Je ressens une urgence à écrire ce texte dans le contexte de la crise du COVID-19 : tirer des leçons de la philosophie politique de Castoriadis, de son projet d’autonomie, pour freiner l’avancée de la « théorie du choc » en temps de confinement. L’urgence pour moi est d’éviter que la période inédite que nous vivons, riche de possibles émancipateurs comme d’autres possibles terriblement liberticides, ne se solde par la victoire d’une nécropolitique renforcée. Il me semble que les tenant·es d’une liberté qui nous dégage des oppressions et assument les contraintes propres à l’existence humaine doivent naviguer entre Charybde et Scylla, c’est-à-dire entre la tentation d’initiatives citoyennes exponentielles qui se comporteraient comme si elles étaient en compétition ou indifférente les unes aux autres, et la tentation inverse, de vouloir trop chercher l’unité, la hiérarchisation des priorités, et risquerait de mener à se choisir une figure tutélaire, un ou une héroïne du moment, sur les épaules de qui trop de choses reposeraient, et sans qui tout espoir de métamorphose du monde s’effondrerait.

C’est à partir de la pensée de Castoriadis sur le projet d’autonomie, et de leurs limites, que je propose une réflexion à ce sujet.

Le projet d’autonomie que Castoriadis a formulé et investigué toute sa carrière durant est celui d’une démocratie réelle, ou chacun·e aurait une voix dans les décisions qui le ou la concerne. Une société dans laquelle les personnes seraient capables et désireuses d’être autonome (délibérant.es et réfléchissant.es). Ce projet s’oppose résolument à la domination extrême de la logique économique capitaliste et à la bureaucratie comme référents principaux de l’organisation de nos vies et de nos modes de relation. Castoriadis fut un « monstre » de la pensée, au sens qu’il excellait dans de nombreux domaines : économiste, psychanalyste et philosophe, passionné et curieux de tout. Il n’a cessé de formuler des propositions pour qu’advienne cette utopie, et de critiquer ce qui l’entravait dans notre monde. Son projet d’autonomie, c’est celui de construire ensemble en articulant l‘individu et le collectif, la conscience et l’inconscient, la politique et l’économique « à nouveau frais », pour que chacun·e soit libre. Libéré·e des oppressions, en pouvant assumer, et partager de façon équitable, les contraintes qui pèsent sur toute existence humaine.

Le présent texte me permet d’ordonner des éléments issus de mon expérience doctorale, à la fois (1) sur la personnalité de Castoriadis, sur le type d’attachement qu’il tend à provoquer chez ses lecteurices (à le lire, il est difficile de ne pas devenir « fous1 » de lui ou plus exactement « aliénés » au sens que Piera Aulagnier donne à ce terme, voir infra), mais aussi (2) ce que j’ai découvert comme limites de sa pensée, grâce au temps qui m’a été accordé dans le doctorat, et aux personnes, aux philosophes que j’ai côtoyé·es dans le département de philosophie de Liège, et aux femmes castoriadiennes actives aujourd’hui (les philosophes Sophie Klimis, en Belgique ; et Alice Pechriggl, en Autriche ; la psychosociologue Florence Giust-Desprairies, en France).

C’est pourquoi je propose un « bilan » en deux temps : un bilan théorique, qui re-situe le projet d’autonomie et montre en quoi il nécessite une prise en compte systématique – et originale – des rapports classe/genre/race qui structurent notre monde, sans se limiter à ces rapports-là. Dans la deuxième partie, « bilan pratique » j’offre une réflexion sur les tendances « aliénantes » des textes de Castoriadis à partir de la formulation du concept d’aliénation proposé par Piera Aulagnier, qui fut la compagne de Castoriadis pendant vingt ans, compagne de vie et compagne intellectuelle, car leurs œuvres se répondent, et l’on sait qu’ils lisaient mutuellement les épreuves de leurs écrits. Il est notable à ce propos, que l’Institution imaginaire de la société, qui introduit Castoriadis comme philosophe original et incontournable du XXe siècle, soit publié la même année que La violence de l’interprétation, ouvrage inaugural de la figure de psychanalyste incontournable (quoique trop oubliée) qu’est Piera Aulagnier. S’il importe de dresser ce « bilan pratique » et provisoire du « castoriadisme » à l’aune du concept aulagniérois d’aliénation, c’est à cause de deux « échecs » de Castoriadis : l’auto-dissolution de Socialisme ou Barbarie quelques années avant Mai 68, que le philosophe a vécu comme et déclaré être un échec personnel ; mais aussi un échec de sa pensée : la production tendancielle de « fans » qui en viennent à croire que Castoriadis aurait tout inventé ou tout dit de la pensée de l’autonomie et finissent par le décrédibiliser comme philosophe politique « de gauche » et rejouent le geste propre à Castoriadis par lequel il n’a été que trop peu discuté, ni lu, malgré l’importance de ce que sa philosophie offre à la pensée : négliger la discussion bienveillante et terme à terme des arguments philosophiques de ses contemporain·es réfléchissant elleux aussi sur la démocratie, la liberté, et les dominations.

Ce double bilan me semble important car le cœur du projet d’autonomie est l’articulation de l’individuel et du collectif d’un point de vue socio-politique, et l’élan vers « un nouveau rapport entre le Ça et le Je », entre la conscience et l’inconscient, au niveau du sujet. Ces deux aspects sont des conditions de possibilité de l’autonomie. Pour maintenir le projet d’autonomie et l’à-venir possible et pressant d’une société post-capitaliste à un moment où tant de choses laissent à penser que « l’histoire s’accélère », il est urgent de tirer des leçons de l’histoire, y compris de la micro-histoire d’un penseur génial.

