Introduction

Cela fait plus d’une décennie que la moitié de la population mondiale vit en ville1. Sachant que ce chiffre devrait atteindre entre 70% et 75% à l’horizon 2050, et que les zones urbaines produisent 80% des gaz à effet de serre mondiaux pour une surface utilisée de seulement 2% de la surface terrestre totale2, cette concentration croissante des individus en ville pousse les acteurs concernés à réorganiser celles-ci en préservant et en optimisant la gestion de leurs ressources. Ainsi, de nouvelles conceptions de la ville voient le jour, toutes plus ingénieuses les unes que les autres, dans l’objectif d’accompagner ces enjeux environnementaux, sociétaux et politiques de manière « intelligente ». En effet, pas un jour ne passe sans que l’on n’évoque un nouveau projet « smart-city ».

L’imaginaire collectif envisage la «  smart-city  » comme une zone urbaine rappelant les images prospectives des années 19703, où tout est automatisé, digitalisé et rationalisé, du temps de trajet à l’énergie utilisée pour les éclairages publics, en passant par les véhicules sans chauffeurs, ou encore la minimisation de la pollution de l’air, etc. C’est, dans l’idéal, une ville qui œuvre en faveur d’une meilleure qualité de vie et du confort des usagers/des citoyens en matière d’environnement, de mobilité, de sécurité, etc. grâce à l’usage intensif de Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), en particulier du « numérique ». Mais en réalité, le concept reste encore assez flou, et les initiatives relativement isolées.

Dans cette analyse, nous nous attardons tout d’abord sur le manque de définition claire du concept, avant d’en illustrer quelques cas afin de mieux les envisager et d’en extraire des éléments récurrents généralement acceptés comme caractéristiques de ce qu’est une smart-city. Ensuite, nous résumons les enjeux qui relèvent du développement de smart-cities, en plusieurs catégories afin de déceler certains écueils récurrents qui bloquent, entre autres, l’avènement potentiel d’une smart-city prenant en compte la crise écologique actuelle, voire d’une smart-city écologique. Nous nous concentrons ensuite sur deux questions fondamentales que posent ces constats, que sont la réinsertion du « politique » dans le débat, mais aussi le rôle à donner aux usagers/citoyens dans ces dynamiques urbaines.

Une définition floue

Il existe probablement autant de définitions qu’il existe de projets « smart-city » autour du globe. A travers une revue de la littérature sur le sujet, on observe de nombreuses approches différentes selon les acteurs impliqués, comme les villes ultra-technologiques proposées par les grandes multinationales du numérique, ou des versions beaucoup plus humaines de la ville intelligente4.

A l’origine, la smart city est évoquée par les grandes multinationales des NTIC, comme IBM ou Cisco Systems5, rejoints rapidement par Veolia et Siemens en Europe6. C’est d’ailleurs IBM qui a utilisé ce terme en premier en 20057, et de nombreuses entreprises « high-tech » de la Silicon Valley lui ont vite emboîté le pas afin de « réinventer le devenir urbain et assurer l’avènement d’une humanité connectée »8. IBM définit la smart-city comme « une ville qui fait un usage optimal de toute l’information interconnectée disponible pour mieux comprendre et contrôler son fonctionnement et optimiser l’usage des ressources limitées »9. Dans la même veine, pour Cisco Systems la smart-city repose sur « des solutions qui tirent parti des TIC pour accroître l’efficacité, réduire les coûts et améliorer la qualité de vie »10. En somme, une vision très orientée coûts/bénéfices, une « ville d’ingénieurs » qui propose aux collectivités publiques des services, des logiciels et autres techniques dans le but de traiter des données afin d’améliorer l’utilisation des dépenses publiques et le bien-être collectif en se basant quasi-exclusivement sur les NTIC (numérisation, digitalisation, captation et analyse de données diverses et multiples, Big Data…).

Cette vision, qui a donc le secteur privé comme origine, n’a réellement évoluée qu’au cours des années 2010. La smart-city devient alors une innovation permettant de gérer plus stratégiquement un espace urbain défini (ville entière, quartier…) en pleine mutation socio-économique et spatiale dans un contexte d’urbanisation, de mondialisation, de révolution numérique mais aussi de la pressante contrainte écologique. La vision de la smart-city devient alors plus inclusive, plus complexe, un lieu que se partagent de nombreux acteurs : élus, autorités publiques, entreprises en passant par les citoyens, qui sont les premiers usagers de la ville(-intelligente). La technologie devient un outil au service d’un projet plutôt que le projet lui-même11. L’initiative ne provient plus du secteur privé mais des autorités publiques, comme le définit le Parlement Européen : « une ville qui cherche à résoudre les problèmes publics grâce à des solutions basées sur les TIC, sur la base d’une initiative municipale et mobilisant de multiples parties prenantes »12. Une vision moins technologique, plus « humaine », qui envisage six principaux domaines d’action : économie, mobilité, mais aussi gouvernance, environnement, modes de vie et… citoyens13.

