Colin Delfosse. CC BY-NC-ND.

« Au sein des maisons médicales, nous essayons de mettre en place un suivi des personnes isolées pour s’assurer qu’elles ne sont pas en train de mourir petit à petit d’isolement »

Q. Fanny Dubois, vous êtes secrétaire générale de la Fédération des Maisons Médicales, coordonnant un grand nombre d’acteurs et d’actrices agissant de différentes manières sur le terrain de la santé. Votre regard sera donc particulièrement intéressant sur la crise que nous traversons aujourd’hui. Cette crise éclaire d’une certaine façon le fonctionnement de notre société. Que met-elle selon vous, en évidence ?

Dans les maisons médicales, nous sommes très soucieux de la question des déterminants de santé. Comme vous le savez peut-être, 80% de la santé des citoyens est liée à l’influence environnementale. Les déterminants de santé, c’est aussi bien les conditions de travail que l’environnement écologique, les inégalités sociales, l’alimentation, etc. Cette crise révèle à quel point notre système socio-économique est à bout de souffle. On fait beaucoup le lien avec le fait que le passage de l’agent pathogène de l’animal à l’homme est lié à la destruction des écosystèmes qui est lui-même lié au productivisme et donc influencé par une variable socio-économique. C’est important de pouvoir prendre en considération ces déterminants de santé au niveau macro. Oui, même le coronavirus est lié à un système global.

Qu’est-ce-que cette crise révèle sur ce système global ? Certainement beaucoup de failles mais je trouve toujours intéressant aussi d’observer comment ce genre d’évènement oblige le système à se remettre en question. J’ai été étonnée d’observer que certaines mesures de politiques sociales ont pu être instaurées en quelques jours, par exemple, l’automatisation de certains droits, alors que beaucoup de mouvements sociaux la défendaient depuis très très longtemps et qui, soi-disant, ne pouvait pas jusque-là, être mise en place. On nous parlait de différentes raisons liées à un cadre juridique, bureaucratique, etc. qui l’empêchaient. La crise démontre qu’en fait on peut le faire, alors allons-y.

Il y a un autre exemple. La Fédération des maisons médicales défend un système de santé territorialisé. Cela ne veut pas dire qu’on donne toute l’autonomie à des petits territoires. Au contraire, on défend toujours un principe de sécurité sociale, un système solidaire à l’échelle de l’État. On considère qu’en terme de gestion sanitaire, le fait d’avoir une certaine autonomie locale, de laisser une certaine liberté d’action à une pluralité d’acteurs coordonnés au niveau d’un territoire, a un effet qualitatif intéressant. L’équilibre entre une sécurité sociale centralisée et une gestion plus autonome localement est une logique de système de santé que nous défendons depuis toujours. Très concrètement, une action coordonnée avec Médecins sans frontières et d’autres partenaires a été déployée pour soutenir les maisons de repos quand tous les signaux des clusters ont sonné l’alarme, en connexion avec les administrations et même les cabinets régionaux à Bruxelles et en Wallonie. Et on a constaté qu’en une semaine de temps, cette petite gestion territorialisée pour une mission très spécifique de solidarité intersectorielle se met en place, en raison de la crise. C’est assez magique parce que c’est ce qu’on attendait depuis très longtemps. Tout d’un coup, comme s’il y avait un espèce de déclic dans les consciences collectives, les initiatives se réalisent.

Tout d’un coup, comme s’il y avait un espèce de déclic dans les consciences collectives, les initiatives se réalisent.

On a carrément été appelé pour coordonner certaines missions, alors qu’habituellement on nous laisse à la marge. Les deux cabinets ministériels régionaux le reconnaissent, nous sommes bien organisés, avec des connexions partout sur tout le territoire, un réseau qui nous aide pour agir dans l’efficacité. Il faudra qu’on le retienne car c’est ça qui va nous permettre de gagner en pouvoir d’agir sur le système de santé. Il faut effectivement partir de cette intelligence concrète pour alimenter les mesures à la fois théoriques et politiques qui devront être construites maintenant et après.

Il ne faudrait pas trop se glorifier en disant « on l’avait bien dit », nous-mêmes apprenons des choses dans le cadre de cette crise. Le fait de travailler avec d’autres secteurs dans les autres lignes de soins nous apprend beaucoup. En fait, c’est un peu comme quand un anthropologue part à l’autre bout du monde, pour être bousculé lui-même dans sa propre culture. Les maisons médicales et des médecins généralistes en général ont été appelés dans les zones de tri à l’entrée de l’hôpital, cette fameuse seconde ligne de soins qui est considérée dans notre monde comme celle qui nous a toujours mis des bâtons dans les roues dans notre histoire sociale. Finalement, n’y a-t-il pas un intérêt à travailler avec elle ? Le fait qu’on ait travaillé avec le secteur des personnes en situation de handicap, les maisons de repos, les centres d’accueil pour personnes sans abri…, je pense que cela a créé de l’intelligence et nous a apporté des choses mutuellement.