Bilan théorique

L’originalité du projet d’autonomie

La puissance et la finesse de la pensée de Castoriadis sont nées du « bilan du marxisme » qu’il a d’abord produit progressivement avec le groupe Socialisme ou Barbarie puis qu’il a formalisé dans la première partie de son ouvrage L’institution imaginaire de la société. L’intransigeance vis-à-vis du marxisme nourrie dans ce « bilan » nait pour partie au moins de son expérience vécue en Grèce, son pays natal en tant que jeune trotskyste : la persécution subie tant par l’occupant nazi, que par une partie de l’opposition communiste. Ce bilan affronte le penseur à une alternative impérative : rester marxiste ou rester révolutionnaire. Il tranche, souhaite rester révolutionnaire, et fonde le projet d’autonomie.

Le projet d’autonomie, c’est celui d’une société :

« qui non seulement sait explicitement qu’elle a créé ses lois, mais qui s’est instituée de manière à libérer son imaginaire radical et à être capable d’altérer ses institutions moyennant sa propre activité collective, réflexive et délibérative. » (Le monde morcelé, p. 183)

L’imaginaire radical d’une société, c’est en somme son inconscient, constitué par les valeurs et représentations fondamentales qui la structure, lui donne sens, et fonde les actions qu’effectuent les personnes qui composent cette société. Mais l’imaginaire radical est aussi traversé par ce qui résiste à l’ordre établi et finit par « faire symptôme », faire signe d’une injustice, d’une oppression, d’un malaise, pour un individu, un groupe, ou la société entière. C’est le ressort créatif et créateur de toute société, funambulant entre ordre et chaos. Si le projet d’autonomie est de « libérer l’imaginaire radical d’une société », cela signifie que :

« l’[…] l’objectif de la révolution socialiste ne peut être simplement l’abolition de la propriété privée, abolition que les monopoles et surtout la bureaucratie réalisent eux-mêmes graduellement sans qu’il en résulte autre chose qu’une amélioration des méthodes d’exploitation, mais essentiellement l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général. [je souligne] » (Socialisme ou Barbarie. Anthologie, 2007, p. 31)

L’originalité et la finesse de l’approche castoriadienne sont plurielles :

  • Contrairement aux autres philosophes de son temps restés célèbres (par exemple Sartre, Foucault, Derrida, ou dans une certaine mesure Deleuze et Guattari), Castoriadis propose un projet de société, et pas seulement une déconstruction : il applique à sa pensée l’impératif qu’il rapporte à l’autonomie : réflexion et délibération.

  • Le projet d’autonomie nait de la méfiance et de l’opposition systématique à la bureaucratie comme système d’organisation sociale commun à l’Ouest et l’Est durant la guerre froide et comme confiance qu’un autre monde est possible (contrairement à Sartre) – au moins dans l’optimisme de la volonté gramscien. Dans les termes de Castoriadis lui-même : « il n’y a aucune raison d’espérer, c’est pourquoi il faut agir ».

  • D’un point de vue analytique, sur la bureaucratie, il est particulièrement intéressant de noter que Castoriadis analyse à la fois les conditions matérielles de son existence, les situations matérielles dans lesquelles la bureaucratie met les individus et le type de représentations sociales, l’imaginaire social créé par cette organisation matérielle

  • La posture que Castoriadis a adoptée vis-à-vis du projet d’autonomie, c’est l’exigence d’une réflexion sur les conditions de possibilité de l’auto-transformation individuelle et collective. Cette posture traduit chez lui (comme chez toute personne qui souhaite poursuivre ce travail inachevé) une confiance radicale dans la possibilité pour les personnes de se transformer, et en une confiance radicale de ce qu’il est possible de rendre les gens (et soi-même) réflexif et délibératif.

  • C’est en ce sens qu’on peut comprendre la centralité du concept de praxis dans sa philosophie. La praxis est ce faire par lequel un sujet (individuel ou collectif) devient autonome en postulant sa propre autonomie ou par lequel on participe au devenir autonome d’autre·s en postulant leur propre autonomie. Castoriadis rapporte trois activités au concept de praxis : la « vraie » politique, la « véritable » éducation, la « vraie » médecine (ou une psychanalyse)

  • Par rapport au marxisme, la remise en question de la pertinence du primat de « l’infrastructure » sur la « superstructure », c’est-à-dire, en fait des conditions matérielles d’existence comme déterminant de la pensée, de la culture.

Du projet d’autonomie à l’autogestion pédagogique

Fascinée par la beauté et la justesse de l’aspiration à l’autonomie, j’ai souhaité pour ma recherche doctorale choisir une question qui (1) faisait problème dans sa pensée, (2) dont l’importance était explicite, mais (3) à laquelle il n’offrait pas de réponse convaincante ou suffisamment précise. J’en avais identifiées deux : les rapports entre démocratie et religion(s), c’est-à-dire la question du projet d’autonomie en contexte interculturel, d’une part ; le problème de l’éducation (ce que pourrait-être une éducation à l’autonomie), d’autre part. Mon choix finit par s’établir sur la problématique de l’éducation2, activité praxique dont il ne disait que peu de chose dans les publications auxquelles j’avais eu accès.

