendant le confinement par Isabelle Roskam et Moïra Mikolajczak, toutes deux spécialistes du burn-out parental à l’UCLouvain – www.burnoutparental.com
8Campagne du GAMP, Groupe d’Action qui dénonce le Manque de Places pour personnes handicapées de grande dépendance – www.gamp.be
9 Selon l’Office des Pharmacies Coopératives de Belgique (OPHACO) qui est une organisation professionnelle comptant 8 membres – sociétés coopératives agréées – qui représentent ensemble près de 600 pharmacies.
10Nombreuses « cartes blanches » dont celle lancée par Nathalie Grandjean et Séverine Dusolier consignée par de nombreuses féministes – RTBF – Les Grenades
11 – Parlement de la Région Bruxelles-Capitale. ” Proposition de résolution : visant à mettre en place un dispositif d’alerte spécifique en partenariat avec les officines pharmaceutiques pour les personnes victimes de violences intrafamiliales ” déposée par Mmes Delphine Chabbert, Margaux De Ré, Viviane Teitelbaum, Nicole Nketo Bomele, Hilde Sabbe, Khadija ZamouriI et Lotte Stoops – Texte voté à l’unanimité pour la Commission Égalité des chances et Droits des Femmes le 2 juin 2020.
12 – « Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique », Istanbul 11 mai 2011 – www.rm.coe.int

Share This