Il serait utile de prendre ce temps là pour réfléchir à un modèle de société plus respectueux de la de la question sociale mais aussi du vivant.

Il serait utile de prendre ce temps là pour réfléchir à un modèle de société plus respectueux de la de la question sociale mais aussi du vivant. Quand on voit ces personnes âgées qui meurent seules ; ces professionnelles qui se tuent à la tâche comme des dingues, proches du burn-out ; ces jeunes qui deviennent fous à rester à l’intérieur sans pouvoir s’épanouir avec leurs amis ; etc. Face à ces réalités, il serait temps de se mettre autour de la table pour réfléchir à la construction d’un autre modèle de société, tout en respectant évidemment les droits qui ont été acquis par le passé.

Q. Il y a une prise de conscience grandissante, y compris au regard des inégalités, de l’importance de ces déterminants de la santé dont vous parliez. Comment, dans la situation d’urgence, de crise, pourrait-on mieux tenir compte de ces aspects ?

C’est sûr que depuis les maisons médicales, on a d’abord fait le focus sur les aspects curatif et préventif au sens des pratiques d’hygiène à mettre en place dans un contexte pandémique. Très vite on a réalisé à quel point la continuité des soins ne pouvait être mise à mal. On ne peut pas considérer comme dispensable la prise en charge d’une personne atteinte de maladie chronique ou le fait qu’une personne âgée habituellement visitée quotidiennement par un soignant à domicile se retrouve totalement isolée. Je défends ma chapelle mais le côté d’intelligence collective qu’on essaye de déployer dans ces petites structures locales de soins, cette dimension de pluridisciplinarité (un médecin généraliste, un kiné, un infirmier, un accueillant, un assistant social, un psychologue) apporte énormément en terme de capacité de réactivité. Plusieurs travailleurs de terrain m’ont témoigné qu’ils ne pouvaient pas imaginer comment ils auraient fait s’ils avaient été travailleurs indépendants isolés.

En plus, dans ces petits centres de santé intégrée très structurés, il y a déjà une connexion très forte de suivi dans le temps des patients. Cette connexion n’est pas du contrôle mais de l’accompagnement. Et donc, forcément, la confiance est déjà là face à la crise et à ses suites. Dans le débat actuel sur le tracing, c’est un élément important.

Un exemple très concret qui a été mis en place pour assurer cette continuité en santé mentale : la mise en place des lignes téléphoniques où les maisons médicales appellent proactivement des personnes qu’elles savent isolées à domicile. Ce n’est pas juste un appel d’une minute mais un contact chaleureux avec la personne pour s’assurer qu’elle n’est pas en train de mourir petit à petit d’isolement. Si je compare à des personnes qui n’ont pas de médecin généraliste attitré ou qui ne sont pas rattachées à un réseau de solidarité, il va y avoir encore bien plus de dégâts sur ces profils-là. D’où l’importance du niveau structurel des politiques publiques. Il est évident qu’il faut continuer à faire du lobbying pour faire prendre conscience à nos responsables politiques que ces aspects de déterminants psycho-sociaux de santé sont tout aussi importants que la prise en charge de la crise sanitaire.

Et évidemment, il va falloir qu’on retienne ces importances mises en lumière par les savoirs de terrain dans le cadre de cette crise (qui va encore durer) pour la construction de nouvelles politiques publiques. Nous ne sommes finalement qu’au début, même si la courbe pandémique s’atténue, celle du creusement des inégalités sociales est à prévoir si notre modèle économique n’est pas remis en question. Et sur cette question-là, je suis clairement inquiète. La montée de l’extrême droite en Flandre n’annonce rien de bon.

Q. Vous appelez à une vision plus systémique de la santé mais est-ce que vous voyez un verrou à faire sauter ou une mesure prioritaire à prendre pour que ce « monde d’après » prenne mieux en compte les déterminants de la santé?

