Revue Etopia 14 - Reinhard Olschanski

Longtemps, les trois grands courants que sont le libéralisme, le conservatisme et le socialisme ont défini les attitudes politiques du grand public, des intellectuels et des institutions universitaires. Les développements survenant à travers le monde confirment cependant qu’un autre système d’idées les a rejoints. Les Verts incarnent la quatrième idée politique de la modernité, l’écologie, qui englobe au sens large l’écologisme en tant que mouvement politique et en tant qu’idée.

À quoi ressemblerait une image plus détaillée de cet accomplissement ? Quelles conclusions les Verts peuvent-ils en tirer ? Comment pourrait se décrire un parti écologiste tel que Bündnis 90 / Die Grünen, les Verts allemands ?

Avant de répondre à ces questions, il est nécessaire de comprendre comment un nouveau concept tel que l’écologie peut entrer dans le panthéon des idées. Les paradigmes de la modernité n’ont pas toujours été solidement ancrés. Ils ne sont ni des idéaux platoniques, ni des « idoles » éternelles. Ils doivent leur position de premier plan à des processus séculiers et historiques.

Le paradigme écologique

Le libéralisme est l’aîné des idées politiques associées à la modernité. Il était le fer de lance politique de la pensée des Lumières et d’une nouvelle bourgeoisie. Le conservatisme, bien qu’il se drape dans la dignité et l’immuabilité, est arrivé en second lieu. Il a constitué une réaction au libéralisme, aux Lumières et à la transition vers la société bourgeoise. Le conservatisme, aussi nostalgique de l’ancien qu’il ait pu être, n’en était pas moins une étincelle dialectique, une réflexion obstinée sur le coût du changement. Le socialisme est arrivé en troisième lieu, rejoignant ce qu’il faut bien appeler une union profondément antagoniste. Il répondait à la détresse de tous ceux qui se retrouvaient libérés des anciennes relations de production féodales et s’agglutinaient dans les villes du xixe siècle. Si nous laissons de côté les régimes autoritaires de la première moitié du xxe siècle, il faudra plus d’une centaine d’années avant que naisse une nouvelle idée fondamentale, cette fois sous les traits de l’écologie. Comme les précédentes, elle est apparue en réponse à un problème spécifique de son époque.

Tandis que les réponses à la question sociale reposaient sur une critique des relations de production modernes et se concentraient sur l’exploitation systématique présente dans les relations entre personnes, la nouvelle approche écologique s’est intéressée au contexte technologique ayant engendré le conflit entre les êtres humains et la nature. La surexploitation de la nature et la pollution de l’environnement en étaient ses thématiques centrales. La technologie et les processus matériels de production et de consommation ont cessé d’être acceptés comme neutres ou ne présentant aucune alternative ; il est devenu possible de les critiquer et de les modifier. La critique environnementale, plaidant en faveur d’alternatives « vertes » plus écologiques et plus proportionnelles, a été popularisée par des expériences telles que les catastrophes nucléaires de Tchernobyl et de Fukushima, mais aussi par la preuve qu’une action efficace est possible. De nombreux cours d’eau ont été ressuscités et l’interdiction mondiale des chlorofluorocarbones (CFC) a mis un point d’arrêt à la disparition rapide de la couche d’ozone.

Si le paradigme écologique n’a pas été dans son essence même une réponse aux urgences matérielles du xixe siècle, il ne faut cependant pas le réduire à un idéalisme dépourvu de toute envergure. En effet, dans la mesure où l’écologie place la relation entre les êtres humains et la nature au centre de l’attention, elle est davantage « matérialiste » que le paradigme social. Le changement climatique porte clairement atteinte aux intérêts matériels des pauvres, comme le rappellent et le démontrent les millions de « réfugiés climatiques ». L’écologie n’est pas seulement une idée « pour des riches », qui sont par ailleurs à l’abri de toute inquiétude ou de toute adversité.

La technologie et les processus matériels de production et de consommation ont cessé d’être acceptés comme neutres ou ne présentant aucune alternative ; il est devenu possible de les critiquer et de les modifier.