Ainsi la smart-city n’a pas de définition commune acceptée par tous et reste un concept « flexible »14. En pratique, elle prend des formes multiples dépendant des objectifs initiaux du projet, de son ambition, du potentiel du territoire, des moyens mis à disposition, des challenges qu’elle rencontre et des acteurs qu’elle engage ou qui gravitent autour de son élaboration15. Elle possède malgré tout des caractéristiques amplement reconnues. Elle se réfère en général « à un idéal qui vise, dans le cadre de la ville, à relever et à concilier les défis du développement économique, de la réduction de l’empreinte environnementale, et de l’amélioration de la qualité de vie des citadins16» à travers l’usage des technologies numériques. Mais en terme d’application et de mise-en-œuvre, la smart-city peut avoir de nombreuses formes différentes.

Des smart-cities aux visages très différents.

Malgré ces quelques caractéristiques récurrentes, on observe de nombreux cas se revendiquant de la smart-city mais ceux-ci sont très différents selon les objectifs inhérents au projet, qu’ils soient technologiques, sociaux, économiques ou environnementaux, mais aussi selon les moyens mis à disposition ou encore la dimension de la zone urbaine concernée.

Les cas les plus extrêmes basés sur le « tout technologique » sont les grands projets de villes-nouvelles, financées par le secteur privé, où « l’objectif [est] d’en faire des territoires optimisés dans toutes leurs activités grâce aux technologies »17. Deux cas très célèbres sont Songdo (Corée du Sud) et Masdar (Emirats Arabes Unis)18. Lancées dans les années 2000, ces deux villes construites de toute pièce sont hyperconnectées, bourrées de capteurs et de caméras, d’écrans et de panneaux numériques. Elles sont l’archétype de la « ville du futur » imaginée dans de nombreuses œuvres de science-fiction, et mettent ainsi en exergue quelques débats fondamentaux sur l’avenir des villes. Par exemple, ces villes-nouvelles deviennent des laboratoires de la ville du futur et notamment des vitrines environnementales avec l’objectif de ne pas émettre de pollution, de carbone, de déchets, d’être à la pointe de l’efficience énergétique et des énergies renouvelables, le tout grâce aux nouvelles technologies. Si cet objectif est tout à fait louable et doit être encouragé sur le fond, c’est sur la forme que le bas blesse car il se fait au détriment de l’humain, et ce malgré des dizaines de milliards investis. Cette « déshumanisation » de la ville en fait un « cauchemar orwellien » où le citoyen serait surveillé et tracé en permanence1920.

En dehors de ces cas extrêmes de smart-cities, le reste des cas se revendiquant de ce concept concerne d’une part les « villes historiques qui évoluent globalement », que ce soit pour toute la ville ou à l’échelle d’un quartier, et d’autre part les villes qui choisissent d’investir dans des projets précis dans le cadre d’une thématique ciblée (pollution de l’air, mobilité…) hors d’une stratégie globale21. Dans le premier cas, on retrouve des villes comme Lyon, qui a choisi le quartier Lyon Confluence pour en faire une zone exemplaire en terme d’efficience énergétique, en incluant dans sa stratégie globale l’amélioration du bien-être de ses habitants, de l’économie locale et l’économie de ressources. On trouve dans le premier quartier à énergie positive en France, entre autres, des tablettes pour suivre sa consommation d’énergie, un système de récupération de données (sur les bâtiments, les recharges des voitures électriques, etc.) afin d’obtenir une vision globale de la consommation énergétique du territoire concerné, des voitures (électriques) en autopartage, etc.22 L’ensemble est géré par des partenariats publics-privés et inclut de nombreuses multinationales comme Engie, le groupe Bolloré, Schneider Electric, ou encore Toshiba, pour ne citer qu’eux.

