Etopia : On est en train de vivre aujourd’hui ce qui semble être la troisième crise globale du 21ème siècle : la première était celle du 11 septembre, suivie de celle des subprimes en 2008-2009. La troisième serait celle qui nous touche l’ensemble de l’humanité aujourd’hui. En quoi cette troisième crise globale est-elle différente ou a-t-elle des ressemblances avec les précédentes?
Dominique Bourg : Elle est très différente des précédentes. Le 11 septembre est une crise politique liée à un attentat terroriste avec une incertitude sur les réponses possibles de part et d’autre. C’était une espèce d’entrée alarmante dans le siècle. En 2008-2009, on a affaire à une crise financière qui va déboucher sur des résultats économiques et finalement derrière des résultats politiques. Ce n’est pas inintéressant par rapport à ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui puisque c’est une crise pendant laquelle on a entendu des propos assez fascinants. A l’époque en France, c’était quelqu’un comme Sarkozy qui était président de République, on allait voir ce qu’on allait voir, on allait maîtriser la finance etc. et vous connaissez la suite.
Aujourd’hui, c’est très différent. Nous sommes face a une crise sanitaire, crise qui est très particulière parce qu’elle nous confronte à l’inconnu. On se trouve notamment face à des types de virus qu’on ne connaît pas bien : est ce qu’il peut y avoir des mutations ? etc. Tout cela est vraiment incertain et en même temps ce qui est aussi assez étonnant, c’est que l’origine écologique de la crise n’est pas perçue, elle est assez rarement mise en avant alors que pour le coup on a affaire à une zoonose, on a en fait un virus dont l’espèce hôte a transmis l’infection à une espèce intermédiaire plus proche de nous, le pangolin. On voit que ces zoonoses ne cessent d’augmenter depuis les années 2000. C’est une conséquence à la fois de la destruction des écosystèmes du fait que par là même on détruit l’habitat de certaines espèces. Ces espèces sont contraintes de se rapprocher des êtres humains et par là même aussi de subir une plus forte concentration animale. A partir de ce moment-là on peut avoir un phénomène de communication, de changement d’espèce hôte, par exemple d’un virus.
De façon générale, tant qu’on a une biodiversité très riche et protégée,la circulation des virus est ralentie. A partir du moment où on réduit les espèces, on réduit leurs populations et on détruit leurs habitats (et même du côté domestique aussi parce que ça peut passer par les animaux domestiques), on simplifie le support génétique de ces animaux et on crée le phénomène que l’on constate depuis les années 2000, c’est à dire l’augmentation des zoonoses. La pandémie mondiale actuelle ne sera probablement pas la dernière.
A cela vous ajoutez un autre facteur dont on reparlera sans doute assez rapidement : l’influence du changement climatique sur les maladies infectieuses, notamment les maladies vectorielles : Chikungunya, Zika etc. Là aussi, la cause écologique de nos ennuis sanitaires est assez évidente. Et cela passe assez mal dans la population. Les gens ne font pas bien le lien avec ce qu’on peut appeler — je n’aime pas cette expression mais — la crise environnementale et écologique. Or, celle-ci pourrait nous servir d’une certaine manière à tirer plus aisément les leçons par rapport à ce qui nous attend en terme de climat, si on comprenait bien que cette crise est aussi écologique.
Les interdépendances qui existent, l’accélération des échanges ont permis à ce qui est arrivé en Chine de parvenir très vite en Europe. Est-ce que le risque justement n’est pas, dans cette critique des interdépendances, d’arriver sur un repli sur soi qui pourrait avoir des effets néfastes à court ou à moyen terme?
Le repli sur soi “à la Trump” est effectivement extrêmement dangereux. En fait la situation dans laquelle on entre est très paradoxale. A la fois, effectivement, il faut relocaliser certaines activités mais on pourrait parler d’une espèce de protectionnisme coordonné internationalement. C’est très différent des protectionnismes qu’on a connu autrefois. Nous ne pourrons pas gérer les prochains problèmes globaux sans la globalité, sans une coordination internationale.
