Il y a à peine un peu plus de trois mois, a eu lieu à Madrid, en Espagne, la COP25, une conférence qui rassemble chaque année des dirigeants mondiaux dans le cadre de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, à la recherche d’accords globaux qui peuvent mettre la planète à nouveau sur une voie de durabilité écologique. La vingt-cinquième conférence devait avoir lieu à Santiago du Chili, mais des mois de manifestations contre les inégalités sociales et économiques et la répression brutale de la police commandé par le gouvernement libéral de Sebastián Piñera ont forcé, à la dernière minute, à changer de lieu. La crise écologique et la crise sociale sont, au début de la deuxième décennie du 21e siècle, main dans la main.
Ces deux réalités se nourrissent l’une de l’autre et sont une conséquence l’une de l’autre: un système économique tributaire de la croissance à tout prix est un système basé sur la production et la consommation, ce qui aggrave les crises écologiques. Non seulement la production et la consommation des biens nécessaires, mais aussi (et peut-être surtout) des biens superflus qui ne sont produits et utilisés que pour alimenter et maintenir ce système. Or, cette dépendance à la croissance dépend de l’extraction de ressources naturelles qui, étant limitées et pour certains non renouvelables, font que ce système économique extractiviste et productiviste ne soit pas viable à long terme. Une petite note est nécessaire à ce point: s’il semble clair que nous devons refuser la croissance pour la croissance, il faut également refuser l’opposition à la croissance comme une fin en soi. L’important est de comprendre où nous pouvons et devons croître et, en parallèle, où nous pouvons et devons décroître.
Conscient de ce fait, pourquoi continuons-nous d’investir à tout prix dans la croissance et à l’insu de ses impacts écologiques? Il y a au moins deux réponses à cette question. D’une part, le chantage inhérent à ce système qui repose sur l’argument suivant: si l’économie ne croît pas, elle ne peut pas générer d’emplois et s’il n’y a pas d’emplois, il n’y a pas de revenus. En l’absence de séparation entre emploi et revenu, les personnes se retrouvent dans l’obligation d’exercer un emploi rémunéré même s’il est considéré par le travailleur comme non-utile à la société, nuisible à la planète en termes écologiques et même s’il n’est pas gratifiant à tous les autres niveaux que le financier.
La seconde raison est liée à une vision basée sur l’optimisme technologique, vision qui voit l’idée de «progrès» comme un moyen pour l’homme de devenir maître de l’environnement naturel dans lequel il s’insère. Loin d’être exclusive à ceux qui se préoccupent peu de la durabilité écologique de la planète, cette position est partagée par plusieurs spécialistes du domaine dit vert. Selon cette vision éco-moderniste, seuls la technologie et le progrès peuvent remettre la planète sur la voie du développement durable.
La crise liée à la pandémie que nous traversons – appelons-la coronacrise – met ces deux réponses en danger. La peur collective nous met face à nos limites en tant qu’espèce et en tant que société. Et s’il est vrai que l’humanité a toujours essayé de contrôler l’environnement dans lequel elle opère, c’est aussi vrai le fait que ce n’est qu’au cours des dernières décennies qu’une vision de la domination absolue de l’humanité sur la nature a été imposée, une vision intimement liée à la défense de la possibilité (et besoin) d’une croissance économique permanente.
Sur une planète finie, tant en termes de ressources qu’en termes de capacité d’absorption de la pollution, pour que cette croissance puisse se poursuivre sans conséquences environnementales, la séparation entre croissance et impacts doit être réalisée. Or, cette séparation étant loin d’être réelle, ceux qui défendent un modèle de croissance permanente affirment que cela se fera avec plus de technologie, y compris des processus de géo-ingénierie. Ainsi, afin de confirmer cette possibilité, la domination et le contrôle de l’environnement naturel sont considérés comme une nécessité.
Comme nous le rappelle la pandémie actuelle, même si elle était souhaitable – ce qui est loin d’être certain -, l’humanité est loin de pouvoir contrôler son environnement naturel. Le modèle économique basé sur une croissance permanente a une énorme barrière devant lui. Il est donc nécessaire de penser à des modèles alternatifs et l’éco-républicanisme peut apporter des réponses. Un retour à la «normalité» – si une telle normalité a jamais existé – ne peut pas être un retour à une réalité d’inégalités sociales, économiques et écologiques.
Réponses aux crises écologiques et sociales
Face à cette multiplicité de crises, nous avons aussi vu une multiplicité de réponses, notamment sous la forme de quatre « fuites »: des élites, intérieure, par déculpabilisation et par culpabilisation. De la part des élites économiques, nous voyons un processus d’évasion sur plusieurs fronts. Le front économique proprement dit, qui résulte de la concentration de la richesse dans un petit nombre de mains, mais aussi de la fuite physique. Ceux qui appartiennent à l’élite économique vivent de plus en plus en circuit fermé, fréquentant des espaces exclusifs avec un accès réservé, tandis que leurs enfants fréquentent les mêmes écoles privées avec un accès également réservé.