C’est en consultant les archives de Castoriadis qui se trouvent à l’IMEC, dans un havre de paix à Caen, que m’apparurent non seulement l’existence de la pédagogie autogestionnaire, mais aussi le fait que Castoriadis avait été en contact avec l’un de ses animateurs, Georges Lapassade, et qu’il avait déclaré que l’autogestion était en pédagogie ce qui ressemblait le plus à son projet d’autonomie.

La spécificité de la pédagogie autogestionnaire est triple :

  • Elle se déroule dans le cadre de l’éducation nationale française (ce n’est pas la création d’écoles privées)

  • Elle est une exposition-déconstruction en acte du caractère bureaucratique de l’éducation (par le fait que l’enseignant·e expose aux élèves les contraintes qui pèsent sur elle ou lui, et les lieux de décisions des différentes contraintes qui pèsent sur l’ensemble du groupe enseignant+élèves) en vue de la production de sujets réfléchissants et délibérants, qui créent leurs propres institutions de décision collective

  • Elle prend en compte comme une dimension essentielle de l’apprentissage les dynamiques de groupe, et les prend en compte comme quelque chose qui peut être « travaillé » pour que chacun·e se sente bien dans le groupe, et apprenne mieux, tant à réflechir qu’à délibérer.

La question des dynamiques de groupe est aussi celle du leadership : pour que le groupe « vive », soit dynamique, et que chacun·e y trouve sa place, il faut que le leadership ne soit pas trop « fixe et stable », pour reprendre l’expression castoriadienne qui désigne le problème de la division du travail bureaucratique, entre dirigeant·es et exécutant·es.

Des limites de cette expérience pour l’autonomie aujourd’hui

Attentive à l’actualité des dynamiques de groupe, entourée d’un groupe soudé de doctorantes femmes et féministes, rendue attentive également aux dynamiques de groupe effectives dans mon département bienveillant, je me suis rendue compte que quelque chose clochait, manquait, dans les outils pris en compte par Lapassade pour analyser ces dynamiques : il négligeait le problème des rapports femmes-hommes, et le fait que, comme la sociologie l’a démontré depuis, les femmes, en groupe, prennent moins la parole, sont davantage interrompues, et leurs propos sont moins pris en compte que ceux des hommes.

Deux éléments expliquent cette négligence : dans la pratique concrète, historiquement, la pédagogie autogestionnaire s’est développée avant la généralisation de la mixité filles/garçons dans les établissements scolaires. La plupart des enseignant·es pratiquant la pédagogie autogestionnaire étaient face à des groupes homogènes de garçons ou de filles, la question des dynamiques de groupe « mixte » ne se posait pas dans la quotidienneté de leur profession.

Le deuxième élément de réponse, c’est que la question des rapports entre les filles et les garçons n’intéressait pas Georges Lapassade. Il est connu pour avoir été homosexuel et misogyne, il ne trouvait pas question des relations femmes-hommes pertinente, ni politiquement, ni personnellement. Cela pourrait être anecdotique si cela n’avait eu des effets très concrets sur sa production théorique, de limitation, de biais de ses analyses.

C’est en me penchant sur sa lecture de Rousseau que m’est apparu ce problème. J’étais partie de la question « pourquoi Lapassade dit-il que l’autogestion pédagogique, c’est de l’éducation négative à la Rousseau3, alors que les dispositifs pédagogiques concrets proposés sont diamétralement opposés ? » En effet, là où Lapassade privilégie la transparence sur les buts et les moyens de l’éducation face à un groupe d’élèves, Rousseau ou le « gouverneur » manipule tout l’environnement d’Emile, en mettant en place un dispositif dual : un gouverneur, un élève.

Cette question en a entrainé une autre : « Comment Emile devient-il capable de délibération et sociable, c’est-à-dire capable de prendre en compte la volonté des autres pour tendre vers le bien commun, comme il est souhaitable pour le Contrat social, alors même que toute l’action du gouverneur vise à maintenir Emile aveugle à la volonté d’autrui, pour qu’il forge sa volonté propre ? ».

Au fil d’une analyse minutieuse du texte de Rousseau, une évidence m’est apparue : chez Rousseau, c’est dans la séduction et le mariage d’Emile et Sophie, qu’Emile devient capable de délibération, de prise en compte de la volonté des autres, car en s’appropriant Sophie, il s’approprie les caractères que Rousseau décrit comme le « propre » d’une femme « naturelle » : la capacité à prendre en compte autrui et à en prendre soin.

Vers une interprétation féministe et antiraciste du projet d’autonomie

Ce sont les outils développés en sciences sociales par différents courants féministes qui m’ont permis de comprendre cela, de comprendre aussi que la construction imaginaire-sociale de ce que sont le féminin et le masculin, et sa traduction dans la matérialité de l’existence, est cruciale pour le projet d’autonomie. En effet, trois dimensions du projet d’autonomie sont surdéterminées par les relations de genre.

Premièrement, il ne peut y avoir d’égalité politique pour le projet d’autonomie entre toustes les citoyen·nes s’il n’y a entre les sexes d’égalité politique. Deuxièmement, la relation nouvelle que Castoriadis appelle de ses vœux en vue de l’autonomie entre la conscience et l’inconscient, le « Je » et le « Ça » ne peut advenir si nous ne nous mettons pas en condition d’interroger et de réinterroger en permanence le partage binaire strict et aliénant entre masculin et féminin propre à la modernité, et qui prend aujourd’hui depuis les milieux militants le terme « d’hétéropatriarcat ». Cette ré·interrogation exige d’être effectuée dans sa double dimension des représentations imaginaires que l’hétéropatriarcat charrie, et des rapports de pouvoir effectifs qu’il traduit. Les autrices principales qui ont fondé ma réflexion à ce sujet sont l’anthropologue Françoise Héritier, mais aussi sociologues féministes matérialistes Colette Guillaumin et Nicole-Claude Mathieu, par exemple4.

