Urbanisme tactique: Gardons nos villes plus respirables après le déconfinement
Le confinement forcé a eu au moins un effet positif : retrouver la ville sous un angle plus agréable : les rues sont désertées par les véhicules à moteur qui les squattent habituellement, l’air est plus respirable, le silence permet de redécouvrir les chants d’oiseaux,… Nos balades virtuelles sur les réseaux sociaux révèlent la fascination des internautes, qui postent des photos montrant des mers d’asphalte vidées du patchwork de carrosseries. La vacuité de ces espaces apparaît subitement comme une opportunité pour d’autres types d’usages : pour les piétons, pour les cyclistes, pour le badminton, pour les jeux d’enfants, le tout à bonne distance sociale. Il importe en effet, afin d’éviter la propagation de la pandémie, de préserver une salubre distance physique d’au moins 1,5 mètre, si on souhaite s’entendre, et davantage si pas d’affinités. Les espaces publics sont petits à petits récupérés par les habitant.e.s. En attendant le retour à la « normale » ?
Déjà fondamentale dans le monde pré-Covid, cette question devient aujourd’hui critique : pourquoi se serrer sur des trottoirs trop étroits dans de nombreuses voiries ? Pourquoi ne pas déborder sur l’espace habituellement dévolu aux véhicules motorisés, qui occupent près de 70% de la place pour rester près de 95 % du temps immobiles ?
Nos salubres usages sociaux se dilatent dans l’espace.
L’urbanisme tactique
Inventé en 2005 à San Francisco par le collectif Rebar, promoteur du « park(ing) day » qui consiste à aménager pour 24 heures des pocket parks (parcs de poche) et autres lieux de sociabilité sur des emplacements de parking, l’urbanisme tactique consiste à récupérer l’espace public par des actions temporaires, artistiques, décalées, issues des communautés locales. Considéré comme le théoricien du concept, Mike Lydon1, un urbaniste qui dirige le collectif activiste new-yorkais The Streets Plan, le définit comme « une série d’actions réalisées à petites échelles dont l’objectif est de répondre à quelque chose de plus large. Ainsi, il s’agit de gestes délibérés qui agissent localement, à l’aide de moyens réduits et pour un laps de temps relativement court sur un espace collectif — ou qui devrait être utilisé comme tel — sous ou mal utilisé. »2
Cet urbanisme est « tactique » parce qu’il propose de développer des aménagements temporaires ciblés là où la population identifie un besoin impérieux à mettre en œuvre. Au moyen de mobilier urbain facile à installer, il est ainsi possible de démontrer les changements possibles à l’aménagement d’une rue, d’une intersection ou d’un espace public. On peut ainsi montrer comment cet aménagement est susceptible d’influencer le comportement des usagers, et construire les conditions du changement, éventuellement de manière définitive. Il s’agit d’un outil qui ouvre des perspectives intéressantes dans la redistribution de l’espace public.
Parmi ces pratiques, certaines ont rejailli à l’occasion du confinement. Dès fin mars, émergent un peu partout des appels à mettre en œuvre des pratiques d’urbanisme tactique : en particulier celles qui consistent à récupérer une partie des rues au bénéfice des modes actifs que sont les piétons et les cyclistes au moyen d’installations provisoires : signalisation verticale (blocs de béton, plots, cônes de signalisation, bacs à fleurs, barrières Nadar…) ou horizontale (marquages, pochoirs de vélos peints au sol,…). Le 8 avril 2020 un article du New York Times, « The magic of empty streets » décrit les diverses initiatives prises dans le monde. Sans surprise, ce sont les villes innovantes en matière d’urbanisme qui ont lancé le mouvement : Montréal, New York, San Francisco, Mexico, Bogota, Berlin, Hambourg, Dublin, Oackland… Cet article évoque les rues comme « paradis des piétons » : les parcs sont suroccupés, occupons les rues. Les militants cyclistes se ruent sur cette opportunité inespérée de se voir enfin reconnaître leur droit à la sécurité dans l’espace public. En Allemagne, Berlin publie un guide de recommandations d’aménagement. Celui-ci est rapidement traduit et diffusé dans l’immense réseau des militants cyclistes. En France, Pierre Serne, président du club des Villes Cyclables, est nommé par la ministre de la transition écologique Elisabeth Borne pour étudier la mise en place de solutions de réseaux cyclables temporaires et le CEREMA édite un guide technique afin d’outiller les municipalités dans l’aménagement de pistes cyclables temporaires qui permettent de respecter les distances interpersonnelles.