Ensuite, on retrouve une myriade de projets déconnectés d’une stratégie globale pour l’ensemble de la ville (ou du quartier), diversifiés, répondant à des enjeux spécifiques et ce dans de nombreuses villes partout dans le monde. Ce sont des smart-cities « à la carte », ou plutôt des projets se revendiquant de la smart-city et les exemples sont aussi nombreux qu’ils sont différents. Ils peuvent concerner la gestion numérique du trafic ou des places de parking, l’éclairage des rues, ou le signalement de travaux grâce à une application mobile, entre autres. En France, par exemple, plusieurs grandes villes comme Nice, Lille, Mulhouse, Nantes ou encore Bordeaux on réalisé des projets de Wi-fi linéaires publics. Béthune, Angers ou encore Nice ont aussi développé des systèmes de collecte intelligente de déchets. Plus d’une dizaine de grandes villes y ont aussi développé des plateformes participatives, c’est-à-dire des outils en ligne destinés à donner la parole aux habitants, que cela soit pour apporter des idées, des observations, ou signaler un problème aux services communaux23. C’est aussi ainsi que la smart-city s’impose dans la société : à travers des projets déconnectés d’une stratégie globale mais qui facilitent un aspect précis de la vie quotidienne de ses citoyens.

Si ces projets visent d’une manière ou d’une autre à concilier développement économique, gestion de l’environnement et amélioration du bien-être collectif, ils le font de manière différente, en usant toujours – mais plus ou moins – des technologies numériques comme base « smart », en les plaçant dans une stratégie globale, ou en focalisant sur l’un ou l’autre d’entre eux à travers des projets plus limités géographiquement et moins ancrés dans des objectifs stratégiques généraux.

Limites, enjeux et questions pour l’avènement d’une smart-city plus écologique

Ces trois grandes catégories de formes que prennent les smart-cities présentent des caractéristiques très différentes et posent des questions fondamentales pour l’avenir de ces villes, en particulier du point de vue de l’écologie politique. Dans l’optique de développer des projets de smart-cities « écologiques », les conceptions actuelles doivent être revues sur de nombreux aspects. Leur récent développement a fait émerger de nombreuses questions et tensions parfois complexes, et souvent interreliées. Qu’ils soient sociaux, sécuritaires, territoriaux, environnementaux ou éthiques, ces enjeux sont cruciaux. L’objectif ici n’est pas d’en faire la liste exhaustive, mais d’identifier certains écueils, risques, limites voire dangers que peuvent receler ces projets face aux enjeux et à la contrainte écologiques qui contribuent – tout comme l’essor de la smart city – à redessiner les dynamiques socio-politiques et socio-économiques des États mais aussi des villes.

La principale question soulevée par le développement des smart-cities, et dont le reste découle, est le rapport à la technologie. C’est particulièrement le cas des smart cities basées sur le ‘tout technologique’, symboles d’une forte technophilie, d’un « solutionnisme technologique » où le numérique serait la solution aux problèmes de la société urbaine et dans lesquels il faudrait investir massivement pour « vivre mieux » en ville. Mais le « tout technologique » a des conséquences négatives à plusieurs niveaux.

D’un point de vue environnemental tout d’abord, la production de nouvelles technologies est souvent très polluante et nécessite d’user de méthodes d’extraction de ressources (métaux rares, etc.) qui vont complètement à l’encontre de la protection de l’environnement. Dans ce cadre, un développement exponentiel de technologies urbaines aurait un impact gigantesque sur l’environnement au niveau mondial. Aussi, leur démultiplication implique qu’elles deviennent de plus en plus rentables. Il faut donc s’attendre à un « effet rebond », c’est-à-dire que l’amélioration de la qualité de ces technologies à un prix beaucoup moins élevé fait qu’on les consomme tout simplement beaucoup plus (voir par ailleurs24). Ensuite, les économies réalisées par une baisse des coûts technologiques ont tendance à être réinjectées dans d’autres biens de consommation, renforçant ainsi l’argument de la destruction de l’environnement. On peut aussi ajouter ici le fait que les économies de ressources et d’énergies générées par les technologies numériques peuvent être moins importantes qu’initialement prévu25, ce qui remet en cause les objectifs environnementaux du projet.

D’un point de vue social, l’enjeu-clé autour de la mise en place de technologies à tous les niveaux de la ville est ce qu’on appelle communément la « fracture numérique», c’est-à-dire les inégalités sociales qui sont créées par les différences d’accès aux technologies2627. Cette division citoyenne entre ceux qui ont les capacités et l’accès aux technologies et ceux qui ne les ont pas est ainsi accrue par la multiplication de NTIC mises en place pour le bon fonctionnement de la smart-city.

