La crise actuelle fait craindre une pénurie d’approvisionnement alimentaire, avec des flux de distributions qui ne seraient plus assurés. On sait que les grandes villes disposent d’un stock alimentaire de plus ou moins de trois ou quatre jours. Qu’en est il vraiment à l’heure actuelle, après deux mois de confinement? Ces craintes sont-elles confirmées?
Je n’ai pas l’information complète mais je pense, effectivement, qu’il y aura des effets qu’on ne sent pas encore maintenant. Tout dépend de la façon dont le confinement, au niveau mondial, va se maintenir et quels seront les rebondissements du virus. Cependant, le cycle alimentaire n’est pas quelque chose qui se décide en quelques semaines ou quelques mois. Donc s’il y a un retentissement, un effet, il pourrait se faire sentir jusqu’à des années dans le futur.
le cycle alimentaire n’est pas quelque chose qui se décide en quelques semaines ou quelques mois.
Une des questions que je me pose est relative aux stocks céréaliers. Est ce qu’on en a? Ici ou ailleurs ? Jusqu’à quelle date peuvent-ils suppléer aux besoins, ce qui est vraiment la première question à se poser. Je n’ai pas la réponse à ces questions. Auparavant, les États avaient une stratégie de maintien d’un stock alimentaire céréalier dans une mentalité d’après guerre. C’était une économie à poursuivre absolument. J’ai l’impression qu’on a lâché ça en faveur d’une économie à flux tendu. Il n’y a donc quasi pas de stock et la distribution se réalise en réduisant les besoins de stockage de dépôts.
Il peut y avoir également un autre effet dont on parle peu et qui est celui de la spéculation. Pendant la crise de 2008-2009, il semble que ce sont surtout les mouvements des spéculateurs qui ont causé la hausse très exagérée des prix des céréales plutôt qu’un réel manque. Ce serait une propagation de la mauvaise nouvelle suivant laquelle les récoltes seraient moindres dans les grands pays exportateurs de riz et de blé qui aurait mis en marche ce mouvement de spéculation. Il faut donc y faire attention.
La Belgique n’est autonome en céréales panifiables qu’à moins de 50%. Nous apparaissons comme particulièrement tributaire des importations. Comment cela se peut-il?
C’est parce que nous avons fait le choix de produire surtout des céréales fourragères. C’est aussi dû au fait qu’une proportion grandissante du territoire agricole est donnée au maïs fourrager, pour nos élevages, et à la pomme de terre, une culture exportatrice. Si on comptait juste les céréales fourragères et qu’on les remplaçait par des variétés panifiables ou orientées sur la nutrition humaine, la Belgique pourrait nourrir la Belgique. Avec notre population actuelle, c’est encore faisable.
Cela soulève la question, dans une situation de crise, de la conciliation du temps court avec le temps long. La transition que nous appelons de nos vœux ne se décrète pas du jour au lendemain. Quelles peuvent être les mesures qui pourraient accélérer cette transition? Et comment assurer justement le long terme tout en répondant aux besoins immédiats?
Concernant les besoins immédiats, d’un point de vue agricole, pour le moment, on ne sait rien faire. Mais pour la production dans les mois à venir, il faut décider de ce que l’on va semer comme céréale d’hiver en septembre-octobre. Le gouvernement pourrait mettre en place des mesures pour encourager les agriculteurs à ensemencer des céréales panifiables et en même temps, prendre les mesures de sorte à ce que ces céréales panifiables trouve leur chemin vers le consommateur belge.
Cela peut amener deux choses: déjà, nous serons rassurés en terme de sécurité alimentaire. Mais ensuite, il y a la question du comment faire. Par exemple, quels prix seront proposés aux agriculteurs pour qu’ils se sentent encouragés à s’engager dans cette politique? On peut donc opter pour des mesures qui auront leurs effets à plus long terme.
Cependant, pour le moment, je suis assez sceptique. J’ai l’impression que le gouvernement en place actuellement n’y pense pas du tout. Ce n’est pas leur souci actuel. Les appels que nous avons lancé n’ont pas eu d’échos. Le gouvernement ne voit pas le lien ni l’opportunité qu’il y a à se lancer maintenant dans le New Green Deal de l’Union Européenne.
Vous relevez la différence, presque culturelle, qui existe entre la Flandre et la Wallonie par rapport au développement de l’agroécologie. Est ce que dans la crise actuelle, vous relevez également cette même différence d’approche ou de sensibilité ?
Oui. En Flandre, il y a un réel débat entre deux écoles. J’appartiens à l’école minoritaire. Pour l’école majoritaire, il faut maintenir l’agriculture et le système alimentaire actuel parce qu’il est le plus efficace et le plus efficient. Donc, on ne s’entend pas. C’est un débat de sourds.
Avec cette idée qu’il ne sera pas possible avec l’agroécologie de nourrir tout le monde et que l’agriculture industrielle a un côté rassurant de pouvoir assurer quantitativement les besoins. Ce qui pose d’ailleurs la question de la définition des besoins, notamment la consommation de la viande.