Ce que nous devons arriver à comprendre, c’est que l’économique n’est qu’un aspect dans nos vies. Économiquement, il y a certaines activités qu’on doit absolument rapatrier afin d’avoir une plus grande résilience locale en termes de production alimentaire, de production de médicaments, etc. Et en même temps il faut bien comprendre qu’il ne faut pas justement aller dans un sens « à la Trump », c’est à dire un repli national, agressif et haineux vis à vis du reste. Ce serait la pire des choses qui pourrait nous arriver. Et là on ajouterait les conflits à la crise environnementale.
La difficulté dans la passe actuelle, c’est qu’il faut se replier mais en bonne entente internationale et en maintenant des niveaux de coordination internationale très importants. On voit par exemple ce qui se passe dans ces pays qui ont aidé la Chine pendant sa crise (la Suisse par exemple). Aujourd’hui, la Chine leur envoie des respirateurs et des masques. On peut lui reprocher d’avoir plus ou moins bien géré le début de la crise en pays totalitaire (mais on verra bien peut-être que les statistiques ne sont pas totalement justes je n’en sais rien, je n’ai pas d’éléments d’appréciation) mais en tout cas de façon générale, même si ce régime est tout sauf sympathique, étant une dictature d’un nouveau genre, il est nécessaire de maintenir une collaboration internationale et de bien savoir faire la différence entre certains intérêts et la nécessaire collaboration par rapport à toutes les difficultés globales qui nous arrivent dessus.
Vous avez parlé de la question de la résilience et ici vous faites justement le lien avec le nouveau modèle alors à mettre en place. Cependant, quand on essaye de poser ce débat sur la démocratie occidentale actuelle, on voit notamment que la crise a permis le vote des pleins pouvoirs à Viktor Orban en Hongrie. Des démocraties libérales comme la France mais aussi la Belgique sont en train de mettre en place des mesures d’exception pour essayer de répondre à la pandémie. Qu’est-ce que ces actes posent comme questions sur nos institutions démocratiques face à de tels chocs? Au-delà de cela, pour anticiper le futur et d’autres chocs climatiques qui pourraient arriver, quelles sont de nouvelles institutions qui devraient être mises en place pour assurer de manière la plus efficace possible cette résilience des démocraties ?
Déjà, les démocraties ne réagissent pas toutes de la même manière. Du côté de la Corée du Sud et mieux encore du côté de Taïwan par exemple, on a eu une gestion remarquable. Ces deux pays sont proches de la Chine et n’ont jamais jamais levé la garde après l’épisode COVID2 (SRAS de 2002) mais ils ont une gestion assez extraordinaire avec un emploi extrêmement important de tests. Donc des États qui ont maintenu la garde, qui avaient des stocks d’équipement, etc. ont pu opérer un dépistage de grande envergure avec un traçage des gens, avec une division du territoire en différentes zones le tout en totale transparence vis à vis de la population. Il y a là une gestion démocratique.
Encore une fois, on voit très bien qu’une démocratie exige une puissance publique avec des moyens, avec un souci au long cours de la santé publique et non pas un souci au court terme de finances, incarné par un New Public Management qui est une catastrophe depuis plusieurs décennies. Nous avons été des idéologues jusqu’au bout des ongles, jusqu’à la stupidité totale.
Maintenant la démocratie, par définition, est fragile. Elle est toujours menacée de l’intérieur et bien sûr, quand il y a des circonstances très particulières, l’occasion est toujours donnée de la réduire. Cela va du plus caricatural à Orban (là il n’y a même pas de commentaire à apporter) jusqu’au plus vicelard, à Macron par exemple. Mais c’est la vie des démocraties. Ce qui sera nécessaire, c’est d’avoir une sortie démocratique par le haut du confinement avec une mise à contribution des citoyens de base aussi bien de l’expertise pour définir un certain nombre de protocoles, de gestes barrières pour parvenir à vivre au long cours avec le virus. On peut très bien avoir un effet rebond, on peut s’attendre à une réplique peut être à l’automne. Il ne sera pas possible de vacciner tout le monde en un mois quand le vaccin sera là. Donc on va vivre au long cours avec le virus, voire après d’autres, ce qu’on ne peut plus exclure.