D’après Nicole-Claude Mathieu, l’erreur des auteurices qui négligent de questionner le caractère « naturel » du partage du féminin et du masculin en sciences humaines est celle-ci :

Penser plus ou moins implicitement le sexe en termes de catégories réifiées5 je souligne, closes sur elles-mêmes, refuser de voir qu’elles se définissent à chaque fois dans un système de rapports sociaux, amènent d’abord à leur conférer des attributs généraux […], et à parler en termes de contenu : modèles, représentations, symbolisme propres à chacune ; ensuite à fixer ces attributs et ces contenus comme différents, voire opposés, pour chacune, la réification je souligne se fondant sur le modèle de la différence biologique, les hommes et les femmes auront « naturellement » des comportements et des raisonnements différents, des visions de soi et du monde (L’anatomie politique, p. 48)

Notons que la réification est le terme que Sartre utilisait pour désigner la transformation d’un collectif en bureaucratie, ou, pour parler en termes castoriadiens, la fixation et la stabilisation progressives de la division entre dirigeants et exécutants dans la réalisation d’un projet collectif.

En matière de relation de genre, éviter la réification n’est pas nier qu’il existe des différences anatomiques, hormonales et chromosomiques au sein des populations humaines de telle sorte que la reproduction de l’espèce humaine passe par l’union d’individus « hommes » et d’individus « femmes » (que cette union passe par des rapports sexuels ou par éprouvettes interposées). Par contre, c’est ouvrir la porte au sein du projet d’autonomie, d’une part à la prise en compte de la pluralité biologique des « sexes » chez les humain·es (interroger la « binarité » de genre)6, d’autre part à interroger la division « fixe et stable » des tâches et des tabous qui incombent aux un·es et aux autres.

Enfin, en lisant Colette Guillaumin et bell hooks, je me suis rendu compte également qu’une autre dimension de notre société n’était pas plus prise en compte par la pédagogie autogestionnaire que le sexisme : le racisme. Des études sociologiques similaires à ce qui existe sur les dynamiques dans les groupes « mixtes » femmes-hommes dans un groupe « racial » donné, montrent que dans un groupe « racial » mixte, les personnes blanches prennent également plus la parole que les autres, interrompent et sont moins interrompues, et que leur parole est davantage prise en compte. Voici comment Colette Guillaumin définit la race :

« Que la race soit un “fait de nature” ou pas, qu’elle soit un “fait mental” ou pas, elle est aujourd’hui, au XXe siècle, une réalité juridique, politique, historiquement inscrite dans les faits, et qui joue un rôle effectif et contraignant dans les sociétés concernées. (…) C’est pour cela que limité à lui-même, le rejet de la notion de race peut jouer le rôle de simple dénégation. Nier son existence, comme tentent de le faire les sciences de l’homme, sociales puis naturelles, nier son existence de catégorie empiriquement valide est une chose – vraie – qui ne supprime en rien la réalité étatique et la réalité sociale de cette catégorie, qui ne supprime en rien le fait que si elle n’est pas empiriquement valide, elle est pourtant empiriquement effective. (…) Non la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. »

Première conclusion

Pour revenir à Castoriadis, on pourrait dire qu’en abandonnant le marxisme comme projet politique, il a parfois oublié que Marx lui avait aussi fourni des outils analytiques qui, même s’ils étaient insuffisants, n’en étaient pas moins utiles. Autrement dit, d’une part, si les conditions matérielles d’existence ne conditionnent pas irrémédiablement la pensée des individus, elles participent de ce conditionnement. La relation entre les conditions matérielles d’existence et la pensée concrète d’individus méritent donc d’être étudiée. D’autre part, étudier les conditions d’existence concrètes de toustes les individus, c’est aussi dépasser le marxisme pour rester révolutionnaire : par rapport à l’objet de recherche initial de Castoriadis – le projet d’autonomie comme contraire de la bureaucratie capitaliste – qui peut l’incarner concrètement et qui ne peut pas ?

Le fait que, dans la plupart de ses textes, Castoriadis ne cite pas les auteurices à qui il répond, pose un problème pour le bilan pratique, mais sur le plan théorique aussi : les lecteurices sont maintenu⋅es dans l’ignorance de la façon dont sa pensée a été secouée, interrogée, transformée par des mouvements et des penseurs de la liberté clés de la seconde moitié du XXe siècle : les mouvements féministes et les mouvements anticolonialistes. En particulier, au sein de ces mouvements, on ignore à quel point il a lu, pris en compte, discuté, les auteurices qui étaient aussi inspiré·es par le matérialisme et l’anti-impérialisme que lui. En tous cas, Castoriadis n’a pas proposé de réévaluation du projet d’autonomie et de ses conditions de possibilité socio-imaginaires et matérielles au regard de ce que ces mouvements revendiquaient. Il est des sujets, dont Castoriadis ne parle pas vraiment, à qui la société actuelle nie la capacité de réflexion et/ou de délibération. La négation du statut de sujet réfléchissant-délibérant que la société impose à toutes les personnes racisées et aux femmes blanches, se traduit à la fois dans les représentations sociales que la société a de ces sujets, et dans les sphères de pouvoir auxquelles elle leur refuse l’accès7.