Des différences peuvent aussi se révéler entre quartiers « connectés » ou non. Cela crée des inégalités entre les quartiers d’une même ville. En plus d’être sociales, ces inégalités sont donc aussi territoriales et les tensions entre différents espaces du territoire concerné peuvent émerger et/ou se renforcer avec la mise-en-œuvre de projets smart-cities. La smart city demande ainsi à reconsidérer la notion de territoire dans son ensemble. En effet, les activités d’une ville ne s’arrêtent pas à ses frontières28. Elle interagit avec des d’autres entités, urbaines ou rurales, au quotidien.

Au niveau sécuritaire, la smart-city est plus vulnérable face aux risques techniques et cybernétiques. Concernant les premiers, la faillibilité des systèmes informatiques ne doit pas être sous-estimée29. Une ville dépendante des NTIC est bloquée si ceux-ci sont en panne. Par exemple, une ville dont l’optimisation de la mobilité dépend de systèmes numériques devient chaotique si ces systèmes ne répondent plus, même temporairement. Pour les seconds, le risque de « cyberattaque » ou « hacking » existe concrètement. Même si ce risque peut être minimisé par des systèmes de sécurité performants, toute faille pourrait être ciblée par des attaques cybernétiques qui mettraient à mal l’ensemble du système, et menaceraient d’ouvrir l’accès aux données privées des usagers de la ville, entre autres.

Finalement, et c’est aussi un problème social dans une certaine mesure, le tout technologico-numérique implique des enjeux éthiques de respect de la vie privée, et de gestion du « big data »30. Les données privées de tous les citoyens ne peuvent être exclusivement entre les mains des opérateurs privés ou publics qui les reçoivent et les coordonnent. L’exploitation des données personnelles est donc un enjeu-clé3132. Les objectifs de rapidité d’exécution et de croisement des données dans les smart-cities sont difficilement compatibles avec les droits des personnes dont les données sont collectés, notamment le droit au consentement préalable, les droits d’accès et de vérification ainsi que le droit d’opposition à la poursuite du traitement des données33. Certains craignent que ces données soient par la suite être utilisées à des fins publicitaires ou sécuritaires, par exemple34. La crainte de voir la surveillance de masse, évoquée dans les cas de Songdo et Masdar, se généraliser est plus que légitime.

Dans ce cadre, une vision écologiste de la ville réfuterait cette vision intimement liée au concept de « croissance verte », qui implique un comportement technophile basé sur l’argument que « la technologie nous sauvera » des enjeux environnementaux et du changement climatique. Dans cette vision, le digital, le numérique, la connectivité remplacent l’argument de l’environnement. Les industriels ne s’y trompent pas et en jouent comme l’illustre le slogan « smart is the new green »35. Certes, des technologies durables sont souhaitables dans la mesure où elles peuvent contribuer aux objectifs de réduction des émissions, par exemple, ou à la facilitation du trafic automobile et donc à une réduction de la pollution urbaine. Car la technologie ne peut et ne doit pas être perçue uniquement comme un problème. L’idée n’est pas de les rejeter mais de « s’interroger sur leur domination sans contrôle de la société »36. Elle doit surtout être bien encadrée par de nécessaires régulations sociales, et les risques qui l’accompagnent doivent être pris en compte. D’un point de vue écologique, si elles ne sont en aucun cas la réponse à tous les enjeux de la ville, les NTIC peuvent jouer un rôle de facilitation, d’outils dans l’élaboration des villes modernes, mais elles doivent rester cela : des outils au service de l’usager et des pouvoirs publics dans le développement et le renforcement de processus « smarts », en créant du lien et en améliorant l’inclusion sociale37. Les NTIC ont en effet aussi la capacité de faciliter les objectifs de durabilité et d’amélioration du bien-être collectif.

Repolitiser la smart-city et remettre le citoyen au coeur du projet.

