Professeure émérite de philosophie à Paris 1 – Panthéon Sorbonne, Catherine Larrère est philosophe, spécialiste de la pensée de Montesquieu et de l’éthique de l’environnement.

Notre première question nous est venue en lisant votre synthèse sur la nature: « la nature, nous en sommes mais nous ne la sommes pas ». Le coronavirus, ce minuscule morceau de nature, mobilise l’humanité contre lui (dualisme) et en même temps, celle-ci sait qu’il doit, in fine, se fondre en l’humain pour épuiser sa toxicité. Qu’est ce que la pandémie révèle de notre rapport à la nature? Et quel sens donner au slogan: « Nous sommes la nature qui se défend»?

En disant : « nous sommes la nature qui se défend », je citais mot d’ordre à la ZAD de Notre-Dame des Landes que je comprenais comme : « nous ne protégeons pas une nature qui est extérieure à nous, nous nous défendons, nous et notre milieu de vie ».

Nous sommes la nature qui se défend, mais en même temps, effectivement, comme vous dites, nous ne sommes pas en fusion complète, nous en sommes distincts et il faut tenir compte des deux. Ni dualisme, ni monisme. Par rapport au Coronavirus, on peut dire qu’il y a toujours eu pour nous deux sortes de « nature », à savoir la nature qu’on protège et la nature dont on se protège. Donc, de ce point de vue là, le Covid-19, c’est beaucoup plus une nature dont on se protège qu’une nature qu’on protège.

Ceci dit, cette nature n’est pas une nature extérieure. Il y a tout un débat aujourd’hui sur l’origine de la maladie et il y a deux positions extrêmes qui émergent et qui s’annulent : celle qui voudrait que le coronavirus soit complètement artificiel et intentionnel, du genre c’est Bill Gates –ou les Chinois- qui a fabriqué un virus. Et puis celle  qui pose l’extériorité totale comme si le virus était venu d’une nature totalement extérieure, arguant que cela a toujours été le cas, que l’humanité a été périodiquement ravagée par des pandémies venues de l’extérieur .

Ce que montrent les études c’est qu’il y a une histoire écologique du virus, et que c’est histoire qui mêle des processus naturels sur lesquels nous n’avons aucun contrôle (qui font, par exemple, qu’un certains nombres d’espèces animales sont les hôtes de virus) et des processus qui sont les conséquences d’interventions humaines sur les milieux dans lesquels vivent ces espèces. Il a beaucoup été question, notamment, du rôle joué par l’extension des habitats humains, par la déforestation qui l’accompagne, et qui, privant des espèces de leur milieu habituel, nous met en contact avec eux et avec les virus dont ils sont porteurs, et contre lesquels nous n’avons aucune défense. La déforestation n’est pas la cause directe de la pandémie, mais elle intervient dans les conditions d’émergence du virus, dans une histoire, que l’on peut dire « hybride », en reprenant le mot de Bruno Latour, une histoire où se mélangent des causes naturelles et des causes humaines. Ce n’est pas quelque chose de totalement humanisé, ce n’est pas quelque chose de complètement extérieur à l’homme. Mais c’est une nature qui peut être surprenante et désagréable.

Avez-vous l’impression que, dans la perception des citoyens, ce lien entre la nature et la maladie est fait?

Il y a différents publics. Dans les milieux d’écologistes, de biologistes, d’historiens de l’environnement, l’histoire des zoonoses et de la transmission d’une bonne partie des maladies des animaux vers les humains est connue. C’est l’histoire de la domestication des animaux. Depuis le Néolithique, on sait par exemple que les vaches nous ont transmis un certain nombre de maladies comme la rougeole, ou la variole. La domestication des animaux s’est accompagnée de maladies auxquelles les hommes sont devenus plus ou moins résistants. On sait que la disparition de 90% des précolombiens consécutive à l’arrivée des Européens est principalement due aux maladies apportées par ceux-ci et contre lesquelles les Amérindiens n’étaient absolument pas immunisés parce qu’ils n’avaient pas développé l’élevage autant que les Européens. Ces faits sont donc connus, à différents niveaux cependant.