Initiatives bruxelloises
Bruxelles emboîte le pas. Le 15 avril, la Ministre Elke Vanden Brandt écrit à l’ensemble des communes bruxelloises afin de leur proposer de rentrer des projets d’aménagements de zones de rencontre ou de rues cyclables. Des ordonnances de police permettent en effet de réaliser rapidement des aménagements temporaires. Ixelles a déjà fermé la circulation autour des étangs d’Ixelles. La largeur des trottoirs ne permet en effet pas d’assurer la distance sociale dans un espace très recherché par beau temps pour ses qualités rafraîchissantes et paysagères. Saint-Gilles aménage 12 zones de rencontre temporaires et 8 rues cyclables. Schaerbeek propose un parcours continu dédié aux coureurs sur le pourtour du parc Josaphat. Anderlecht, Bruxelles Ville, Etterbeek, Evere, Forest, Koekelberg, Ixelles, Jette, Molenbeek, Watermael Boitsfort, Woluwe Saint-Pierre, … font également des propositions. La ministre a annoncé la mise en oeuvre de 40 km de pistes cyclables temporaires sur les radiales, la moyenne ceinture et les « missing links » que les associations cyclables attendent depuis des années. La révolution cyclable est enfin en route à Bruxelles ! Ces aménagements visent à améliorer la qualité de vie dans les quartiers. Ils sont cohérents avec la zone 30 généralisée et le projet de plan régional de mobilité Good Move qui prévoit la création de mailles apaisées dans tous les quartiers.
Autres mesures fortes : le bois de la Cambre est fermé à la circulation, l’ensemble du Pentagone, première zone test des mailles apaisées du Plan régional de mobilité Good Move, est déclaré « Zone de rencontre », ce qui signifie que piétons et cyclistes sont prioritaires et autorisés à circuler sur la chaussée, où la vitesse est réduite à 20km/h, et plus seulement sur les trottoirs ou pistes cyclables.
Ce mouvement fait étrangement écho à celui qui a entraîné la transformation des politiques de mobilité aux Pays-Bas dans les années 70.3 Le choc pétrolier, combiné au nombre croissant d’accidents de la route impliquant des jeunes cyclistes face à des voitures, a réuni pouvoirs publics et citoyens autour d’un nouveau paradigme centré sur le vélo. Avec le succès que l’on sait.
Le contexte de pandémie et les contraintes sanitaires qu’il implique a permis, un peu partout dans le monde, de débloquer les oppositions de principes à toute mesure qui aurait pu être perçue comme préjudiciable au trafic automobile. Les habitant.e.s des zones urbaines ont découvert l’espace public qui leur échappait, et n’entendent pas le rendre aisément. A juste titre, tant les preuves s’accumulent pour dénoncer les externalités négatives, en matière économique, environnementale ou de santé publique, d’une mobilité urbaine trop longtemps basée sur la seule voiture. Nous assistons en ce moment à des avancées majeures, qui devront être confirmées en suivant les procédures d’usage : à partir du moment où ces aménagements deviendraient définitifs, des enquêtes publiques restent obligatoires.
En attendant, ces aménagements permettront d’évaluer ce qui fonctionne, ou pas, d’améliorer les dispositifs par le retour d’expériences, d’en débattre avec les citoyens. On peut donc y voir une manière de démocratie directe qui s’adosse ou s’ajoute à la démocratie représentative.
Le rôle précurseur de la société civile
L’urbanisme tactique est envisagé dans une dimension participative, en lien direct avec les riverains ou les associations de terrain. Pour cette raison, les canadiens préfèrent l’appellation d’urbanisme participatif, qui intègre pleinement cette vision. Si l’espace public est un bien commun – et il l’est – il est bien normal que l’expression populaire s’exprime autrement que par le biais des traditionnelles enquêtes publiques top-down.
Les Bruxellois sont déjà familiarisés avec de ce type de pratiques. Dès 2000, en effet, suite à l’échec du premier plan de réaménagement des boulevards du centre en 1998, les associations spécialisées en environnement urbain4 ont promu le mouvement « Reclaim the streets »5 qui organise les street sharing party. Ces associations accompagnent également depuis 2008 l’organisation par les Bruxellois de diverses actions soutenues par Bruxelles Environnement dans le cadre du programme Quartiers durables »6, qui comprend un volet « Se réaproprier l’espace public pour l’usage des citoyens » : des aménagements verts provisoires, des rues réservées aux jeux, des fêtes de voisins dans l’espace public, etc. Rappelons qu’en 2012, c’est l’appel lancé par Philippe Van Parijs sur Facebook qui a incité plus de 3.000 personnes à venir pic niquer sur la place de la Bourse, soutenu par la société civile sous la bannière Reclaim the streets. Cette occupation7, réalisée sans sans autorisation préalable de la police, a entraîné la décision de la Ville de Bruxelles de piétonniser les boulevards du centre. Cette action de désobeïssance civile a mis en évidence un besoin physique, sanitaire, d’espaces publics, dans toutes les couches de la population (l’ouest du Pentagone, très densément peuplé, dispose de peu d’espaces verts) mais aussi la revendication de l’espace public comme bien commun, comme espace politique (et non plus comme espace réduit à la fonction circulatoire et commerciale). Plus récemment, le mouvement des rues scolaires a également été mû par des considérations sanitaires : la protestation contre la pollution de l’air qui entraîne chaque année près de 10.000 décès prématurés par an dans notre pays et fragilise particulièrement les systèmes respiratoires des enfants. Ces initiatives répondent à des besoins sociaux nouveaux, et ont été considérablement renforcées par la crise du Covid-19.