Il est vraiment important de définir le déconfinement démocratiquement, avec une interaction entre savoirs, pratiques et connaissances locales. C’est très important. Si on y arrive, c’est une victoire démocratique et c’est probablement une victoire tout court. Je pense que les démocraties, quand elles usent vraiment de tout leur arsenal, sont beaucoup plus efficaces que les dictatures. En tout cas ce qui est très important, c’est que chacun partage à la fois le savoir et les gestes.
Est-ce qu’il n’y a pas un risque aussi de tomber, à un moment ou un autre, dans une tentation expertocratique qui voit alors justement une sorte de gouvernement éclairé des experts prendre le pas et contraindre aussi finalement la démocratie dans certaines de ses actions ?
Oui c’est bien sûr un risque. Mais c’est sûr que dans une crise comme celle d’aujourd’hui avec des aspects épidémiologiques, on est très différents dans la relation « connaissances scientifiques-décision politique » qui prévaut par exemple pour le dérèglement climatique. Là, les communautés épistémiques, les sciences du climat etc. n’ont pas grand-chose à nous dire sur le type de société qu’on peut imaginer avec une société bas-carbone. L’éventail politique resterait très large.
Aujourd’hui, la difficulté c’est que nous avons affaire à un problème médical et donc effectivement le diagnostic lui-même est inséparable du comportement. Nécessairement pourrais-je dire, le côté scientifique empiète sur le côté politique. On pourrait ainsi très bien avoir différentes stratégies, et on l’a vu au Royaume-Uni, en Hollande et en Suède, où la stratégie a été celle de la diffusion la plus rapide possible du virus dans la population. Mais là, on a peut-être plus affaire à une décision proprement politique, l’aspect médical n’était pas le seul qui pouvait décider.
L’aspect médical va nous indiquer, nous faire connaître les modes de diffusion du virus. Il reste que pour les pratiques à adopter dans différentes situations professionnelles, ce sont les gens eux-mêmes qui sont le mieux à même de les trouver sur la base de cette connaissance et de les mettre en œuvre. S’ils n’ont pas accès à ces informations, ces connaissances où s’ils le les ont pas comprises, ils ne les mettront pas ou mal en œuvre. Il peut y avoir une tentative expertocratique mais on a besoin de certaines connaissances qu’on ne peut pas se procurer par soi-même. Ces connaissances seront insérées dans un contexte plus large. On se réapproprie le tout. Et une dictature médicale serait plus dictature que médicale.
Vous avez aussi écrit sur la question de la désobéissance civile. Comment est-ce qu’on peut encore être justement désobéissants dans une société du confinement ?
Pour le moment, je crois que nous n’avons pas d’autres choix que de ranger les manifestations dans la rue et la désobéissance civile. Nous sommes dans une période très particulière, d’où la nécessité d’avoir une sortie démocratique du confinement qui ré-implique le citoyen. Pour le moment la désobéissance civile est entre parenthèses et ce n’est pas un problème, de même qu’on peut très bien, pendant un certain temps, suspendre les libertés publiques. Il faut cependant être attentifs sur le fait qu’on ne nous fera pas le coup du terrorisme, en France, où les restrictions ont été inscrites dans la loi ordinaire… Inscrire le confinement dans la loi ordinaire serait complètement ridicule puisque de toute façon la société s’effondre.
Donc on voit bien que la problématique n’est pas la même. Il va nous falloir réfléchir à cela. Nous allons rentrer dans une période où l’idée que nous avions, en Occident, de l’acquisition dès notre naissance d’un capital d’existence garanti seulement menacé par l’incurie d’autrui doit être révisée. Avec ce qui nous arrive et en termes écosystémiques sanitaires et en terme de dérèglements climatiques, nous allons devoir en partie revenir sur cette conception. L’intérêt de cette crise est qu’elle nous remet devant notre vulnérabilité biologique, elle nous rappelle que nous sommes une espèce vivante parmi d’autres. Par définition nous sommes mortels et il n’y a pas d’assurance absolue vis à vis du moment auquel nous devons les uns et les autres disparaître. Démocratiquement, il va falloir réfléchir, redéfinir justement, peut être à l’avance, encadrer ces périodes d’exception qui ont de fortes chances de revenir. On rentre dans une nouvelle période, même si la plupart des gens pour le moment rêvent de revenir à l’état antérieur, au statut « normal », ce à quoi je ne crois pas du tout.
