Justine Lacroix est professeur de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles. Dans le cadre de ses recherches, elle a notamment travaillé sur les questions de la souveraineté, du populisme et des droits de l’homme. Avec Jean-Yves Pranchère, elle a publiée en 2019 chez Seuil : « Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? »

La première question que j’ai envie de vous poser est très simple : Est-ce que le Covid-19 et la crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui sont aussi une crise de la démocratie?

Il importe aujourd’hui de s’exprimer avec prudence et modestie. Nous sommes confrontés à « un événement » au sens d’Hannah Arendt, c’est à dire quelque chose susceptible de bousculer nos schèmes de pensée habituels. Les philosophes, les penseurs du politique sont tout aussi dépourvus par ce qui nous arrive. Je ne pense pas tant à l’épidémie elle-même – qui semblait largement prévisible même si elle n’a pas été anticipée – qu’à cet événement politique à proprement parler in-croyable que constitue le confinement de la moitié de l’Humanité.

Il faut résister à la tentation de voir aussitôt dans cette crise la confirmation des réflexions élaborées auparavant. Il est vrai qu’un certain nombre de signes montrent que nos réactions face à l’épidémie pourrait accentuer les difficultés que connaît la démocratie depuis plusieurs années. Pourquoi? D’une part, chez un certain nombre de nos concitoyens, peut s’imposer l’idée que seul un pouvoir fort serait en mesure de protéger efficacement la santé de tous. La Chine a ainsi été en mesure d’imposer des mesures drastiques qui seraient difficiles à mettre en œuvre dans une démocratie libérale. D’autre part, un certain nombre de dirigeants se saisissent de la crise sanitaire pour renforcer leur pouvoir. L’exemple le plus frappant est celui de Viktor Orban en Hongrie. Ce régime était déjà, au mieux, une semi-démocratie et il vient de basculer dans l’autoritarisme. Il y a donc deux risques : une désaffection pour le régime démocratique et un recul des libertés publiques.

Je dirais que le principe démocratique, avec toute l’exigence qu’il porte en termes de transparence et de délibération, est peut-être le seul à être à la hauteur d’un tel événement.

A l’inverse, je dirais que le principe démocratique, avec toute l’exigence qu’il porte en termes de transparence et de délibération, est peut-être le seul à être à la hauteur d’un tel événement. Les mesures de rétorsion prises à l’encontre des « lanceurs d’alertes » ont sans doute joué un rôle très lourd dans le retard qu’a mis la Chine à prendre la mesure ce qui se produisait. A quoi on peut ajouter que, face à la crise sanitaire, nombre des dirigeants dits « populistes » (Trump, Bolsonaro) n’apparaissent guère que comme des pantins incapables de répondre à cette crise avec le sérieux, l’efficacité et le sens des responsabilités qui est demandée.

Les citoyens de nos démocraties font aussi preuve d’un sens civique et d’une capacité inattendue à restreindre leurs libertés privées au nom du bien commun. Nous venons tous d’accepter des mesures inédites, qu’aucune génération actuellement en vie n’a connue. Nous assistons tous les jours à une multiplication d’initiatives solidaires. C’est un élément de relatif optimisme par rapport à ceux qui nous disent que nos sociétés sont trop rongées par l’individualisme, le repli sur soi et le souci de jouissance à court terme pour faire face à une menace majeure qui menacerait la communauté dans son ensemble.

Certaines analyses portent sur un biopouvoir qu’on retrouverait dans nos systèmes de décisions, avec un renforcement des contrôles face à la crise. Y voyez-vous une certitude ou un simplisme ? Cet avertissement, lancé notamment par Giorgio Agamben, ne permet-il pas de maintenir notre attention sur le danger de certaines de nos libertés être mises en parenthèse pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, la fin de la crise sanitaire n’étant pas encore certaine ?

Je suis très irritée par les analyses qui ont été faites récemment par Giorgio Agamben, qui voit dans les mesures prises pour lutter contre l’épidémie le paradigme de « l’état d’exception » dans lequel nous vivrions. Bien sûr, nous devons être extrêmement vigilants sur le fait que ces mesures restent des mesures « exceptionnelles ». Mais, dans tout système républicain, dans tout système démocratique, doit être reconnue la possibilité de suspendre certaines libertés individuelles, pour autant que cette suspension réponde à l’objectif de sauver la Cité. Sous la République romaine, existait ainsi l’institution dite de la « dictature » – qui n’avait rien à voir avec la tyrannie. Face à un péril imminent, les plein pouvoirs pouvaient être conférés à un magistrat pour un temps limité. L’état d’exception est un régime de dérogation temporaire qui vise à sauver la démocratie elle-même. Pour rester dans le cadre de l’Etat de droit, cela suppose un certain nombre de conditions qui doivent être très claires – notamment le fait que nul ne peut s’arroger de lui-même les plein pouvoirs et que ceux-ci doivent être limités dans le temps. Là est déjà la différence fondamentale entre ce qui se passe ici et ce qui se passe en Hongrie, puisque Orban s’est vu reconnaître les plein-pouvoirs pour une durée illimitée.

On constate régulièrement dans nos démocraties occidentales, comme cela a été le cas en France, que des mesures qui sont prises à titre exceptionnel, pour lutter contre le terrorisme, finissent par se retrouver dans le droit commun.