On se place en fait dans l’idée de la consommation maximum de cette surproduction assurée par l’industrie. L’industrie est dans une situation de surproduction chronique, ce qui est voulu sinon ces industries agroalimentaires, qui ont besoin de matières premières bon marché, ne pourraient pas réaliser leurs marges.
On est aussi dans une situation de surproduction pour que l’on puisse se permettre de ne rien payer aux agriculteurs et de produire des aliments industriels relativement bon marché. Une conséquence est que tout le monde a l’impression d’être dans un monde d’abondance. C’est psychologique. Le consommateur moyen veut ça. Mais on ne réfléchit pas à la qualité, on ne réfléchit pas à l’effet rebond, on ne réfléchit pas à notre santé. Ce qui m’a frappé avec la pandémie, c’est la corrélation entre état d’obésité et sensibilité au virus. Tout d’un coup, on se trouve dans une situation où le pays le plus puissant du monde soit disant se trouve vidé de ses entrailles.
On se place en fait dans l’idée de la consommation maximum de cette surproduction assurée par l’industrie. L’industrie est dans une situation de surproduction chronique, ce qui est voulu sinon ces industries agroalimentaires, qui ont besoin de matières premières bon marché, ne pourraient pas réaliser leurs marges.
Cela devrait faire réfléchir les autorités de la santé publique sur l’importance de la qualité de nutrition et de la culture alimentaire. Ce lien agriculture-alimentation-santé est rarement mis à plat.
Quand vous parliez de l’obésité, je faisais le lien avec le rapport entre l’agriculture industrielle et le développement et la propagation des virus. Est ce que l’agriculture industrielle est une sorte d’autoroute pour la propagation des virus?
Il y a plusieurs tendances qui se touchent ou qui s’enchevêtrent. Il y a cette tendance à aller implanter dans les pays émergents notre système à grande échelle, surtout en ce qui concerne l’élevage.
On va y amener nos « clones », comme des porcs et des poules qui sont sélectionnés pour leur productivité mais qui ont une très forte sensibilité aux maladies, d’autant plus dans les conditions stressantes de ces élévages de masse. Ces animaux vont donc être implantés dans des pays qui ont encore pas mal de réserves de biodiversité sauvage, avec par exemple des forêts qui, jusqu’à récemment, n’ont pas été vraiment pénétrés par l’Homme.
Ces pays font aussi face à des déforestations suivies de constructions d’énormes industries. Dans le même cadre, un marché parallèle, plus traditionnel, existe toujours, proposant des ressources animales provenant de ces forêts qui sont mises sous pression. La mondialisation vient sur ces flux et accroît les échanges.
Il n’y a donc pas de localisation ou de confinement à un seul endroit. Il y a une connectivité quasi directe de Wuhan à New-York.
Un autre point que je souhaite amener, ce sont les grands mouvements financiers. Dans son livre « Big farms make big flu », le biologiste Rob Wallace démontre que cette grande industrie, installée en Chine en Thaïlande ou au Vietnam, et qui trouve la source de son financement à New York, à Londres, etc. fait bel et bien primer la rentabilité des investissements. On se retrouve face à un amalgame entre monde de la finance, l’agriculture, le food-system, tout cela dans une approche complètement globalisée. Et puis, vis-à-vis de l’émergence de virus, des écologues médicaux ont mis en avant les connexions entre quelques animaux particuliers et les humains. Par nature, des animaux comme les chauve-souris semblent souvent porteurs de tout un cortège de virus auquel ils ne sont pas sensibles. Ces virus rentrent ensuite en contact avec nous quand nous venons déstabiliser ces environnements encore vièrges, si on peut encore utiliser ce terme.
Revenons aux conséquences de la pandémie, notamment sur la situation de pays du Sud. On évoque de 265 millions de personnes qui seraient menacés par la famine. Le nombre de personnes sous-alimentées au travers le monde, déjà en croissance ces dernières années, va inévitablement encore augmenter du fait de la pandémie. On sait que la crise va être profonde, avec des effets sociaux très importants qui vont toucher les populations et les pays moins favorisés. On se retrouve donc face à des questions quant à une approche de sécurité alimentaire pour venir en aide à ces régions. Or, on se souvient des interventions massives pour assurer les besoins immédiats qui ont mis en danger les cultures vivrières locales à petite échelle. Vous qui connaissez bien ces régions, suite notamment aux projets que vous avez menés en Tunisie ou au Burkina-Faso, comment défendre cette approche de l’agriculture résiliente locale qui permet de faire face aux crises ?
C’est une question très difficile parce que après avoir quitté la Tunisie, je me suis dit que je n’irais plus jamais travailler dans un pays en voie de développement. Mine de rien, on finit toujours par y imposer nos visions sur une situation qu’on connaît jamais assez bien.
En Tunisie, par exemple, la situation de dépendance alimentaire est quasi totale. C’est un pays en voie de désertification qui fait aussi face à une pression démographique importante, de l’ordre de 1.5 %. Toute cette sous-région, de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient, est dans une situation d’élevage hors sol qui ne permet plus de répondre aux attentes alimentaires de la population. L’agroécologie ne pourra pas fondamentalement changer cette situation de dépendance.