Castoriadis n’a pas vu ou n’a pas traité le problème que le capitalisme et la bureaucratie dépendent aussi de l’assignation restreinte de franges précises de la population à des tâches spécifiques : le travail de soin et de service. L’organisation bureaucratico-capitaliste « naturalise » cette dimension du travail, c’est-à-dire qu’elle crée cette représentation sociale des personnes non-blanches et des femmes blanches (sauf exceptions qui confirment la règle, quel que soit le nombre de génération de parents qu’ils ont en Europe).

Or, en pleine pandémie de COVID, c’est précisément le travail de soin et de services qui apparait comme la condition de possibilité de toute vie humaine, donc aussi du projet d’autonomie. La pandémie actuelle nous révèle donc en fait un autre angle mort de la pensée de Castoriadis : comment articuler le travail de service et de soin au projet d’autonomie (ce que les féministes matérialistes appellent le travail « reproductif », ou ce que Maria Mies et Vandana Shiva appellent la « subsistance » par opposition au travail « productif » qui explose avec l’économie capitaliste), comment la vie humaine peut-elle s’organiser à la fois pour se soutenir et avoir le temps de s’organiser pour délibérer, réfléchir et agir? On ne peut s’investir dans le projet d’autonomie que si l’on a mangé, dormi, et qu’on a une santé physique et mentale « suffisamment bonne »…

Bilan pratique

Castoriadis a connu à mon sens deux échecs « praxiques » (liées aux activités de la praxis, cf supra) au regard du projet d’autonomie : la dissolution de Socialisme ou Barbarie et la production tendancielle de lecteurices « aliéné·es » face à l’impression d’autosuffisance de sa pensée.

Ces deux éléments me semblent tenir, d’une part à l’insuffisance de la réflexion castoriadienne sur les dynamiques des (petits) groupes, depuis un double angle politique et psychanalytique ; et d’autre part, à une tendance à « l’aliénation » (au sens d’Aulagnier) qui lui serait propre et qu’il n’a pas réussi à dépasser. 

Castoriadis et les dynamiques de groupe

Castoriadis pense la praxis, l’activité autonome, à deux niveaux, individuel (micro) et collectif (macro). Ces deux niveaux traversent toute son œuvre, des permiers écrits dans Socialisme ou Barbarie, aux derniers écrits des Carrefours du Labyrinthe. Toutefois, une même continuité dans son œuvre publiée se trouve dans l’oubli, la négligence du niveau intermédiaire entre l’individu et la société, le niveau « méso », celui qui n’est pas seulement propre à la famille, mais aussi à l’éducation et à l’organisation politique concrète. Au niveau « micro », celui de la psyché individuelle, Castoriadis a produit de nombreux textes sur les rapports du conscient et de l’inconscient, mais aussi sur la pratique thérapeutique psychanalytique, ce qu’elle est/devrait être/ce qu’elle enseigne… De même, au niveau « macro », il produit de nombreux textes sur ce que sont la et le politiques, une société autonome, etc. Mais le niveau intermédiaire, ou « méso », il n’en dit rien, ou si peu de choses. Il n’en produit en tous cas pas d’analyse systématique.

Dans l’expérience de Socialisme ou Barbarie, il s’est confronté à un paradoxe : bien qu’il ne voulait être qu’un membre parmi d’autres, que ce collectif soit aussi égalitaire et « autonome » que possible, il en est devenu l’animateur et le financeur principal. Cela a par ailleurs été l’objet de tensions avec Claude Lefort, qui créèrent des différends à la fois politiques et personnels entre les membres du groupe. De même, Castoriadis est devenu le principal auteur de leur revue, écrivant sous plusieurs pseudonymes dans un même numéro, ce qui maintenait aux yeux du lectorat l’impression d’un chant chorale plutôt que d’un soliste, mais cette impression n’était pas partagée à l’intérieur du groupe… Malheureusement pour la postérité, Castoriadis-Cardan-Chaulieu-Delvaux-Noiraud n’a pas (à ma connaissance du moins) produit d’analyse de cette expérience qui prennent en compte à la fois les divergences idéologiques qui sont apparues et les divergences affectives ou personnelles, pour en tirer des leçons.

Interroger l’entrelacement des dimensions affectives et politiques dans l’apprentissage, c’est ce que j’ai essayé de faire dans la deuxième partie de ma thèse. Deux types de corpus m’y ont été utiles : la psychanalyse de groupe, incarnée par des auteurs comme Didiez Anzieu ou René Kaës, et qui fait écho, dans son versant psychosociologique à la castoriadienne Florence Giust-Desprairies (autrice de l’ouvrage L’imaginaire collectif), et surtout la pensée de Piera Aulagnier8 sur l’aliénation.

Castoriadis et l’aliénation

Pour Piera Aulagnier, un individu est aliéné lorsqu’il a confié la responsabilité du doute, de la pensée, de la réflexion, à un tiers, que ce tiers soit une idéologie, une religion, ou une personne. De cette façon, le sujet suspend ce qu’elle appelle son « projet identificatoire ». L’aliénation, quant à elle, est un destin psychique collectif, dans la mesure où cette possibilité dépend non seulement de l’idéalisation d’un autre Je, mais aussi de la conviction que cet autre Je est idéalisé9 par d’autres Je que le sujet aliéné.

Aulagnier définit le projet identificatoire en relation avec la notion de contrat narcissique.