D’un point de vue écologique, il est important de noter que la smart city n’est pas que technologique ; elle est aussi éminemment politique. Elle « correspond moins au triomphe des techniques numériques qu’à un processus de transformation des villes touchant leur gouvernance et les politiques de l’aménagement urbain »38. C’est un élément fondamental qui n’a que peu été envisagé concrètement dans les premiers projets de smart-city. Si les entreprises proposent des services « smart », c’est avant tout aux autorités publiques et aux représentants politiques de décider de l’avenir de leur ville. « Tout projet smart doit pouvoir servir l’humain, sinon cela ne sert à rien, […] c’est un gadget »39. Il semble donc nécessaire de « remettre du politique » dans la smart-city, de refaire le lien entre innovation technologique et gouvernance40. Les villes ne doivent pas devenir de simples consommatrices de NTIC sans stratégie globale mais, idéalement, elles doivent elles-mêmes développer des stratégies « smart » adaptées à leur situation, qui répondent à des besoins collectifs dans une perspective systémique et globale propre aux enjeux écologiques. La smart-city réfère d’ailleurs à l’écologie de par la nécessité de l’envisager de manière systémique.

Considérer la smart-city comme un objet avant tout politique permet aussi de remettre l’usager au coeur du débat, et l’usager principal de la ville est le citoyen. En effet, dans une perspective ‘classique’ de la smart-city, le citoyen est un acteur passif que les pourvoyeurs de services « smart » utilisent majoritairement comme un générateur de données. De plus en plus d’informations sont en effet produites par les citoyens41. Ceux-ci sont constamment géolocalisés grâce à leur smartphone et ces données sont utilisées par des acteurs publics et/ou privés, par exemple pour analyser les flux de mouvements dans les villes et ainsi rationaliser et optimiser la fluidité des déplacements urbains. Mais cette situation soulève de nombreuses questions fondamentales évoquée ci-dessus concernant la gestion du Big Data et des données privées qui doit être encadrée afin de protéger les citoyens dans une perspective démocratique. Par exemple, à Bruxelles, l’ancienne secrétaire d’État en charge de l’Informatique et la Transition numérique proposait de lancer en 2018 une plateforme de partage des images de vidéo-protection des caméras de surveillance de la ville. Si l’objectif affirmé était de mettre ces images à disposition des opérateurs publics de la capitale pour en améliorer le trafic, la sécurité routière ou encore l’ordre public, il est légitime de se poser la question de la finalité d’un tel projet – est-il réellement utile à l’amélioration du fonctionnement et du vivre-ensemble à Bruxelles ? – car il soulève surtout la question du respect de la vie privée42.

Barcelone, de son côté, est un des meilleurs exemples de smart-city « humaine », qui a pour objectif de remettre le citoyen au coeur des décisions autour de l’avenir de « sa » ville. Grâce à la plateforme Barcelona en Comù, depuis 2015, le conseil municipal y a pris en main les technologies et autres plateformes digitales pour améliorer la démocratie participative. Ce dernier désire aussi développer le principe de souveraineté technologique et les droits numériques de ses citoyens43. C’est ainsi que la ville est passée d’un modèle top-down de smart-city, contrôlée par des intérêts privés et l’État à une smart-city « bottom-up », centrée sur le citoyen et garantissant des prises de décisions participatives, qui laisse la place à l’innovation sociale et propose une nouvelle gouvernance des technologies dans la ville. Cela ouvre la porte à ce que certains appellent la « e-democracy », c’est-à-dire la facilitation des processus démocratiques (le développement d’une relation entre élus et administrés) à travers l’usage des NTIC44. Pour ce faire, Barcelone a travaillé sur le concept de « souveraineté technologique », c’est-à-dire le fait de reprendre le contrôle des données et informations générées par les données digitales, et promouvoir des infrastructures publiques basées sur des programmes et applications « open source » (open data, open licenses, etc), ce qui permet d’éviter l’appropriation de données et de la valeur produite collectivement par des seuls intérêts privés au détriment de l’émancipation des citoyens4546. La smart-city devient alors un catalyseur d’émancipation citoyenne à travers la co-construction de la ville avec les autorités publiques et tous les autres acteurs qui font la ville, ainsi qu’à l’usage de l’intelligence collective mais aussi des « communs »47 – notamment les communs de la connaissance48. Ces derniers peuvent permettre de trouver un entre-deux concernant la gestion des données personnelles, entre commercialisation et sanctuarisation par la loi, en repensant « autour de leurs usages un faisceau de droits »49.