Le paradigme écologique n’est pas non plus un paradigme de classe. Il n’exprime pas, comme le libéralisme des premiers temps, la position d’une bourgeoisie ambitieuse. Il n’est pas non plus une réaction conservatrice de la classe supérieure féodale face à la révolution bourgeoise, pas plus qu’une idéologie de la classe ouvrière pour lutter contre le capitalisme. Une vie et une activité économique durables ont quelque chose à offrir à tout un chacun. La durabilité équivaut aux éléments universels d’une bonne vie – un air propre, une nourriture saine, un développement durable – qui doit être accessible à tous.

L’approche écologique est donc universelle et va bien au-delà des idées mondialistes du libéralisme économique et du libre-échange. Le mouvement ouvrier s’est opposé au mondialisme libéral par la solidarité internationale de la classe ouvrière – du moins là où il n’a pas succombé à la drogue du nationalisme. L’écologie, pour sa part, se préoccupe de problèmes qui ne s’arrêtent pas aux frontières nationales, tels que les retombées radioactives et les émissions de gaz à effet de serre. En parallèle avec la mondialisation de l’économie, le réchauffement climatique est le processus mondial ultime. Son caractère mondial explique pourquoi le populisme national pratique la politique de l’autruche dès qu’il est question d’enjeux écologiques, en particulier climatiques. En effet, admettre toute responsabilité humaine mènerait de facto à une solidarité par-delà les frontières des États-nations.

Le réchauffement climatique actuel est un effet secondaire de notre confrontation avec la nature. Il est une contre-attaque dirigée contre l’activité humaine et obéissant aux lois de la nature, son facteur déclencheur étant le niveau trop élevé de gaz à effet de serre émis dans l’atmosphère. À cet égard, l’écologie, souvent rejetée comme manquant quelque peu de substance, semble au contraire plus concrète que les idées de ses contempteurs. Jean-Paul Sartre définissait des événements tels que le réchauffement comme des « contre-finalités », c’est-à-dire des conséquences d’interventions humaines sur la nature qui s’avèrent hostiles aux humains, étant entendu que cette hostilité n’émane pas d’un ennemi humain. En effet, ni la nature ni ses lois ne sont des adversaires personnels. Le combat contre les contre-finalités n’implique pas seulement une lutte où des groupes sociaux se regroupent au nom de la solidarité pour opérer ensuite dans le cadre d’un modèle « nous contre eux ». Il s’agit plutôt d’une lutte « nous contre lui », c’est-à-dire contre le pouvoir impersonnel des processus naturels, même si le facteur déclenchant est humain.

En une génération et demie, ce nouveau paradigme a su atteindre le cœur et l’esprit de millions de personnes. Il est un des canaux essentiels par lesquels nous comprenons le monde vivant et s’exprime à travers une forme politique différentiée. Son champ d’action peut s’observer dans les domaines avec lesquels il entretient un lien immédiat et qui concernent directement neuf des quatorze ministères fédéraux allemands actuels : l’environnement, la conservation de la nature, la sûreté nucléaire, l’alimentation, la protection des consommateurs, l’agriculture, la recherche et la science, la santé, la construction et le logement, les transports, l’économie, l’énergie, la coopération économique et le développement. Même si les Verts allemands travaillaient exclusivement sur des sujets « écologiques », ils ne sont pas ce parti « de niche », comme on les a longtemps qualifiés. Leurs thèmes principaux suffisent à eux seuls à les doter d’un portefeuille politique capable de concurrencer sans difficultés – et même souvent de surpasser – les offres clés de leurs compétiteurs, tant en termes d’ampleur que d’urgence.

L’apparition de technologies, normes et procédures alternatives est le fruit d’un long travail de réflexion sur l’impact des processus humains sur l’environnement. La croissance des énergies renouvelables est un exemple triomphant de cette évolution. La transition énergétique est en voie de réorganiser un secteur clé de l’économie et une transformation écologique complète est à l’agenda. Autant de signes qui démontrent que l’écologie – « l’identité de marque principale » novatrice et attrayante des Verts – est devenue l’une des idées principales de l’époque moderne.