Le « contrat narcissique » d’un sujet a trois signataires : le sujet, le couple parental et la société (ce qu’Aulagnier appelle « (le discours de) l’ensemble » pour éviter les définitions politiquement ou culturellement trop précises). Autrement dit, (1) le contrat narcissique renvoie à la représentation qu’un sujet se fait du monde social et de place qu’il peut y prendre/y tenir ; (2) il renvoie aux désirs et projets que les parents formulent pour le sujet, à la représentation que les parents10 ont de leur enfant ; et (3) à ce que la société et le discours de l’ensemble dit de l’enfant et de sa famille (pour Aulagnier, les troubles psychiques trouvent autant leur source dans la façon dont la société traite la famille d’un sujet ou le sujet lui-même, que dans la relation entre un sujet et ses parents).

Le « projet identificatoire » est un stade de développement de l’enfant où celui-ci, pourrait-on dire, « socialise son désir » (c’est la notion de « sublimation » chez Castoriadis), c’est-à-dire dépasse le fameux « stade du miroir » chez Lacan, où le sujet se perçoit lui-même comme différent de sa mère et « rival » du père dans le désir de la mère. Le projet identificatoire est le moment où le sujet énonce un futur dans lequel il ne sera pas simplement l’objet du désir parental qu’il a cru être un temps, mais se projette en prenant en compte d’autres modèles que le discours de l’ensemble lui présente (« quand je serai grand·e, je serai… »).

Le projet identificatoire s’appuie sur le contrat narcissique mais aussi sur la différence qui doit toujours être préservée (sinon il y a trouble psychique) entre « l’idéal » que le sujet investi, et sa propre représentation de lui-même (entre ce qu’on veut être et ce qu’on est). Aulagnier considère que le projet participe du narcissisme du sujet, de l’investissement du Je par le Je, non seulement à travers l’idéal dans lequel le Je se projette dans le futur, mais aussi à travers la façon dont ce projet situe le Je dans le désir de l’autre, et dans le discours de l’ensemble.

Aulagnier voit dans l’aliénation un destin possible du sujet, qui est une perversion de son projet identificatoire. L’aliénation est un désir biface : l’auto-aliénation et le désir d’aliéner, qui ont pour point commun :

« La seule motivation ou l’espoir de rendre moins insistante, moins fréquente et moins dramatique, l’épreuve du doute et le conflit qui résulte du projet identificatoire entre le Je et ses idéaux – cette motivation est toujours présente dans le fonctionnement du Je – ce que visent ces deux désirs, le signe de leur démesure, est l’exclusion de toute cause de doute, de toute cause de conflit, de toute cause de souffrance. » (Les destins du plaisir, p. 15)

L’aliénation est donc un des modes de « défense » du sujet face à la douleur du doute, à la difficulté de l’apprentissage et de la confrontation de ses désirs et de ses fantasmes à la réalité, mais un mode de défense excessif. L’aliénation est comme l’antithèse du projet d’autonomie.

Trois éléments peuvent être ajoutés pour comprendre ce dont il s’agit :

Premièrement, Aulagnier précise que l’aliénation s’établit la plupart du temps à partir de l’idéalisation d’un discours ou d’une théorie qui permet de ou vise à agir sur d’autres sujets — elle cite, c’est marquant, les idéalisations subies par les œuvres de Savonarole, Marx et Freud. Cette idéalisation est rendue possible par le truchement d’un·e porte-parole de cette théorie, (qui se promeut ou est promu·e) garant·e de cette théorie, et qui est aussi idéalisé·e (c’est-à-dire dont on nie toute capacité à faire souffrir et toute conflictualité propre).

Le deuxième élément, c’est le caractère non-perceptible de l’aliénation pour le sujet — ici elle n’indique pas si le sujet aliénant en a davantage conscience que le sujet aliéné. Elle rend explicite que cette caractéristique distingue fortement l’état d’aliénation de la psychose et la névrose, où les sujets, mêmes s’ils ne connaissent pas les termes médicaux, perçoivent un malaise. Cela ouvre une question brulante : si le sujet ne perçoit pas sa propre aliénation, peut-il (être amené à) en sortir ?

En troisième lieu, elle indique qu’il y a deux types de déclencheurs de l’aliénation (laquelle ne résulte à priori pas d’une « pathologie pré-existante ») : l’aliénation sociale (mais que j’appellerais socio-politique), résultant des formes de gouvernement hautement hiérarchisées qui doivent leur maintien à la limitation de la réflexion de leurs « sujets » — et dans laquelle on peut reconnaitre, par exemple, la bureaucratie telle que Castoriadis l’analyse ou la démocratie représentative11; et « l’auto-aliénation », qui répond à une économie subjective particulière12.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il faut bien admettre que les écrits de Castoriadis produisent parfois/tendanciellement de l’aliénation, vu la manière dont sa pensée est parfois reprise ou idéalisée en contexte académique. Deux éléments de ses écrits permettent de comprendre comment cela se produit , sa part de responsabilité dans ce phénomène: d’une part, la pensée de Castoriadis tend à créer un système clos, il évoque tous les sujets car c’était effectivement un « monstre » de la pensée à la fois mathématicien, psychanalyste, économiste, philosophe… ce qui donne l’impression qu’il a pensé à tout. D’autre part, il n’assume pas la conflictualité interne à sa propre pensée, ni à sa discipline principale : la philosophie politique.