L’espace public devient ainsi un espace de quelques citoyenneté, alors que, pour une autre part, cet espace n’est qu’un lieu de passage, sa citoyenneté s’exerçant dans des espaces où ne fréquentent que des personnes de même niveau socio-économique. Parallèlement à la ghettoïsation des plus pauvres, nous assistons également à une ghettoïsation des élites, où elles sont refermées sur elles-mêmes, s’isolant économiquement, socialement et physiquement du reste du monde.
Il existe également une stratégie de fuite intérieure en réponse aux crises sociales et écologiques. Une évasion différente, certes, mais quand même une évasion. Pensons aux publications récentes de livres d’auto-aide, à la recherche de solutions à tous les problèmes à partir d’une prétendue guérison interne, de solutions basées sur une mindfulness à laquelle nous seuls pouvons parvenir. Au niveau écologique, des propositions en ce sens apparaissent également, comme celles d’une «écologie du soi», et de «faire sa part» comme solution aux crises écologiques et les problèmes seront donc résolus.
L’intention n’est pas ici de porter un jugement moral sur ce type de solutions – et sur les impacts positifs que ces actions peuvent avoir sur ceux qui les pratiquent. L’argument est simplement l’opposition à une individualisation des solutions. Les problèmes globaux et systémiques ne seront pas résolus de manière individuelle et isolée. Nous avons donc besoin d’une proposition globale, collective et démocratique qui offre des voies possibles vers une société juste sur une planète durable.
La fuite par déculpabilisation est, dans une certaine mesure, le contrepoint de l’évasion intérieure et repose sur le fait que « moi », en tant qu’individu, je ne peux pas faire grand-chose pour changer l’état actuel du monde. Le principe de cette évasion peut être divisé en trois arguments. Le premier est que dans un monde de plus de sept milliards de personnes, je ne peux rien à moi seul. Le second est que la situation écologique est à un point si critique que, quoi que je fasse, rien ne changera. Enfin, le troisième argument est de considérer que même si j’agis, selon mes moyens, la destruction environnementale continuera à l’autre bout du monde, donc sans changements possibles.
Ces trois arguments servent de prétexte pour continuer les mêmes pratiques et pour que rien ne change. Et même en reconnaissant et en acceptant que les activités humaines poussent la planète dans une situation de plus en plus insoutenable, l’évasion par déculpabilisation permet à ceux qui ne font rien d’éviter la dissonance cognitive entre connaître l’impact de leurs actions et ne rien faire pour le corriger. Néanmoins, comme le prouvent des exemples comme celui de Greta Thunberg, l’action individuelle peut parfois jouer un rôle essentiel dans l’obtention d’une action collective.
Enfin, nous avons aussi ce qu’on peut appeler une fuite par culpabilisation. Cette évasion consiste à voir dans l’humanité la racine de tous les maux de la planète. De cette façon, famines, phénomènes météorologiques extrêmes, pandémies, seraient une conséquence de l’action humaine et de ses excès. À ce titre, toutes les crises écologiques auxquelles nous sommes confrontés ne correspondent qu’à l’action de la nature et à une certaine correction des excès de l’Humanité. Ces excès étant le résultat de notre responsabilité, nous sommes alors «fautifs» dans les crises et méritons d’être punis.
Cette évasion, tout à fait associée à des vues biocentriques ou écocentriques (et parfois anti-humanistes), se heurte à une série de problèmes. Ne disposant pas ici de l’espace pour les détailler, il est important de mentionner brièvement au moins certains de ces problèmes. Dès le départ, et sans entrer dans la discussion sur la valeur intrinsèque de toutes les formes de vie, cette vision tend à séparer l’humanité de la Nature, alors que ce qui devrait nous préoccuper est de savoir comment renforcer le rôle de l’humanité en tant que partie de cette nature. Mais, plus grave encore, ce point de vue est intrinsèquement raciste et classiste, étant donné que ce seront les pays les plus pauvres et les pays du Sud qui souffriront le plus des conséquences des crises écologiques. Cette position est également injuste, car si seulement une petite partie de l’humanité a des responsabilités déraisonnables dans les impacts écologiques, c’est précisément cette partie qui aura le plus de facilité à éviter ses conséquences négatives.
Sans s’engager dans l’intéressante discussion d’écocentrisme ou d’anthropocentrisme, il semble qu’il est important de surmonter cette distinction manichéenne, en supposant l’être humain comme ce qu’il est: une partie et un produit de la nature. Comme l’a bien résumé le géographe anarchiste et précurseur de la pensée écologique, Élisée Reclus : «L’homme est la nature en prenant conscience d’elle-même».