La zoonose est favorisée par la réduction continue des espaces sauvages; l’augmentation des épidémies depuis une trentaine d’années serait due à l’emprise croissante de l’homme sur les habitats naturels des animaux sauvages. Cette vision des choses, qui nous apparait fondée, ne restaure-t-elle pas la conception dualiste d’une nature comme lieu abstrait de l’intervention humaine, à protéger comme tel (wilderness) ?

Des zones proprement sauvages, où il n’y a aucun impact humain, aucune intervention humaine, il n’y en a plus, s’il y en a jamais eu. Et y en aurait-il que la tâche principale ne serait pas de les garder intactes. Dans un article, l’historien géographe américain Mike Davis renvoyait à un certain type d’agriculture chinoise, qui est d’ailleurs une agriculture de type agro-écologique et qui favorisait la venue d’oiseaux sauvages. On est donc aussi dans ce cadre face à des formes de contacts avec le sauvage qui peuvent être des vecteurs de virus. Donc, si on prend l’explication de Mike Davis, tout miser sur la création de zones sauvages, ça ne sert à rien. Mon mari et moi, nous retrouvons d’accord avec des gens comme Descola et Latour pour remettre en cause, comme illusoire, l’idée de la wilderness, celle de sanctuariser des espaces sauvages dont on a généralement expulsé les habitants humains. Et du coup, on croit autorisé à faire n’importe quoi hors de ces zones. Or, ce n’est pas le problème. Diminuer l’emprise humaine un peu partout ne serait pas trop mal.

Justement, à propos de cette emprise humaine, se pose la question de savoir jusqu’où l’intervention technologique de l’homme peut aller. Pour certains, il faudrait opter pour des formes réduites de technologie, le low-tech. Mais on trouve, à l’opposé, une attente vitale de technologies médicales de pointe pour sauver les vies. Comment concilier ces exigences qui paraissent contradictoires ?

Je ne suis pas contre ce que dit Bihouix sur les low tech. En fait, Bihouix s’inscrit dans l’argument de Nicholas Georgescu-Roegen suivant lequel toute technologie est consommatrice d’énergie et de ressources rares et accélère l’entropie. Il n’y a pas de technologies « dématérialisées ». De ce point de vue là, le problème, ce n’est pas de trouver des technologies de plus en plus sophistiquées, c’est d’en utiliser moins.

L’approche que nous avons adoptée, mon mari et moi, dans Penser et agir avec la nature (La Découverte, 2015) et dans Bulles technologiques (Wildproject, 2017) sur la question de la technologie n’est pas technophobe. La question est « comment comprenons-nous l’action technique? ». Ce que nous avons développé c’est l’idée que, généralement, on comprend l’action technique comme une fabrication, suivant le modèle platonicien du démiurge, celui de l’imposition d’une forme à une matière. On retrouve ce modèle de la fabrication de Platon ou d’Aristote à Marx : c’est la différence que rappelle celui-ci entre l’abeille et l’architecte (celui-ci a construit la maison dans la tête avant de la construire dans la réalité). De cette conception de la fabrication qui est dominante et s’accompagne de l’idée de maîtrise, nous distinguons une autre approche qui est celle du « pilotage ». C’’est l’idée que le pilote sur son navire ne fabrique pas son chemin. Il joue avec le vent, avec les courants pour aller où il veut, il utilise à son avantage des processus naturels qu’il n’a pas créés et dont il doit tenir le plus grand compte : il n’a pas affaire à une matière inerte.. Quand on prend ce modèle de pilotage, on se rend compte que quantités de techniques s’expliquent et se comprennent de cette manière. Dans l’agriculture, le paysan ne fabrique pas le blé : il le fait pousser, en orientant des processus naturels, en écartant les concurrents. Même chose pour la fermentation : sans pilotage, pas de pain, pas de vin, pas de fromage…. Pas plus que le médecin ne fabrique la guérison : il aide l’organisme du malade à se rétablir. Il ne s’agit pas seulement de façons de faire traditionnelles ; un certain nombre de techniques extrêmement sophistiquées, et très récentes, comme les nanotechnologies ou les biotechnologies, s’expliquent beaucoup mieux en termes de pilotage que de fabrication : les nanotechnologies, grâce notamment au microscope à effet tunnel, font travailler des nanoparticules, pour en obtenir des résultats souvent inattendus,elles ne créent pas le résultat.