Par rapport à sa propre pensée, du début à la fin de sa carrière, se sont tendanciellement les mêmes thèmes qui sont traités. Les outils conceptuels s’affinent mais, à partir de l’Institution imaginaire de la société, il ne va plus « changer » de discipline ou aborder des sujets radicalement différents de ses débuts, qui créeraient des tensions suffisamment importantes pour le mener à revenir de manière forte sur des positions antérieures. Du point de vue du conflit interne à sa discipline, il ne l’assume pas non plus : il ne cite que très rarement ses « adversaires » de pensée sauf à les insulter plus ou moins ouvertement, ou à prendre des boucs-émissaires faciles. Critiquant BHL (déjà lui), il lui réfute simplement le statut de philosophe, donc il l’exclut purement et simplement des conflits internes à sa discipline. C’est plus grave (même si c’est amusant dans une certaine mesure) lorsqu’il réduit sa discussion de l’Anti-oedipe de Deleuze et Guattari à les traiter de « Dédé-Gaga » en note de bas de page de l’Institution imaginaire de la société. D’autant que Deleuze et Guattari sont sans doute, avec les féministes matérialistes et les penseurs de la négritude par exemple, les philosophes avec qui il aurait été le plus bénéfique pour la philosophie comme discipline et pour l’écologie politique comme projets d’observer leurs discussions.

Enfin, je voudrais proposer une reprise politique du concept aulagniérois d’aliénation pour le projet d’autonomie. Celle-ci pourrait se formuler ainsi : étant donné que l’aliénation est un destin psychique collectif et qu’il est un destin psychique dans lequel le·s sujet·s ne ressent·ent pas de malaise, comment transformer nos structures sociales pour limiter le plus possible notre propre risque d’aliénation ? En tant que philosophes, intellectuel·les, citoyen·nes, mandataires politiques, comment nous exprimer de façon à prévenir les effets d’aliénation ?

CONCLUSION

Que le penseur de l’autonomie comme projet ait échoué d’une part à créer un groupe autonome à la dynamique sereine (c’est-à-dire qui puisse assumer les conflits et désaccord interpersonnels sans s’effondrer), d’autre part à assumer le conflit dans la philosophie et dans sa propre pensée, c’est-à-dire que sa pensée ait pu être support d’aliénation, prouve paradoxalement qu’il avait raison : le projet d’autonomie requiert que les sujets puissent instaurer un nouveau rapport à leur propre inconscient, pour que ce projet puisse perdurer. Mais il est sain que ce penseur soit resté humain, tout monstre de la pensée qu’il était, car en cela il nous laisse la place, individuellement et collectivement, pour réintroduire du doute et du conflit dans l’écologie politique ou dans les projets radicalement démocrates, afin de maintenir et toujours améliorer ce projet.

Ce nouveau rapport est une dynamique à la fois personnelle et collective. En effet, l’inconscient, ce qui fait conflit dans un sujet et qu’il ne peut pas assumer, se traduit par des échecs interpersonnels, mais aussi par des actes manqués et des lapsus, par exemple. Bien sûr, il peut être utile de faire un travail psychanalytique pour sonder son désir individuel et s’apaiser par soi-même, mais il me semble que dans une organisation politique, un collectif, un groupe d’ami ou une institution, il est essentiel de tenter d’instaurer de façon bienveillante un autre rapport à nos inconscients individuels et collectifs. Il ne s’agit pas de se psychanalyser mutuellement, ce qui serait particulièrement problématique, mais bien d’apprendre à distinguer, pour soi-même et pour les autres, la maladresse de la malveillance dans un conflit ; et d’apprendre à reconnaitre nos maladresses. Autoriser les acteurices d’un conflit à expliquer leurs raisons, tout autant qu’à reconnaitre que les émotions les submergent parfois (pour des raisons qui leur appartiennent en partie) et qu’elles leur font commettre des erreurs. Être capable de reconnaitre qu’on peut parfois blesser d’autres personnes sans le vouloir, par nos actes et nos paroles, mais aussi apprendre à être à l’écoute de nos propres émotions lors de débats qui paraissent uniquement idéologiques pour creuser (sans devoir l’exhiber) ce que cela réveille/révèle d’intime en nous … Tout cela faciliterait le dialogue politique, et l’essaimage de ce que j’aime appeler un amour démocritique, comme l’affect propre au projet d’autonomie.

C’est aussi pour cela qu’il est regrettable que Castoriadis ne se soit pas mis en dialogue avec d’autres mouvements militants de libération de son temps, car l’inconscient est en partie structuré par le « discours de l’ensemble ». Dans le monde qui nous concerne, cela veut dire par exemple que nous sommes toustes « sexistes » et « racistes » à un certain degré. Si c’est devenu assez banal de le dire pour le sexisme, et que de plus en plus d’hommes acceptent remettre en question « leurs privilèges » – de même que les femmes ont remis en question depuis longtemps leur asservissement -, il n’est pas encore commun de dire que nous sommes « toustes un peu racistes » et que les personnes qui ne subissent pas le racisme doivent s’interroger sur la façon dont iels le perpétuent malgré elleux.

À mon sens, cette différence d’approche entre les phénomènes de sexisme et de racisme tient à une très longue histoire, mais dans les facteurs récents, cela tient au fait que les déclarations de type « MeToo », ont eu un grand écho et que la parole des femmes (surtout blanches) a commencé à être réellement écoutée (puisque les femmes ont toujours parlé), alors que la parole des personnes non-blanches reste davantage ignorée, même si elle s’est aussi toujours exprimée. Vu que l’écologie politique, le projet d’autonomie, se donne également comme objectif de lutter contre l’extrême droite et ses idées, il est urgent de se mettre à l’écoute de celles et ceux qui subissent le racisme au quotidien, et des personnes qui ont produit des analyses sur le caractère structurel du racisme. Car l’écoute bienveillante et empathique des déboires d’autrui est ce qui peut le plus facilement nous permettre de nous remettre en question et de transformer nos attitudes pour améliorer nos relations interpersonnelles, de transformer notre rapport au discours de l’ensemble pour nous débarrasser le plus possible de notre sexisme et de notre racisme inconscients.