C’est donc en incluant le citoyen comme participant conscient et éclairé à l’élaboration et la mise-en-œuvre de projets smart que la gestion de la ville peut devenir optimale pour tous ses usagers. Comme le rappelle Thierry Marcou, c’est « beaucoup plus souvent l’usager et le consommateur qui sont sollicités que le citoyen »50. En effet, le citoyen ne doit pas être uniquement un fournisseur de données passif en ne participant qu’à la récolte de données grâce à son smartphone et ses applications, mais aussi un générateur d’idées en participant concrètement à la smart-city51 à travers par exemple des fablabs ou autres laboratoires citoyens d’innovation urbaine incluant l’ensemble des acteurs qui « font » la ville, comme à Barcelone. Mais ce n’est pas parce que l’on développe des plateformes numériques que les citoyens vont y participer. Pour cela, les décideurs politiques doivent se saisir de ces outils pour les mettre en valeur et pour laisser sa place au citoyen dans les processus de prise de décision dans un esprit de co-production participatif. L’avènement d’une dynamique qui renforce les interactions et la qualité de celles-ci entre toutes les parties prenantes, incluant les citoyens, permet de faciliter le développement d’une vision globale et partagée des enjeux de territoire52.

Conclusion(s)

La smart city est en plein essor et sa définition est à son image : en constante évolution. L’analyse de différentes approches et de quelques cas concrets permettent de ressortir certaines récurrences qui ont aidé à en affiner les contours, mais aussi d’identifier certains écueils dans leur mise en œuvre, notamment dans le contexte actuel de la – de plus en plus – pressante crise écologique, à laquelle aucune ville n’échappe. Cette dernière devient un critère fondamental dans la transformation des villes vers des espaces urbains résilients, efficaces énergétiquement, respectueux de l’environnement et des aspirations de leurs usagers.

Mais pour le moment, beaucoup de projets smart-cities sont très orientés « technologie » et ne sont pas guidés par un plan directeur ou une stratégie globale sur le long terme. Ils sont plutôt des actions spontanées de court terme sans réelle vision systémique, souvent le fruit de propositions faites par le secteur privé qui vend ses services aux pouvoirs publics, mais qui n’inclut pas l’ensemble des acteurs de la ville dans leur conception et leur mise-en-œuvre. Les écueils que l’on retrouve de manière récurrente sont de natures très diverses et concernent en particulier la sur-représentation des NTIC et du numérique comme moteurs de la smart-city. De ce constat rejaillit la question du rapport de l’humain à la technologie, de sa place dans la numérisation et la digitalisation progressive de la ville, mais aussi de toutes les instances politiques qui l’animent. Il s’agit de trouver un équilibre idoine entre volonté politique et usage des NTIC, tout comme d’inclure concrètement, « activement », les citoyens dans la démarche globale de transformation de la ville. Ainsi, « la clé de la réussite urbaine réside désormais dans la co-construction de toutes les parties prenantes de la ville »53. C’est aussi une piste dans l’optique réconcilier smart-city et écologie, en replaçant l’humain au coeur d’une vision commune, co-construite par l’ensemble des acteurs et incluant tout le territoire concerné, dans une approche systémique mariant court terme et long terme. Et si la smart-city – ou tout autre nom que prendra la ville de demain – devenait un espace de ré-enchantement de la démocratie ?

1 ONU, Department of Economic and Social Affairs – Population Division, World Urbanization Prospects: The 2007 Revision, Organisation des Nations unies, 2008, en ligne: http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.un.org%2Fesa%2Fpopulation%2Fpublications%2Fwup2007%2F2007WUP_Highlights_web.pdf

2 Open Data Soft (ODS), C’est quoi la Smart City ? Une introduction à la ville intelligente, mis en ligne le 29 avril 2016, en ligne : https://www.opendatasoft.com/fr/blog/2016/04/29/cest-quoi-la-smart-city-une-introduction-a-la-ville-intelligente

3 Nicolas Rio, Comment analyser les smart cities ?, Netcom, 32-1/2, 18 décembre 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/netcom/2856

4 Manon Legrand, Les villes intelligentes compteront-elles sur l’humain ?, Alter Echos, 21 juillet 2015, en ligne : https://www.alterechos.be/les-villes-intelligentes-compteront-elles-sur-lhumain/

5 Artur Rozestraten, « Doutes, fantaisies et délires : smart cities, une approche critique », in Sociétés, 2016, Vol. 2, no 132, pp. 25-35, en ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2016-2-page-25.htm

6 Manon Legrand, Les villes intelligentes compteront-elles sur l’humain ?, Alter Echos, 21 juillet 2015, en ligne : https://www.alterechos.be/les-villes-intelligentes-compteront-elles-sur-lhumain/

7 Bertrand Morvan, La ville numérique, conférence d’Antoine Picon, Quaderni, no 90, printemps 2016, Open Edition Journals, pp. 113-121