Élargir l’horizon

L’accent que les Verts placent sur l’environnement leur fournit une base solide à partir de laquelle toucher un public encore plus large. Le parti revendique depuis longtemps déjà son statut de « formation généraliste » positionnée sur l’ensemble des enjeux politiques. Et cette intention est déjà mise en pratique, comme le prouve le gouvernement écologiste du Bade-Wurtemberg, la région techniquement la plus novatrice d’Europe. Les Grünen ont eu la sagesse de ne pas se laisser tenter par l’idée risquée de devenir un « parti populaire ». Ce concept fonde le parti sur des publics cibles relativement homogènes qui ne sont présents que dans des proportions limitées au sein de la société allemande. Les Verts allemands ont aussi évité d’autres pièges comme devenir une formation qui aurait représenté des intérêts restreints, ou devenir un parti « fourre-tout ». Des choix qui ont conduit l’Union chrétienne-démocrate et les sociaux-démocrates à un brouillage marqué de leurs messages, ainsi qu’à un penchant marqué pour les lobbyistes, le syncrétisme politique et bien d’autres compromis nonchalants et conventionnels.

Or, si les Verts allemands ne sont pas un parti populaire, que sont-ils et quelle voie doivent-ils suivre pour gagner davantage de pertinence ? Reinhard Bütikofer a apporté à ce débat une contribution importante. Il recommande aux Verts de se percevoir comme un « Orientierungs-, Bewegungs- und Dialogpartei » (ndt : un parti d’orientation, de mouvement et de dialogue). Le parti doit conserver une conscience très nette du fait qu’il a été à l’origine un mouvement social et qu’il doit s’engager dans des processus institutionnels sans y perdre son identité (Bewegung). En parallèle, le parti doit proposer une orientation destinée à la société dans son ensemble et définir un courant dominant à la fois nouveau et orienté vers l’avenir (Orientierung). Pour reprendre les termes de Reinhard Bütikofer, il est nécessaire « d’identifier des projets de réformes fondamentales et de se battre pour les faire advenir, quel que soit l’état des forces politiques en présence ». Cet objectif requiert un style politique particulier et inclusif (Dialog). Il ne faut pas confondre la capacité de devenir et de conserver l’hégémonie politique avec celle de pouvoir apporter une réponse à tout. Dans cet ordre d’idées, le dialogue doit servir « à créer consciemment des points de connexion dans ses propres opinions, et ce au profit des autres ». En démocratie, l’objectif de la communication politique n’est pas d’exprimer sa propre esthétique. Il faut être capable d’exprimer ses points de vue de façon à ce qu’ils soient compréhensibles, convaincants, pour qu’ils correspondent aussi étroitement que possible aux préoccupations de votre interlocuteur.

Le parti doit proposer une orientation destinée à la société dans son ensemble et définir un courant dominant à la fois nouveau et orienté vers l’avenir.

L’hégémonie se construit également à travers la « force déployée vers l’extérieur ». Les Verts allemands doivent jeter des ponts intellectuels et culturels vers divers milieux sociaux, et doivent développer une utilisation à la fois plus indépendante et plus consciente des contenus et de la sémantique apparus dans d’autres courants politiques. Dans son livre Wer wir sein könnten (ndt : « Ce que nous pourrions être »), le coprésident du parti montre comment le langage peut créer des réalités et permettre simultanément le traitement de ces réalités. Si les Verts veulent porter leur revendication d’autonomie et de pertinence accrue avec sérieux, ils doivent s’engager dans un travail sémantique consistant à recréer ou à reformuler le langage et les concepts traditionnels qui peuvent se révéler utiles aujourd’hui – même si à l’origine ces concepts sont issus des traditions libérale, sociale ou conservatrice.

Un bon point de départ peut consister à analyser l’histoire récente des forces libérales, sociales et conservatrices en Allemagne, puisqu’elles « incarnent » d’autres paradigmes politiques.