Le financement forfaitaire est une des propositions construites dans l’histoire des maisons médicales. Nous ne sommes pas opposés au système de financement à l’acte (certaines de nos maisons médicales le maintiennent d’ailleurs) mais nous sommes persuadés que la prise en charge sanitaire est plus cohérente et réfléchie quand elle est moins découpée en actes curatifs. Par ailleurs, le forfait protège les droits des travailleurs et leur permet une plus grande liberté d’actions. Ici, dans le cadre de la crise, on a constaté que les professionnels de santé qui travaillent habituellement à l’acte se trouvent en situation d’insécurité financière et cloitrés dans des nomenclatures de soins plus contraignantes. Le forfait protège donc mieux les droits du travailleur et assure de bonnes conditions pour adapter les pratiques soignantes au contexte. D’autres secteurs du système de santé voudraient-ils nous rejoindre dans cette aventure du forfait ?

J’espère aussi que l’enjeu de la gestion territorialisée du système de santé va être davantage pris en compte, dans une logique d’efficience mais surtout de construction de petits réseaux de soins, mieux organisés, mieux coordonnés et mieux pensés, dans lesquels la diversité des professionnels soignants peut se côtoyer.

Pour le système de santé, plus généralement, la question des politiques de prévention est très importante à aborder. Si on prend le budget de l’Inami, il suffit de regarder les financements des différents secteurs pour comprendre que la prévention, l’éducation, la santé communautaire, etc. au fédéral, c’est zéro. Or, le fait d’intégrer cette notion de prévention dans les politiques publiques en général m’apparaît juste fondamental. Ici, on a pu encore voir très concrètement, avec des chiffres à l’appui, dans une maison de repos dans laquelle on organisait une formation de prévention à la fois hygiénique mais aussi psycho sociale, comment moins de personnes sont mortes du coronavirus. Donc ça a un effet concret sur les vies, le fait de pouvoir ensemble, collectivement, entre professionnels de la première ligne réfléchir aux bonnes pratiques à mettre en place pour diminuer la propagation du virus et pour diminuer l’état de solitude des résidents.

Donc ça a un effet concret sur les vies, le fait de pouvoir ensemble, collectivement, entre professionnels de la première ligne réfléchir aux bonnes pratiques à mettre en place pour diminuer la propagation du virus et pour diminuer l’état de solitude des résidents.

Je reconnais que c’est compliqué. Tout notre système a été fondé sur un prisme médicalo-centré. C’est notamment lié à des rapports de force entre professions de santé et formation des intervenants de santé. Les universités et les hautes écoles ont un rôle à jouer aussi là-dedans. Tenter d’avoir un impact sur le paradigme général du système de santé et accorder une importance à l’aspect préventif ce n’est pas encore acquis dans la culture générale. Mais j’ai l’impression que cette crise nous aura quand même permis de montrer à quel point c’est fondamental. Encore un exemple : quand les différents cabinets ont contacté MSF pour déployer cette mission de formation à la prévention et à l’hygiène sur l’ensemble du territoire, ils leur ont demandé « de quels profils de compétences avez-vous besoin ? ». MSF a insisté sur le fait que la priorité, ce n’est pas spécialement d’avoir un médecin, mais d’avoir quelqu’un qui a des notions de santé communautaire. En régions, les budgets de santé communautaire, de promotion de la santé sont microscopiques. Tout d’un coup, dans le cadre de la crise, le profil le plus important pour agir directement afin de diminuer la propagation du virus est la santé communautaire. C’est comme cela qu’ils sont venus nous chercher puisque ce profil-là, on le trouve principalement dans les maisons médicales.

Enfin, et ça c’est plutôt pour la société en général, à mon sens le confinement a permis aussi de se rendre compte qu’on peut arrêter cette société de l’accélération, je trouve que cela permet de repenser le travail et de se rendre compte que ça fait du bien de se balader dans des villes moins polluées, que c’est plus respirable. C’est une espèce de temps d’arrêt qui fait prendre conscience de ce que cela fait de sortir du prisme de la surconsommation et de la mobilité permanente. La question du temps dans les déterminants de santé est à prendre en considération, le sens du temps, le temps dans le travail mais aussi dans la vie de tous les jours. J’en appelle vraiment à ce qu’on réfléchisse à cette notion de temps et à une stratégie pour mener cette réflexion sans que cela soit considéré comme un vieux truc de « socialo extrême gauchiste ». J’ai beaucoup étudié ces notions de temps et sur comment on peut faire du bien à la production économique, à la question sociale et à la planète si on arrive à répartir un peu mieux ce temps du travail entre les citoyens pour mieux vivre, dans un environnement plus sain.

Ce genre de politiques structurelles, à mon sens, peuvent être mises en place à l’échelle d’une région ou d’un État. Mais j’ai bien conscience que ça serait vraiment trop simpliste de dire que c’est juste la responsabilité de nos politiques. Non, il y a tout un magma de rapports de force et une culture générale à conquérir. Je suis assez optimiste et j’espère toujours que nous allons y arriver.

Propos recueillis par Patrick Dupriez

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