Après le déconfinement, gardons l’espace public
La crise que nous vivons est une crise sanitaire, elle appelle des réponses sanitaires. Les niveaux de pollution de l’air constatés ces dernières années en sont une autre : ils causent en effet la mort prématurées de 10000 personnes chaque année en Belgique et amputent chaque Bruxellois.e.s de plus d’un an d’espérance de vie en bonne santé. La crise du Coronavirus a démontré, s’il le fallait encore, le lien direct et immédiat entre la pollution de l’air et le trafic routier. Mais si en seulement quelques jours de trafic réduit les résultats positifs ont été visibles et mesurables, le retour à la « normale » risque d’être aussi rapide. Surtout dans un contexte sanitaire qui semble dissuader de recourir aux transports publics.
Plusieurs urbanistes ont déjà attiré l’attention sur le risque de voir réapparaître l’omnipotente voiture et son cortège de nuisances, alors qu’on sait que la pollution de l’air est susceptible d’aggraver le virus. Quel terrible paradoxe cela serait d’assister, impuissants, au retour de l’individualisme le plus égoïste après une crise qui a mobilisé résistance et solidarités collectives. La société crève, justement, du désinvestissement dans les services publics au profit de l’individualisation, voire la privatisation de chaque segment de la vie, dont le transport.
« Au moment du déconfinement, l’un des défis va être d’éviter la saturation des transports collectifs, incompatible avec la sécurité sanitaire », rappelle Mathieu Chassignet, ingénieur à l’Agence pour la maîtrise de l’énergie (Ademe) des Hauts-de-France et spécialiste des mobilités. Le report vers l’auto individuelle ne sera pas possible pour tout le monde et, quoi qu’il en soit, pas souhaitable à l’heure où l’enjeu sera aussi de ne pas retomber dans les extrêmes de pollution de l’air. »8 Il faut tout doucement nous désintoxiquer de l’usage immodéré de la voiture, même si, bien sûr, il restera toujours une place pour ceux qui n’ont pas d’alternatives, les personnes à mobilité réduite, les artisans, les taxis, les véhicules d’urgence,…
En matière de mobilité, les Belges oscillent depuis 30 ans dans la politique de l’oeuf et de la poule : j’abandonnerai ma voiture quand les alternatives seront satisfaisantes. En ville, elle le sont mais il faut leur faire physiquement de la place et les sécuriser par la modération de la vitesse des véhicules motorisés.
Ces expériences d’urbanisme tactique, nous pouvons donc en conserver les bénéfices à l’occasion du déconfinement, d’autant qu’il faudra, plus que jamais, conserver nos distances de sécurité afin d’éviter de nouvelles flambées de contamination au COVID-19. N’attendons pas demain, et anticipons les décisions difficiles. Préparons les mesures déjà annoncées : le renforcement de la LEZ qui va vider Bruxelles des véhicules Euro 4, la sortie des carburants fossiles décidés par le Gouvernement précédent d’ici 2030 pour le diesel et 2035 pour l’essence.
Ici et maintenant
Paradoxalement, ces mesures de distanciation sociales, qui sont difficiles à vivre parce qu’elles nous rappellent combien nous sommes des êtres sociaux, pourraient contribuer à recréer à l’avenir davantage d’interactions sociales.