Le libéralisme : la seconde corde de l’arc

Le représentant traditionnel du libéralisme dans le paysage des partis politiques allemands est le Parti libéral-démocrate (FDP). Mais le libéralisme est plus ancien que le FDP et existait dès avant la création de la République fédérale – et ses manifestations sont multiples. Comme pour tout paradigme politique, il est raisonnable de se demander « qui sommes-nous » et, immédiatement après, « combien sommes-nous à penser comme cela ? »

Aux premiers jours de la République fédérale, le FDP était un petit parti et un refuge pour les nationalistes alors en quête d’influence. La progression des nationalistes s’étant arrêtée au cours des années 1960, le parti est devenu un lieu de débats animés et s’est rallié à la ligne libérale de gauche traditionnelle en matière de libertés sociales et civiles. Après la victoire du libéralisme de marché radical, au tournant des années 1980, le FDP s’est détourné du libéralisme de gauche, une inflexion qui l’a affaibli pour longtemps.

Le parti vert allemand, tout juste constitué à l’époque, fut un des principaux bénéficiaires du tournant radical du FDP vers le libre-marché. Les Jeunes démocrates, l’ancienne aile jeunesse du FDP, se sont rapprochés des Verts. Mais ils n’étaient pas les seuls. Les Verts étaient en phase avec un large Zeitgeist (ndt : « l’esprit du temps ») démocratique et radical, effectivement libéral mais, dirions-nous, avec un « l » minuscule. Les militants des droits civiques et les membres des mouvements pour les droits des femmes, des lesbiennes et des gays, et des mouvements pacifistes et antiracistes ont fait des Verts allemands le parti en charge d’une « libéralisation fondamentale » qui allait faire date, et qui pourrait être qualifiée, pour reprendre une expression heideggérienne, d’ « éclaircie de l’être » (ndt : Lichtung). Les Vert sont ainsi devenus les héritiers légitimes tant du libéralisme de gauche allemand que de sa force novatrice. Nous pourrions même parler d’une seconde identité comparable à l’écologie qui a relié les Verts aux Lumières ainsi qu’aux mouvements pour la liberté et la démocratie de l’époque moderne.

Les Verts étaient en phase avec un large Zeitgeist (ndt : « esprit du temps ») démocratique et radical, effectivement libéral mais, dirions-nous, avec un « l » minuscule.

Le libéralisme vert n’équivaut pas à un clientélisme politique favorable aux loups solitaires du marché. Il est bien davantage associé à des revendications universellement applicables. Les Verts allemands sont profondément animés par une aspiration kantienne qui les porte à agir selon des maximes qui pourraient être acceptées comme des lois universelles. Le paradigme écologique, enraciné dans une préoccupation pour un monde naturel commun et partagé par tous, y compris par les générations futures, contenait déjà certains aspects de cet universalisme. De la même façon, les solutions socio-politiques doivent être universalisables – acceptables pour tous ou du moins pour le plus grand nombre de personnes possible. Elles doivent être inclusives et bénéficier aux membres les plus défavorisés de la société. Le libéralisme et l’individualisme verts représentent l’autodétermination, depuis une perspective universalisante et résolument pro-sociale.

Cette revendication libérale particulière a été mise en évidence lors du débat sur les réfugiés. Alors que d’autres flirtaient avec le populisme, les Verts sont restés fidèles à leurs croyances fondamentales. Ils en recueillent les fruits aujourd’hui. De plus en plus, ils représentent une « réaction contre la réaction », une large majorité démocratique qui s’oppose au discours de haine et à l’esprit régressif du populisme, ainsi que d’un camp « libéral » élargi qui s’étend au-delà du libéralisme traditionnel.

Cela étant, le libéralisme vert se préoccupe également de mettre en place une réglementation efficace du marché afin de créer les conditions nécessaires pour orienter les forces du marché vers des formes de production écologiques. Les Verts doivent être la force qui soutient l’innovation intelligente et durable de façon générale, englobant la numérisation, l’intelligence artificielle et les véhicules autonomes. En ce sens, le libéralisme vert est un synonyme plus large d’ordolibéral. Il s’oppose au radicalisme du marché qui veut réduire la réglementation et exclure les coûts écologiques et sociaux de la production.