Une vieille théorie pour des temps nouveaux
En admettant le moment critique que nous traversons, une solution basé dans l’une des fuites évoquées dans les paragraphes précédents sera-t-elle la solution? Probablement non. Penser à un avenir post-coronacrise, remettre la planète sur une trajectoire durable, rendre les sociétés moins inégales et imaginer un avenir différent pour le mieux nécessite une politique d’espoir. D’espoir utopique mais concret, ambitieux et réalisable. Cette politique exigera un effort individuel, mais aussi collectif. Et la réponse à ces problèmes du 21ème siècle peut résider dans la révision d’une théorie vieille de plus de 2000 ans: le républicanisme.
Originaire de la Rome et de la Grèce Antique, la théorie politique républicaine a eu plusieurs expressions au cours des siècles. Après une période où il semblait avoir disparu du débat politico-philosophique, le républicanisme est revenu dans les débats ces dernières décennies. Une raison possible de ce regain d’intérêt est le manque de réponses d’autres théories politiques à certains des problèmes les plus pressants du début du 21ème siècle, avec les crises écologiques et sociales en tête.
Au cœur de la théorie politique républicaine se trouve la définition de la liberté comme non-domination. En acceptant l’interdépendance entre les humains, le républicanisme cherche à limiter la domination – effective ou potentielle – sous laquelle un individu peut être. En période d’urgence écologique, il est nécessaire de penser à un républicanisme vert, un éco-républicanisme basé sur la combinaison d’éléments de la théorie politique républicaine et de la théorie politique verte. Cet éco-républicanisme défendrait ainsi la promotion de la liberté comme non-domination, étendant l’idée d’interdépendance sociale à l’interdépendance par rapport à la Nature.
L’éco-républicanisme rejetterai donc les vues éco-autoritaires qui sont, plus que l’extinction hypothétique de la race humaine, le plus grand risque des crises écologiques et sociales. En bref, les éco-républicains affirment qu’il ne peut y avoir un planète durable sans citoyens libres, tout comme il ne peut y avoir de planète avec des citoyens libres qui ne soit pas écologiquement durable.
Revoir le concept de liberté est l’un des grands défis de l’éco-républicanisme. Pour faire face aux énormes défis qui nous attendent, il est nécessaire de retrouver la liberté en tant que grand drapeau progressiste. Autrefois synonyme exclusif d’émancipation, l’idée de liberté a été souillée par une vision néolibérale qui l’a traduite par non-frustration et non-limitation. Retrouver la liberté en tant qu’idéal progressiste est également important car la liberté telle que conçue par les républicains est celle qui est la mieux équipée pour justifier la mise en œuvre des limites écologiques nécessaires pour remettre la planète dans une situation de durabilité. Cette liberté doit être associée aux idéaux républicains d’égalité et de fraternité, car seule l’union harmonieuse entre ces trois piliers du républicanisme peut servir la vision éco-républicaine. Et c’est aussi un principe de justice intergénérationnelle car s’il est vrai que nous ne pourrons pas savoir ce que voudront les générations futures, il est certain qu’elles voudront une planète durable où elles pourront exprimer leur liberté.
À partir de principes anciens, l’éco-républicanisme propose un nouvel imaginaire, basé sur l’autonomie partagée par les citoyens. Nous ne pouvons avoir un nouveau monde que si nous pouvons l’imaginer et le désirer. Et de la même manière que dans le passé ce n’étaient pas les républiques qui créaient les républicains, mais l’inverse, maintenant les éco-républicains devront rêver et faire des éco-républiques une réalité.
Que propose donc l’éco-républicanisme? Dès le départ, il propose une société post-croissance où la priorité est la prospérité partagée et non la croissance à tout prix. Et la question de savoir comment y parvenir envisage ces différentes actions à savoir ralentir le rythme de vie et promouvoir des politiques de décroissance durable. Cette démarche peut être réalisé en déplaçant les activités de la sphère du marché vers la sphère de l’autonomie (coopératives, mutuelles), en réduisant considérablement le nombre d’heures consacrées à l’emploi et en les transférant vers d’autres domaines où nous pouvons nous épanouir en tant que citoyens et individus autonomes.
En promouvant des modes de vie plus conviviaux, l’éco-républicanisme propose de revoir les échelles de notre action, en proposant une sorte de localisme cosmopolite. Cet engagement implique de penser le monde à l’échelle mondiale en agissent localement et, parallèlement, d’agir globalement en pensant à la préservation de différents modes de vie à différents endroits de la planète.
Mais l’éco-républicanisme, contrairement aux différentes approches vertes basées sur la recherche du consensus, devra être conflictuel et permettre des espaces de participation civique. Ainsi, des assemblées de citoyens disposant de plus de pouvoirs que de simples organes consultatifs devraient être créées, permettant, par exemple, d’entamer des processus référendaires. Pourquoi d’ailleurs ne pas organiser plusieurs de ces assemblées, au niveau local, national et européen, pour discuter le monde post-coronacrise dans lequel nous voulons vivre?
Plus qu’une révolution, nous avons besoin de ce qu’Edgar Morin appelle une métamorphose, où la radicalité de créer quelque chose de nouveau est maintenue, mais en liant cette radicalité à la conservation (de la vie, des cultures et de la connaissance de l’humanité).