Maintenons après le confinement cette forme de contribution pratique à la lutte contre le réchauffement climatique. Maintenons un cadre de vie agréable en ville pour que l’expérience parfois douloureuse du confinement en appartement ne réamorce pas la pompe de l’exode urbain : les jeunes ménages quittent Bruxelles au rythme de 10.000 personnes par an, en général au deuxième enfant. Le bruit et le manque de verdure constituent les premiers facteurs d’exode. Cet exode a des conséquences énormes en termes sociaux (perte de temps dans les embouteillages, stress, fatigue,..) et en termes collectifs (étalement urbain, mitage des paysages, coût des infrastructures, concurrence fiscale inter régionales puisque les contributions sont dues sur le lieu de résidence…). Bruxelles a tout intérêt à garder ces ménages et, par conséquent, à leur proposer une qualité de vie décente, dans les espaces privés (qualité des logements) comme dans les espaces publics qui doivent devenir « enfants admis » et réinvestis par la nature. Ce n’est pas un hasard si les Communes proposent d’étendre l’espace voitures non admises autour des grands espaces verts : l’ombre des plantations, la beauté des arbres d’alignement concourent à la qualité de vie (et à la lutte contre le changement climatique par la lutte contre les îlots de chaleur, en maintenant une certaine humidité, etc.). Nous savons également que la sécurité routière constitue une condition primordiale à l’usage du vélo, en particulier pour les enfants qui vont devoir retourner à l’école à partir du 18 mai. Il fait beau. A Bruxelles deux tiers des déplacements font moins de 5 km. Faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour soutenir le déploiement confiant du vélo en ville et assurer, là aussi, une cohabitation respectueuse avec les piétons.
Une ville “marchable”, pas une ville marchandise
Au départ alternatif à l’urbanisme conventionnel, l’urbanisme tactique peut aujourd’hui s’articuler avec les approches institutionnelles, ne serait-ce que parce que les temps de disette budgétaires sont revenus et qu’on n’a plus le temps d’attendre. Mais, attention, pour ne pas pervertir l’urbanisme tactique, restons dans des formules gratuites et universelles9. La marchandisation de l’espace public n’est pas l’objectif. C’est la vocation commerciale et événementielle donnée au piétonnier par la Ville de Bruxelles qui a entretenu la critique du projet. L’exploitation de l’espace public à des fins événementielles a conduit au refus des plantations place De Brouckère, par exemple.
La crise liée à la pandémie a également démontré la vulnérabilité de l’industrie touristique et la banalisation que la « mise en tourisme » impose aux villes. Certaines initiatives, a priori sympathiques, comme l’étalement des terrasses dans l’espace public afin de permettre le respect de la distanciation sociale ne doivent pas agir comme l’extension du domaine du consumérisme. Il faudra trouver un équilibre et garantir le droit des riverains à dormir après 22h00.
Ce que nous voulons c’est la ville “marchable”, pas la ville marchandise. Au contraire, les Bruxellois aspirent à l’occuper comme un bien commun. C’est en ce sens que l’espace public contribuera à apaiser les tensions entre ceux qui confinent confortablement et ceux qui confinent à l’étroit, entre ceux qui peuvent consommer et ceux qui n’en ont pas les moyens ou pas l’aspiration permanente, entre ceux dont la place est considérée comme légitime dans l’espace public et ceux et surtout celles dont elle est querellée.
La ville de la distanciation demain, c’est “un urbanisme repensé autour de la mutualisation et non plus de la spécialisation“, nous dit l’urbaniste François Bellanger du cabinet Transit City.10
C’est cette ville frugale, agile et résiliente qui définit une vraie ville intelligente et protectrice de tous. Elle est susceptible de nous aider à nous adapter au défi sans précédent que va représenter le déconfinement dans les semaines et mois à venir.
In memoriam Burckhardt Doempke, interprète et militant cycliste, inlassable propagateur de Reclaim the streets à Bruxelles
1Mike Lydon, Urbanisme tactique 2 : action court terme, changement au long terme, 2010 .
2http://www.vrm.ca/lurbanisme-tactique/
3Le retour de la bycliclette, une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, La Découverte, 2014.
4 Les associations suivantes soutiennent STREETSHARING le 27 septembre 2002 : Comité Anneessens, ARAU, Bral – Brusselse Raad voor het Leefmilieu, Comité de Défense des Habitants de Bruxelles-Centre, Centre International, Collectif sans Ticket, Cyclo – Brusselse afdeling van de Fietsersbond, Comité Dansaert 96 boîte 5, Future World Funk, Gracq, Gutib, IEB – Inter-Environnement Bruxelles, Jeugd en Stad, KVS/de Bottelarij, Ligue des familles (Régionale de Bruxelles), Werkgroep Belangen van De Markten, NoMo, PlaceOvelo, Recyclart, RisoBrussel, RisoKuregem, Comité Saint-Jacques. Source : Indy media
5 https://en.wikipedia.org/wiki/Reclaim_the_Streets
6 Rebaptisé « Inspirons le quartier » en 2016
7L’occupation de places publiques évoque également des mouvements récents de protestations sociales et de désobéissance civile : Occupy Movment (2011) qui a mobilisé dans 95 villes dans 82 pays contre les inégalités économiques et sociales ou Nuit debout (2016) contre la Loi Travail en France.
8https://www.humanite.fr/comment-se-deplacer-mieux-et-en-securite-apres-le-deconfinement-les-pistes-suivies-par-les-grandes