La conceptualisation écologique du social

À l’instar du FDP, les sociaux-démocrates allemands (SPD) ont gâché des opportunités stratégiques. Le parti s’est battu contre les nouveaux mouvements sociaux des années 1970, y compris contre le mouvement écologique. Le déficit écologique du parti peut sembler surprenant dans la mesure où la transformation des sociétés industrielles est en réalité assez proche des préoccupations de ce parti établi de longue date. Mais son implication corporatiste dans la politique industrielle de la République fédérale a ralenti sa réorientation écologique – et continue de le faire, comme en témoignent les récents accrochages autour de l’arrêt progressif de l’exploitation de la lignite.

Le mouvement en direction du New Labour de Tony Blair, sous le chancelier Gerard Schroeder, a plongé le parti dans d’autres complications. Les réformes du marché du travail Hartz IV menées par le gouvernement rouge-vert de Gerard Schroeder ont déclenché une longue querelle, non résolue, au sein du SPD et de l’ensemble de la gauche allemande – y compris chez les Verts. Les dirigeants du SPD ont procédé à cette tentative de modernisation pour répondre aux bouleversements socioéconomiques de l’époque. Mais cette « avancée » procédait davantage d’un glissement profond dans l’idée de l’être humain, depuis la notion classique de l’homo solidaritus de la tradition social-démocrate vers l’homo economicus de la tradition économique libérale. À partir de 2005, la participation du SPD à trois grandes coalitions successives a érodé plus encore l’identité social-démocrate du parti. Désormais piégé dans une profonde mélancolie, il est incapable d’expliquer la tâche de la social-démocratie au xxie siècle.

Les enjeux sociaux restent très présents dans la vision des Verts allemands. À la différence du SPD, ils n’ont jamais été un parti fordiste. Il leur manquait pour cela la pléthore de membres des sociaux-démocrates, leur relation symbiotique avec les syndicats et leur pensée organisationnelle hiérarchique. Les Verts vivent et pensent en hiérarchies horizontales, ce qui implique une vision où la subsidiarité a un rôle à jouer, où l’État refuse de prendre des décisions sur un mode paternaliste et autoritaire, préférant encourager l’autodétermination et la responsabilité personnelle. Les Verts sont à cet égard les détenteurs d’un héritage « social libéral » particulier, qui correspond à l’individualisation de la société d’aujourd’hui, mais tout en s’écartant de l’individualisme traditionnel et orienté vers la classe moyenne du FDP, qui préférerait laisser le travail de l’universalisation politique à la main invisible du marché.

Les Verts vivent et pensent en hiérarchies horizontales, ce qui implique une vision où la subsidiarité a un rôle à jouer, où l’État refuse de prendre des décisions sur un mode paternaliste et autoritaire, préférant encourager l’autodétermination et la responsabilité personnelle.

Les politiques sociales et de protection sociale des Verts s’appuient sur trois piliers : des revendications en matière d’autodétermination et d’universabilité basées sur la citoyenneté kantienne, une empathie pour les divers problèmes sociaux de notre époque (le logement, la pauvreté chez les enfants et les personnes âgées, la crise des soins de santé, l’exclusion sociale) et la conscience que les plus pauvres souffrent le plus des conséquences de la dégradation de l’environnement.

Les Verts utilisent une conception de la justice qui regroupe un certain nombre d’aspects différents. L’absence de justice de genre n’est pas perçue comme une « contradiction secondaire » du social, pour utiliser un terme marxiste. Ils défendent l’égalité des chances et un accès équitable à l’éducation, ainsi qu’une « politique de reconnaissance » qui aide les individus à développer leur identité particulière et à vivre libre de la contrainte et de la discrimination. Ils savent par ailleurs que la demande de justice distributive n’est pas obsolète – pas plus qu’elle ne peut être remplacée par un accent sur l’ethnicité. Les problématiques sociales ne doivent pas être désarticulées et prises comme la lutte de « notre groupe » contre les migrants, les réfugiés et les « travailleurs étrangers ». Cette approche du social, résolument anti-populiste, anti-nationaliste, et attachée aux Lumières, est un point de friction important entre les Verts et certaines sections du parti de la gauche allemande (Die Linke).