8 Cynthia Ghorra-Gobin, « Smart city : ‘fiction’ et innovation stratégique », Avant-propos, Quaderni, 2018, Vol. 2, no 96, pp. 5-15

9 Le Hub Bpifrance, Les Smart Cities, au service de l’usager, Usbek & Rica, 5 septembre 2017, en ligne : https://usbeketrica.com/article/les-smart-cities-au-service-de-l-usager

10 Ibid.

11 Cynthia Ghorra-Gobin, « Smart city : ‘fiction’ et innovation stratégique », Avant-propos, Quaderni, 2018, Vol. 2, no 96, pp. 5-15

12 Ibid., p. 10

13 Futuribles International, Quelle intelligence pour quelle ville ? Synthèse de la réflexion de Futuribles International

sur les smart cities, 2015, pp. 1-4

14 Bruno Marzloff, « Y a-t-il un pilote dans la smart city ? », in Sociétés, 2016, Vol. 2, no 132, pp. 37-52, en ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2016-2-page-37.htm

15 Manon Legrand, Les villes intelligentes compteront-elles sur l’humain ?, Alter Echos, 21 juillet 2015, en ligne : https://www.alterechos.be/les-villes-intelligentes-compteront-elles-sur-lhumain/

16 Futuribles International, Quelle intelligence pour quelle ville ? Synthèse de la réflexion de Futuribles International

sur les smart cities, 2015, pp. 1-4

17 Ibid.

18 Artur Rozestraten, « Doutes, fantaisies et délires : smart cities, une approche critique », in Sociétés, 2016, Vol. 2, no 132, pp. 25-35, en ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2016-2-page-25

19 Manon Legrand, Les villes intelligentes compteront-elles sur l’humain ?, Alter Echos, 21 juillet 2015, en ligne : https://www.alterechos.be/les-villes-intelligentes-compteront-elles-sur-lhumain/

20 Smart City Institute, Smart City, un terme dépassé?, La Libre, La Libre Eco, 21 octobre 2018, en ligne: https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/smart-city-un-terme-depasse-5bc88178cd70e3d2f62fe7a9

21 Futuribles International, Quelle intelligence pour quelle ville ? Synthèse de la réflexion de Futuribles International

sur les smart cities, 2015, pp. 1-4

22 Le Monde, Lyon, pionnière de la smart-city, La France connectée, Le Monde, 8 septembre 2016, en ligne: https://www.lemonde.fr/la-france-connectee/article/2016/09/08/lyon-pionniere-de-la-smart-city_4994694_4978494.html

23 Jamal El Hassani, Smart City: où sont les villes intelligentes en France?, Le Journal du Net (JDN), 26 juin 2019, en ligne: https://www.journaldunet.com/economie/services/1176221-smart-city-france/

24 Jonathan Piron, L’écologie politique en débat(s), Etopia, 10 décembre 2019, en ligne: https://etopia.be/lecologie-politique-en-debats/

25 Futuribles International, Quelle intelligence pour quelle ville ? Synthèse de la réflexion de Futuribles International

sur les smart cities, 2015, pp. 1-4

26 Madeleine Dembour, Après le Greenwashing, le Smartwashing ?, La Libre, Libre Eco, le 6 mars 2017, en ligne :

https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/apres-le-greenwashing-le-smartwashing-58a441c9cd703b98153cc894

27 Clémentine Schelings et Catherine Elsen, La participation citoyenne à l’heure des « smart cities », Orbi (Open Repository and Bibliography), Université de Liège, Juin 2018, pp. 1-10

28 Smart City Institute, Smart City, un terme dépassé?, La Libre, La Libre Eco, 21 octobre 2018, en ligne: https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/smart-city-un-terme-depasse-5bc88178cd70e3d2f62fe7a9

29 Madeleine Dembour, Après le Greenwashing, le Smartwashing ?, La Libre, Libre Eco, le 6 mars 2017, en ligne :

https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/apres-le-greenwashing-le-smartwashing-58a441c9cd703b98153cc894

30 Ibid.

31 Vincent Malaguti, La Suisse n’est pas près d’avoir sa «smart city», Le Temps, le 7 février 2019, en ligne: https://www.letemps.ch/suisse/suisse-nest-pres-davoir-smart-city

32 Bruno Marzloff, « Y a-t-il un pilote dans la smart city ? », in Sociétés, 2016, Vol. 2, no 132, pp. 37-52, en ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2016-2-page-37.htm

33 Philippe Mouron, « Données personnelles – les risques des smart cities », Expertises des systèmes d’information, no 422, mars 2017, pp. 103-107

34 Manon Legrand, Les villes intelligentes compteront-elles sur l’humain ?, Alter Echos, 21 juillet 2015, en ligne : https://www.alterechos.be/les-villes-intelligentes-compteront-elles-sur-lhumain/

35 Cynthia Ghorra-Gobin, « Smart city : ‘fiction’ et innovation stratégique », Avant-propos, Quaderni, 2018, Vol. 2, no 96, p. 8.