Finalement, c’est le choix entre écologie ou barbarie?
Bien sûr, ça oui. Parce que si on revient simplement en arrière, si on réinjecte de l’argent dans les compagnies aériennes, si on fait repartir “comme avant-guerre” si j’ose dire, on sait très bien ce qui nous attend.
N’oubliez pas que les projections aujourd’hui sont à 2 degrés d’augmentation en 2040, c’est à dire en 20 ans. On a connu une augmentation de neuf dixièmes de la température de 1980 à aujourd’hui, c’est à dire en 40 ans. Et là, on va avoir à peu près la même augmentation de neuf dixièmes à nouveau et en vingt ans. Et on part dans le deuxième degré d’augmentation. On voit depuis 2018 que les phénomènes commencent vraiment à changer. Je donne un simple exemple : dans 20 ans, donc à 2 degrés de plus par rapport à la moyenne planétaire de la deuxième moitié du 19ème siècle, vous aurez déjà des endroits sur terre, entre les tropiques, où la probabilité de connaître plusieurs jours par an des périodes d’accumulation de chaleur et d’humidité rendront des espaces inhabitables. Je vous rappelle qu’à la suite des gigantesques feux l’année dernière, les récoltes de sorgho et de riz en Australie ont diminué de 66%. Si vous préférez prendre l’avion et continuer à avoir ces phénomènes, je pense que vous n’avez pas bien exactement compris ce qui vous attend. D’où l’enjeu de bien faire comprendre le lien actuel entre cette crise sanitaire et l’écologie. Ce n’est pas une crise sanitaire, c’est une crise écologique et sanitaire. Et sanitaire par cause écologique.
Une dernière question : plusieurs penseurs sont en train de réfléchir au monde d’après. Si vous vous deviez identifier une mesure à mettre en place tout de suite pour ce monde d’après, ce serait laquelle?
Justement ça ne peut pas être une mesure parce que c’est systémique. Première réponse. Mais je pense à deux mesures très importantes aujourd’hui qui peuvent paraître contradictoires dans l’esprit des gens.
La première mesure, ce sont des quotas individuels. On n’a pas d’autre moyen possible de réduire nos émissions. Si on ne veut pas exploser la barre des 2 degrés dont je parlais tout à l’heure (et je le rappelle on y sera en 2040 très probablement), il faudrait dans la décennie, en commençant l’effort tout de suite, réduire de plus de moitié les émissions mondiales de gaz à effet de serre. C’est une décélération extrêmement brutale et c’est cela le gros défi de l’écologie. Ce n’est pas la même chose que nous vivons aujourd’hui face au coronavirus car aujourd’hui on fige l’économie. Or ce n’est pas la figer qu’il faut, c’est la faire redescendre. Elle doit redescendre en termes de flux de matières et de flux d’énergie pour ensuite aboutir à une vitesse de croisière qui maintiennent notre bien-être mais avec un support énergétique et matériel qui sera différent et réduit. C’est un défi gigantesque et on ne peut y arriver essentiellement que par des comportements. On doit se mettre mentalement en situation de pénurie sur un certain nombre de ressources pour précisément faire que la terre continue à être viable. Et l’instrument le plus juste quand on est confronté à une pénurie, c’est le quota. Mais en même temps, rembourser les dettes publiques des différents pays après ce qu’on est en train de vivre, c’est une absurdité totale. Voilà par exemple une deuxième mesure.
Troisième mesure : de revenir (et dans un pays fédéral comme la Belgique, ça va vous parler) à une gouvernance scalaire, par échelle. On ne s’en sort pas si on ne redonne pas du mou à l’échelon local. Les États doivent être des animateurs, ils sont là pour garantir certains objectifs qu’on va définir à l’échelle internationale. Mais il est très important qu’on redonne du mou localement parlant et qu’on relocalise beaucoup de choses.
On ne va faire que les choses qu’on est capable de comprendre et par rapport auxquelles on a une certaine responsabilité. Voilà déjà divers horizons de mesures qui ne sont déjà pas mal.
(Interview réalisée pour Etopia par Jonathan Piron, le 31 mars 2020)