La seule chose que l’on peut faire, c’est plus ou moins restaurer un couvert végétal là où celui-ci a été dégradé. Mais dans ce cadre, on tombe sur un autre grand facteur qui nous échappe totalement à savoir le changement climatique. Avec l’élévation des températures et la réduction des précipitations, j’ai perdu espoir qu’un jour, on puisse trouver des moyens pour restaurer la végétation steppique de cette sous-région et garder un environnement plus ou moins correct pour les générations futures.
Quand je discute avec les universitaires des différents pays rencontrés durant ces projets, certains me parlent des réalisations positives d’une nouvelle agriculture utilisant moins d’engrais de synthèse, moins de pesticides. Ils insistent sur la nécessité de plus de souveraineté alimentaire. Mais est ce qu’ils y croient vraiment? Ou est ce qu’ils y croient parce que cela leur permet d’avoir accès à des fonds financiers? Et donc, on est en train d’imposer encore une fois notre vision de l’agroécologie à des pays qui n’ont jamais eu l’opportunité de se prendre en main eux mêmes.
Mais c’est en fait une remise en question fondamentale de toute la conception de l’aide publique au développement. Même la plus exemplaire, la plus progressiste et la plus avancée.
Oui. Toute cette approche soit disant nouvelle qu’on trouve dans l’agroécologie avec notamment une large participation de la population fait l’objet de critiques. Les tenants de cette idée de l’agroécologie n’ont jamais pris connaissance de la littérature existante en anthropologie sur l’idée même de vouloir faire participer une population soumise. Or, qu’est ce qu’on voit souvent? C’est que l’on sème du conflit. On ne voit pas ce qu’on fait car souvent on ne parle pas la langue, on ne connaît pas les cultures locales.
Mais pour en revenir à la question de la famine menaçante et de la souveraineté alimentaire versus sécurité alimentaire, comment se positionne par rapport à ça? Des demandes de soutien vont arriver. Que faire dès lors ?
En effet, ce seront des décisions difficiles à prendre. D’une part, il faut encore attendre de voir ce qu’il va se passer pour les pays du Sud en contact avec le virus. Il faudra étudier les statistiques, les vérifier pour leur fiabilité et voir aussi comment les populations sont sensibles ou non au virus.
Il ne faut pas non plus oublier que ces pays sont aussi confrontés aux phénomènes migratoires, qui pourraient aussi revenir vers nous. Et pour tout ce qui est sécurité alimentaire ou souveraineté alimentaire, est ce que les gouvernements de ces pays ont le choix de refuser l’aide offerte ?
Après le coronavirus, les virologues nous disent « Préparez vous pour le suivant ». Et donc, est ce que nous, serons encore dans une position d’offrir de la sécurité alimentaire ? Il y a aussi une réelle incertitude par rapport à notre position dans le monde.
On a constaté avec la pandémie que les citoyens vont plus facilement vers leurs producteurs locaux. Vous aviez relevé lors d’une interview que, dans la notion de circuit court, il y a une dimension culturelle importante, à savoir que on a plus conscience de la réalité du paysan et du mouvement des saisons. Est ce que cette dimension culturelle est un élément porteur d’espoir, en ce sens que la population va prendre davantage conscience des effets néfastes de l’agriculture industrielle ?
J’ai déjà reçu cette question d’un journaliste du Standaard. J’ai répondu qu’on a vu avec des anciennes crises sanitaires liées à l’alimentation qu’il y aurait une ruée vers ce qui semble plus sain et sûr une fois que la crise soit disant finie. Mais c’est du wishful thinking. On l’a vu par le passé, par exemple avec le scandale sur Monsanto. Une vérité qui dérange, ça n’intéresse personne. Une mensonge qui rassure, ça nous intéresse tous.
La grande question est: comment peut-on convaincre le plus grand nombre que l’agriculture biologique permet d’assurer la résilience et la souveraineté alimentaire? Il faut parvenir à se reconnecter à la terre et aller plus loin que l’alimentation. On voit les effets thérapeutiques du travail de la terre. On voit que le travail, le contact avec les animaux, le contact avec la terre, le rythme, la structure, etc. sont aussi positifs pour l’esprit.
La grande question est: comment peut-on convaincre le plus grand nombre que l’agriculture biologique permet d’assurer la résilience et la souveraineté alimentaire? Il faut parvenir à se reconnecter à la terre et aller plus loin que l’alimentation.
Il faut aussi se reposer sur le savoir de nos paysans, de nos agriculteurs. Tout le vécu de l’élevage, par exemple, est immense et ne peut s’acquérir en une génération. Or, l’élevage connecté au sol nous quitte, car il est perçu comme trop contraignant. Mais sans élevage et les transferts de fertilité qu’il permet des prairies aux champs, je ne vois pas comment nos champs continueront à produiront nos denrées de base à un niveau acceptable. Il faut qu’il y ait des alliances entre les nouveaux agriculteurs et les anciens. Il faut qu’ils vainquent leur méfiance mutuelle. Nous ne semblons plus croire que l’insécurité alimentaire pourrait nous, occidentaux, jouer des tours. Eh bien si.
Propos recueillis par Michael Lucas