Pilotage et fabrication ne sont pas exclusifs : les actes techniques concrets les font intervenir tous deux (l’agriculteur utilise des outils qui ont été fabriqués). Mais on néglige le pilotage, avec comme conséquence que l’on est plus attentif à la puissance technique qu’aux caractéristiques de l’objet technique et à la façon dont il s’insère dans un milieu. Le pilotage, à la différence de la fabrication n’est pas une vision dominatrice de l’action technique Il ne s’agit pas d’imposer sa volonté en la matière. Il s’agit de coopérer avec des processus, de les tourner à son profit. Et d’autre part, ce qui fait aussi la différence entre fabrication et pilotage, c’est que le pilotage oblige à être très attentif aux effets secondaires et aux actions sur le milieu. Or, les conséquences involontaires des actions techniques sont la source d’une grande partie des dégradations écologiques dont nous souffrons (le changement climatique en est un exemple particulièrement clair : l’augmentation des gaz à effet de serre n’a été ni prévue, ni voulue). On oriente mieux l’action technique, on en prévient mieux les conséquences dommageables en réfléchissant en termes de pilotage qu’en termes de fabrication.

C’est une conception de la technique qui ne se limite pas à l’appréciation de la puissance technique que nous pouvons faire, mais qui est attentive au type d’objet et au contexte à la fois social et naturel dans lequel l’objet intervient.

Peut-on transposer ce modèle du pilotage à, par exemple, l’introduction de la nature dans la ville ? Il s’agirait plutôt d’accompagner la nature plutôt que de la façonner. Et donc de penser la nature en termes de sociabilité comme vous le suggérez.

C’est un peu ça, mais la nature est toujours là en ville. Il n’y a pas besoin de l’introduire. Si vous dépavez une rue, très vite des plantes vont pousser d’elles-mêmes. Il faut considérer différents niveaux. Prenez les jardins partagés, les jardins en commun, etc. Ce qu’en retiennent d’abord ceux qui y participent, c’est le lien social que cela établit. Bien sûr, cela permet aussi à des gens qui n’ont pas beaucoup de moyens d’avoir des légumes. Il s’agit d’une situation complexe où, en même temps qu’on se livre à la culture, on se lie les uns aux autres. On ne va pas considérer séparément l’action sur la nature et l’aspect social. Si les deux aspects sont intriqués, c’est que, dans les relations avec l’environnement naturel, on a quitté le vocabulaire de la causalité (j’agis sur une cause pour obtenir un effet) pour le vocabulaire de la sociabilité (je coopère avec des processus naturels).

Si l’on prend ces éléments et qu’on revient au coronavirus, on comprend le décalage de certaines déclarations. Il y a notamment une métaphore que notre président de la République a ressorti à propos du virus : nous sommes en guerre. Il n’y a pas plus mauvais choix. Le coronavirus n’a pas d’intentionnalité. Il faut trouver les moyens de vivre avec. Il y a des rapports à développer, qui sont des rapports de protection, mais qui excluent que l’on se mette dans une situation de tout ou rien, où le seul objectif est l’anéantissement de l’ennemi.

Je rebondis sur votre idée de pilotage versus imposition. On assiste, dans la rhétorique politique, à un retour en grâce de l’État et de ses vertus. Avec cette réhabilitation, c’est le renforcement d’une forme de jacobinisme, de planification verticale, de technocratie, de bureaucratie, bien plus proche de l’imposition que du pilotage ? 