Donc, les mesures prises doivent l’être pour un temps limité et elle doivent être également strictement proportionnées à l’objectif poursuivi – qui est ici de protéger le « droit à la vie » d’un maximum de nos concitoyens. Toute analogie avec un « état d’exception permanent » articulé autour d’une logique policière, me semble entretenir une dangereuse confusion des concepts. Par contre, il, est vrai qu’il faut rester vigilants sur le fait que ces mesures ne doivent pas être prolongées au-delà de ce qui est strictement nécessaire. Et là, il y a une vraie source d’inquiétude. On constate régulièrement dans nos démocraties occidentales, comme cela a été le cas en France, que des mesures qui sont prises à titre exceptionnel, pour lutter contre le terrorisme, finissent par se retrouver dans le droit commun.

Vous avez justement amené dans votre dernier ouvrage une opposition entre l’individualisme négatif et l’individualisme positif. Est ce que finalement, un des principaux dangers aujourd’hui ne serait-il pas qu’on est peut être trop passé dans cet individualisme négatif, dans cette idée que « ma liberté absolue ne doit pas être limitée » avant l’intérêt collectif ? Finalement, dans le cadre de cette crise sanitaire quelles sont encore les conditions de la liberté?

Jean-Yves Pranchère et moi avons écrit ce petit livre pour rompre avec une lecture « individualiste » (au sens étroit) des droits de l’homme. Une conception « étroite » des droits de l’homme revient à penser que chacun a une aire de liberté « privée » dans laquelle personne ne peut empiéter. Or, les droits de l’homme sont toujours les droits de l’homme-en-société, ils ne sont jamais les droits de l’individu « en soi ». Ce sont plutôt des droits du trans-individuel ou de l’inter-individuel. Le propre des droits de l’homme, c’est d’ouvrir un espace de délibération, un lieu de partage et de solidarité avec d’autres. La crise que nous traversons nous fait prendre conscience de façon très concrète que les droits de l’homme ne se réduisent pas au droit de l’individu de faire tout ce qui lui plaît, de poursuivre ses intérêts privés sans souci du bien commun et du collectif dans lequel il s’insère.
En outre, la logique des droits de l’homme renvoie aussi à une forme d’autonomie, qui suppose la capacité de décider avec d’autres. Tant que l’exercice de cette autonomie sera possible – et donc tant que la possibilité de délibérer, de décider ensemble, de contester les décisions prises, de résister à des mesures abusives ou à celles dont les conséquences sociales sont trop injustes – sera maintenue, je ne serais pas trop inquiète pour l’avenir de nos libertés privées. Par contre, si nous perdons cette capacité de résister aux formes de domination arbitraires, alors nous risquons de les perdre pour de bon. Je m’inspire directement ici de la lumineuse mise au point proposée récemment par ma collègue d’Oxford, Cécile Laborde (https://blog.politics.ox.ac.uk/liberty-in-the-time-of-corona/)

C’est ce que David Runciman décrit dans son ouvrage « How democracy ends ». En fait, les coups d’État ne se font plus de manière violente et visible, mais se font à l’intérieur avec un délitement de l’action politique. Donc, si je vous suis, ce qui est important maintenant, c’est la question de l’autonomie.

Oui, c’est la question de l’autonomie collective. Le livre de Runciman montre bien que ça fait des années que nombre de démocraties, même au sein de l’Union européenne, ont pris une série de mesures qui ont conduit à restreindre le champ d’exercice des libertés. Comme je le disais, le risque avec le Covid-19, est qu’un certain nombre de mesures prises ne se pérennisent une fois la crise sanitaire passée. Tom Ginsburg et Aziz Huq, dans leur ouvrage « How to save a constitutionnal democracy » ont étudié les mécanismes institutionnels qui permettaient de résister à une forme d’érosion démocratique. Leur conclusion, ce qu’à la fin des fins, quand on a passé en revue tous les mécanismes institutionnels, le facteur décisif reste l’existence de citoyens susceptibles de continuer à se mobiliser pour préserver les libertés publiques. Cela renvoie donc aux capacités d’organisation et d’autonomie des citoyens, au travail des syndicats, des partis politiques, des associations. Le politique ne se réduit pas à l’enceinte parlementaire, même si elle en reste évidemment un élément important.

L’exercice reste toujours difficile mais, face à ces questions, si vous deviez pointer une mesure importante pour les démocraties en Europe, quelle serait-elle ?

Toute mesure qui irait dans le sens d’une plus grande solidarité entre les peuples européens. Le Covid-19 nous fracture au moins autant qu’il nous unit. Au niveau national, il creuse brutalement les inégalités entre ceux qui peuvent faire du télétravail et ceux – livreurs, caissières, infirmières, ouvriers – qui restent en première ligne, entre ceux qui préservent leur salaire et ceux qui perdent tous leurs revenus. Au niveau européen, il accentue les failles entre les Etats, les régions, les territoires inégalement touchés ou ébranlés par l’infection. C’est le moment ou jamais de mettre sur la table la question d’un budget européen significatif – et donc d’un impôt européen – dans la ligne des propositions formulées par Thomas Piketty et ses collègues (Stéphanie Hennette-Vauchez, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, Traité de démocratisation de l’Europe, Paris, Seuil, 2017) car il n’y a évidemment pas de solidarité qui vaille sans une imposition commune susceptible de financer les « biens communs » des Européens, tels que la préservation de la santé ou de l’environnement.

Propos recueillis par Jonathan Piron

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