36 Bruno Marzloff, « Y a-t-il un pilote dans la smart city ? », in Sociétés, 2016, Vol. 2, no 132, p. 47, en ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2016-2-page-37.htm

37 Smart City Institute, Smart City, un terme dépassé?, La Libre, La Libre Eco, 21 octobre 2018, en ligne: https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/smart-city-un-terme-depasse-5bc88178cd70e3d2f62fe7a9

38 Cynthia Ghorra-Gobin, « Smart city : ‘fiction’ et innovation stratégique », Avant-propos, Quaderni, 2018, Vol. 2, no 96, p. 8

39 Madeleine Dembour, Après le Greenwashing, le Smartwashing ?, La Libre, Libre Eco, le 6 mars 2017, en ligne :

https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/apres-le-greenwashing-le-smartwashing-58a441c9cd703b98153cc894

40 Pablo Aiquel, Sans les collectivités, pas de salut pour la ville intelligente, La Gazette des Communes, le 27 avril 2018, en ligne: https://www.lagazettedescommunes.com/562150/sans-les-collectivites-pas-de-salut-pour-les-villes-intelligentes/

41 Antoine Picon, « l’avènement de la ville intelligente », Sociétés, 2016, Vol. 2, no 132, pp. 9-24, en ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2016-2-page-9.htm

42 Manon Legrand, Les villes intelligentes compteront-elles sur l’humain ?, Alter Echos, 21 juillet 2015, en ligne : https://www.alterechos.be/les-villes-intelligentes-compteront-elles-sur-lhumain/

43 Greig Charnock, Hug March, Ramon Ribera-Fumaz, « From smart to rebel city ? Worldling, provincialising and the Barcelona Model », Urban Studies, 2019, pp. 1-20

44 Cynthia Ghorra-Gobin, « Smart city : ‘fiction’ et innovation stratégique », Avant-propos, Quaderni, 2018, Vol. 2, no 96, p. 9

45 Greig Charnock, Hug March, Ramon Ribera-Fumaz, « From smart to rebel city ? Worldling, provincialising and the Barcelona Model », Urban Studies, 2019, pp. 1-20

46 Françoise Paquienseguy, Smart city & open data : à qui profitent les données ouvertes ?. CIST2016 – En quête de territoire(s) ?, Collège International des sciences du territoire (CIST), Mars 2016, Grenoble, pp. 351-356

47 Pierre Lévy, Le rôle des humanités numériques dans le nouvel espace politique, Sens Public (Creative Commons), le 21 janvier 2019, pp. 1-54, en ligne : http://sens-public.org/article1369.html

48 Ibid.

49 Silvère Mercier, dans Bruno Marzloff, « Y a-t-il un pilote dans la smart city ? », in Sociétés, 2016, Vol. 2, no 132, p. 51-52, en ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-2016-2-page-37.htm

50 Laetitia Van Eeckhout (propos recueillis par), Le concept de “Smart City” n’est plus opérant, Le Monde, Le Monde Cities, le 25 avril 2018, en ligne: https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2018/04/25/le-concept-de-smart-city-n-est-plus-operant_5290389_4811534.html

51 Clémentine Schelings et Catherine Elsen, La participation citoyenne à l’heure des « smart cities », Orbi (Open Repository and Bibliography), Université de Liège, Juin 2018, pp. 1-10

52 Laetitia Van Eeckhout (propos recueillis par), Le concept de “Smart City” n’est plus opérant, Le Monde, Le Monde Cities, le 25 avril 2018, en ligne: https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2018/04/25/le-concept-de-smart-city-n-est-plus-operant_5290389_4811534.html

53 Carlo Ratti, dans Cynthia Ghorra-Gobin, « Smart city : ‘fiction’ et innovation stratégique », Avant-propos, Quaderni, 2018, Vol. 2, no 96, p. 9

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