Je me retrouve sur un certain nombre de points avec le militant de la démondialisation Aurélien Bernier dans sa critique de ce qu’il appelle l’illusion localiste. Le tort, dit-il, est de confondre démocratie locale et décentralisation. Celle-ci s’inscrit dans les politiques néo-libérales de désengagement de l’Etat, qui transfère une partie de ses responsabilités à d’autres niveaux administratifs. Mais cela ne s’accompagne d’aucune démocratisation au niveau local, et cela d’autant plus qu’il y a dissociation entre activités économiques et politiques. La décentralisation ne renforce pas la démocratie locale, elle entretient la compétition économique au plus grand profit des multinationales. Or une confusion comme celle de la démocratisation (politique) et celle de la décentralisation (administrative et économique) est constante.. Regardez le vocabulaire de la gouvernance, qui suggère des formes d’horizontalité, de souplesse et d’ouverture, notamment à des initiatives populaires. Mais c’est d’abord le vocabulaire de la gestion économique et du management. Il ne s’agit pas de gouverner les hommes –ou de laisser les hommes s’auto-gouverner, mais d’administrer les hommes comme des choses, à la façon économique, si l’on reprend la distinction que faisait Saint-Simon entre l’administration des choses et le gouvernement des hommes. Il faut être extrêmement attentif à une forme de critique de l’État qui peut nous paraître démocratique, ouverte, etc. et qui, en fait, est néolibérale. Sur la question du néolibéralisme, je partage assez les analyses anarchistes l’anthropologue David Graeber qui dit que le néolibéralisme est une politique qui instrumentalise l’État au service du marché globalisé. Si l’on a ça en tête, toute critique de l’État n’est pas nécessairement bonne. Aurélien Bernier explique que l’illusion de plus d’ouverture démocratique et d’horizontalité, en fait, renforce le pouvoir des groupes internationaux qui se subordonnent les États. Alors oui, avec la crise sanitaire, on a redécouvert une fonction protectrice de l’Etat, disons l’Etat providence plus que l’État au service du néo libéralisme qui depuis Thatcher et Reagan, a été assez systématiquement mis en place. De ce point de vue là, c’est plutôt bon. On se rend compte qu’on avait besoin d’hôpitaux et que tout ça, on ne l’a pas sans État. Cependant, il s’agit d’un Etat autoritaire et paternaliste et la question de la démocratie est posée. Qu’est ce qui peut se constituer comme force démocratique pour contrer le néolibéralisme et l’orientation de l’État au service des grands groupes? Je partage avec Aurélien Bernier l’idée que croire que l’on pourrait s’en tirer grâce à des groupes locaux est une illusion. On ne s’en tirera pas seulement avec des petits groupes locaux. On a besoin d’outils et d’outils étatiques, mais il faut les soumettre à un contrôle démocratique..

Ce qui pose la question de l’échelle, de la bonne dimension de l’organisation sociale? Quand on parle de démocratie, on vise des réalités qui, en taille, n’ont parfois rien à voir.

C’est sûr que plus vous montez en généralité ou en échelle, plus vous perdez en démocratie. Les institutions européennes sont moins démocratiques que les institutions des États qui ne le sont pas énormément. C’est pourquoi un gouvernement mondial ne paraît pas souhaitable, je reste sur les idées de ce qui a été montré au 18ème siècle par Montesquieu et repris par Kant à savoir qu’un gouvernement mondial ne pourrait être que despotique. C’est une question d’échelle. Les institutions internationales sont très peu démocratiques. On ne peut pas court-circuiter le niveau étatique. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas à critiquer l’Etat. . Ce n’est pas « Saint État priez pour nous », mais on ne peut pas se passer du niveau étatique.

Le pouvoir économique et financier s’est mondialisé à partir des années ’80; il s’est extrait de la régulation publique, emprisonnée dans le cadre national. Le cadre international, faible, est inopérant. Comment contrôler cette puissance énorme qu’est le capitalisme financiarisé et mondialisé  ? 

Honnêtement, je ne sais pas très bien. Il n’y a pas de solution parfaite. Après la crise financière de 2008, on n’a pas fait grand chose pour que ça ne se reproduise pas. Or, il y avait des leçons à tirer. Donc, comment dire, on n’est plus à l’époque où on disait on va faire la révolution et prendre le pouvoir. Mais il y a peut être des façons d’intervenir moins mauvaises que d’autres. Mais la situation est assez inquiétante. Comme philosophe, je peux juste dire qu’un gouvernement du monde, ce n’est pas la solution.

Si vous aviez la possibilité aujourd’hui d’édicter une mesure pour que le monde de demain ne soit plus celui d’hier, quelle serait-elle  ?

Ce serait sans doute des formes de régulation. Je pense que ce serait lutter contre la dérégulation. Récemment invité sur France Inter, Louis Schweitzer, qui fut PDG de Renault, a plaidé avec fermeté en faveur de la planification publique. Je me suis retrouvée dans ses propos.

 

Propos recueillis par Michael Lucas

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