Or, aujourd’hui, les mouvements de personnes concernées qui s’emparent de ces sujets se multiplient. L’excellent documentaire d’Amandine Gay « Ouvrir la Voix » en est un témoignage accessible, et le média français « Paroles d’honneur », sur Youtube, en est un bon exemple13. À Bruxelles comme en Wallonie, la militance dans ce domaine est aussi vive : collectifs féministes intersectionnels comme Kahina et Resisters, l’asbl Awsa-be, Merhaba, lieux culturels comme Café Congo et Pépite blues, organisations comme Bamko, Mémoire Coloniale, La Voix des Sans-Papiers, Bruxelles Panthères, mais aussi La caravane pour la paix et la solidarité, Femmes Plurielles, Afrofeminism in Progress, le Collectif des Métis de Belgique, etc., etc.

Il ne s’agit pas d’être d’accord avec tout le monde sur tout, mais bien d’entrer dans un dialogue franc, bienveillant, réflexif, avec ce type d’acteurices ; comme au sein de tous les groupes militant·es. Assumer le conflit et rendre possible que les conflits soient résolus sans que le projet d’autonomie s’effondre. En évitant de réifier les différends qui émergent par l’invention d’excessives juridisations des conflits au sein des collectif·ves.

1 J’ai moi-même été dans cette situation au moment de découvrir sa pensée, et je sais les conditions très particulières qui m’ont permis de finalement échapper à l’aliénation: mon intérêt pour l’éducation, antérieur à la lecture de Castoriadis, la bienveillance et la rigueur de l’unité “Matérialités de la politique” à Liège et le fait d’être une femme, de sentir dès lors que “quelque chose cloche” dans certains textes.

2 J’avais soumis au FNRS un projet sur le projet d’autonomie en contexte interculturel qui n’a pas été financé. À la suite de cet échec, Edouard Delruelle m’a suggéré de me pencher plutôt sur la question de l’éducation, d’autant que mon année à Cambridge en sociologie de l’éducation offrait plus de lisibilité à mon parcours académique, donc plus de facilité à être financée, ce qui a été le cas, au sein de l’Université de Liège.

3 Dans Emile ou de l’éducation, oeuvre centrale de la philosophie des Lumières, Rousseau expose ce qui pourrait être l’éducation idéale pour rendre l’homme civilisé en suivant sa « nature ». Le dispositif pédagogique qu’il y propose vise à préserver Émile, ce pupille imaginé, de la corruption de la civilisation contemporaine à l’auteur, jusqu’à ce que l’élève soit capable d’affirmer sa volonté propre en vue de l’établissement du bien commun.

4 Le féminisme matérialiste utilise les outils conceptuels issus du marxisme, ceux des conditions matérielles de l’existence, pour étudier les formes particulières de domination des hommes sur les femmes, mais aussi au sein des groupes « hommes » et « femmes », des dominations de certains groupes (classes, races…) sur d’autres. Aujourd’hui, ce courant est représenté par Christine Delphy, Pinar Selek et Jules Falquet, par exemple. Par ailleurs, Alice Pechriggl, philosophe autrichienne qui a fait sa thèse sous la direction de Castoriadis, mobilise beaucoup ces autrices-là.

5 Réifier : « Transformer en chose, réduire à l’état d’objet (un individu, une chose abstraite) » voir Le Trésor de la Langue française en ligne, www.atilf.atilf.fr/

6 Qu’Héloïse Guimin-Fati et l’association liégeoise Genres Pluriels soient ici remerciées de m’avoir sensibilisée à cet aspect de la réalité.

7 Si le degré et les modes d’exclusion des personnes racisées et des femmes blanches de sphères décisionnelles a évolué aujourd’hui par rapport aux années de travail de Castoriadis, l’égalité n’en est pour autant pas encore acquise, et le problème continue d’entraver le projet d’autonomie.

8 J’insiste beaucoup sur l’importance de lire Aulagnier pour comprendre Castoriadis, car leurs œuvres se répondent réellement sur de nombreux points.

9 Idéaliser, c’est grosso modo mettre quelqu’un ou quelque chose sur un tel piédestal qu’il n’est plus supportable, psychologiquement, de douter de la perfection de cette personne ou de cette chose.

10 Aulagnier désigne par ce terme une réalité sociale plutôt que biologique. La mère et le père désignent aussi des fonctions spécifiques auprès de l’enfant, qui ne doivent pas nécessairement être rempli par les géniteurs. Pour désigner la “fonction maternante” elle utilise le terme “porte-parole”.

11 Castoriadis qualifiait les régimes politiques européens de son temps comme des « oligarchies libérales » plutôt que des démocraties.

12 Piera Aulagnier s’intéresse peu à cette dernière, sinon pour la rapporter à la passion de transfert des sujets qui débutent une psychanalyse en tenant fermement au projet de devenir analyste, projet qui ne souffrira aucune mise en doute lors de leur analyse.

13 Voir notamment leur série actuelle « La Perm’ » qui analyse le traitement politique de la pandémie de COVID par Facebook Lives

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