Perspectives conservatrices

Les chrétiens-démocrates représentent le camp conservateur en République fédérale. L’Union chrétienne-démocrate plonge ses racines dans trois traditions : conservatrice, social-chrétienne et libérale. Pour l’heure, cette formation subit une guerre sur deux fronts déclenchée par son parti-sœur bavarois, l’Union chrétienne-sociale (CSU), qui a aiguisé son profil conservateur en se positionnant contre « les réfugiés », une attitude qui a fatalement renforcé l’Alternative pour Allemagne (AfD), formation populiste d’extrême droite. Une autre discorde, interne au parti, a visé Angela Merkel – la chancelière issue de ses propres rangs. Sa politique concernant les réfugiés en a été la cible principale, tandis que des critiques plus générales ont été dirigées contre la modernisation (rudimentaire) imposée par Angela Merkel au parti.

Quelles sont les conséquences sur les Verts – si du moins il y en a – des luttes intestines du camp conservateur ? Durant les premières années d’existence des Verts allemands, les tentatives visant à orienter le parti vers une forme d’écologie droitière et conservatrice, basée sur « le sang et le sol », ont heureusement échoué. Les Verts sont allés dans la direction opposée, vers une écologie libérale à visage social. Dans ces conditions, pourquoi les Verts d’aujourd’hui devraient-ils mener une réflexion sur le conservatisme ?

Le ministre-président écologiste de l’État de Bade-Wurtemberg, Winfried Kretschmann, répond à cette question dans son livre paru en 2018, Worauf wir uns verlassen wollen (ndt : « Ce sur quoi nous voulons compter »). Il y plaide en faveur d’une « nouvelle idée des conservateurs » et souligne combien sont remarquables les intersections entre le conservatisme cosmopolitain et non réactionnaire d’une part, et de l’autre, l’écologie et le libéralisme centré sur les libertés civiles et sociales des Verts. En réalité, l’écologie plonge ses racines dans une dialectique des Lumières qui s’est tout d’abord nourrie au lait de la pensée conservatrice – c’est-à-dire la conscience que le changement révolutionnaire génère des conséquences non seulement positives, mais aussi négatives. La réflexion sur les effets potentiels de la technologie, si centrale dans le paradigme écologique, est bien établie dans la pensée conservatrice également.

Les motifs qui conduisent un individu à protéger l’environnement, le climat ou la biodiversité peuvent être alimentés par différents types d’idées.

Les conservateurs chrétiens imprègnent l’environnement de leur propre sens et parlent de « préserver l’intégrité de la création ». Les motifs qui conduisent un individu à protéger l’environnement, le climat ou la biodiversité peuvent être alimentés par différents types d’idées : des connaissances scientifiques, des considérations morales, philosophiques ou esthétiques, ou encore des positions théologiques. Le recours à ces recoupements doit être au centre de la « politique des idées » des écologistes. Parmi les notions autour desquelles orienter ce travail figure le « consensus par recoupement » de John Rawls, selon lequel des groupes aux points de vue apparemment divergents peuvent se retrouver sur des principes de justice fondamentaux.

La préservation d’une société ouverte est une seconde signification du conservatisme, dans la ligne de sa racine latine, conservare, maintenir intact. L’histoire montre que la stabilité des démocraties dépend du soutien conservateur, et que des risques apparaissent lorsque les conservateurs changent d’allégeance et passent au camp populiste ou nationaliste ethnique.

Une approche écologique pour le xxie siècle

Les Verts allemands ont compris depuis longtemps qu’ils sont davantage que le mouton noir de la démocratie sociale ou la chair et le sang libertaire/anarchique ou encore romantique/conservateur des classes moyennes. Les Verts revendiquent leur indépendance. Avec l’écologie, ils incarnent une préoccupation humaine essentielle qui façonne les modes de vie modernes et détermine les demandes éthiques, esthétiques et socioculturelles de millions de personnes. Leur approche, associée au cosmopolitisme et à l’empathie sociale, est suffisamment viable et soutenable pour fournir les lignes directrices d’une approche politique constructive en vue du xxie siècle, comme le firent en leur temps des courants politiques plus anciens.

Il n’est plus temps pour les Verts de refuser leur statut de force politique, ni la place que leur courant de pensée occupe au sein du panthéon des grandes idées de la modernité.

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