L’information est un pilier fondamental de la démocratie. Les citoyens confient le pouvoir aux élus, et ceux-ci doivent en échange rendre des comptes sur les usages qu’ils en font. De la sorte, la population peut exercer son devoir de contrôle et peut aussi voter en connaissance de cause, sur base d’informations qui lui donnent une vision réelle du monde.

Aujourd’hui, la mondialisation des technologies du web soulève à ce sujet un nombre important de questions. La vitesse de l’évolution technologique rend les règles communicationnelles et médiatiques souvent obsolètes et rend le cadre et le contrôle de plus en plus complexes.

En 2019, 94% des belges utilisent internet, et 7,5 millions de belges sont actifs sur les réseaux sociaux. Nous passons en moyenne plus de cinq heures par jour sur le web (ou à utiliser des technologies qui lui sont associées). La télévision nous occupe quant à elle en moyenne 2 heures 44 minutes par jour. Le belge moyen utilise les réseaux sociaux 1h30 en moyenne.[1] La fracture numérique s’est déplacée: d’une fracture des accès (les belges n’étaient pas égaux quant à l’accès aux technologies du net) nous sommes passés à fracture dans les usages: les belges utilisent désormais presque tous internet, mais souvent ils l’utilisent… mal.

De la société de l’information à la société de la désinformation

Dans les années 90, l’arrivée du web fut accompagné de promesses de révolution: internet était appelé à devenir un incroyable espace de partage du savoir et de la connaissance. En ouvrant le code, les pères-fondateurs de cette technologie voulaient permettre un accès égal à toutes et tous, faire du web une technologie égalitaire, et que la connaissance soit partagée de façon identique[2]. Le succès rapide du web dans les années nonante en fut d’ailleurs la première conséquence, qui plus est dans un contexte de partage où chacun pouvait s’inspirer des réalisations d’autrui pour développer et upgrader les sites, par exemple[3].

L’accélération des vitesses de connexions (du modem 56k à l’adsl, jusqu’à la future 5G), le développement technologique et l’arrivée d’interfaces de plus en plus simples à l’usage ont permis à chacun de nous de devenir non seulement consommateurs effrénés d’informations, mais aussi désormais des producteurs de contenus: blogs, commentaires, tweets, posts Facebook, vidéos Youtube, photos sur Google ou Flickr, Snap, Insta… aujourd’hui nous consommons mais surtout produisons aussi quantité d’infos.

Cette accélération a aussi permis le développement de nouvelles pratiques en termes de marketing et de publicité[4]. Dès son ouverture au grand public, le web devint aussi le nouvel eldorado des annonceurs[5]. Il a fallu un certain temps pour que la pub trouve la bonne méthode pour conquérir le terrain. L’ère des insupportables pop-up est désormais globalement révolue et a laissé place à de nouvelles méthodes extrêmement puissantes basées sur les centaines données que nous laissons quotidiennement en ligne, souvent malgré nous. Le micro-ciblage publicitaire, qui joue sur l’ambiguïté de la gratuité des services bouleverse aujourd’hui radicalement le net et les réseaux sociaux. Tant et si bien que désormais, c’est cette démarche de collecte de datas qui détermine la plupart des services que nous utilisons en ligne (et a assuré le succès et la fortune des fameux GAFA).

Économie du clic et temps de cerveau disponible

Ainsi, Facebook est apparu dans nos vies il y a moins de quinze ans et a contribué à redéfinir notre rapport à nos proches mais aussi plus largement à l’information. Reconnaissons-le: Facebook est un merveilleux outil de contact social. Il nous permet de prendre rapidement des nouvelles de notre réseau personnel ou de l’état du monde. C’est même aujourd’hui la première source d’information chez les jeunes[6]. Le réseau social nous permet aussi de nous exprimer publiquement comme jamais auparavant. Chaque individu peut aujourd’hui très simplement toucher des audiences jusqu’alors impossible à atteindre pour les communs des mortels. Mettant par ailleurs en place des mécanismes simple de valorisation, il suscite notre participation pour obtenir des gratifications[7].

La gratuité n’existe presque plus sur le web. Si aujourd’hui vous pouvez utiliser la plupart des services en ligne sans dépenser un euro, c’est parce que vous rémunérez les géants du web avec une monnaie invisible mais pourtant bien réelle: vos données. Ces datas vous concernant sont récoltées à chaque « clic » de souris que nous faisons lorsque nous surfons sur le web. Ces clics sont autant de choix, et donc d’informations que nous posons et qui nous définissent toujours un peu plus. Ainsi, sur Facebook, chaque « scroll », chaque « like », chaque commentaire ou chaque contenu que vous créez, chaque lien que vous ouvrez, permet au réseau social d’affiner un peu plus les informations qu’il a à votre sujet, pour les revendre très cher. Ces informations récoltées et rassemblées sur la durée vous cataloguent pour mieux vous toucher avec des contenus publicitaires parfaitement adaptés à votre profil.

Le modèle économique de Facebook repose entièrement sur cette collecte permanente de nos données, et sur leur revente au plus offrant des annonceurs. Dès lors Facebook va tout faire pour augmenter les contenus qui susciteront votre intérêt, des réactions, des partages et des commentaires (puisqu’ils sont autant d’informations à revendre). Avec les questions de bulles filtrantes sous-jacentes[8]. Mais aussi avec la valorisation des contenus à forte consonance émotionnelle, puisqu’ils sont les plus à même de provoquer nos réactions[9]. Qu’importe le contenu informationnel, la véracité des faits racontés ou leur finalité, tant qu’ils provoquent des réactions. La valeur économique d’un contenu sur Facebook se juge au nombre de clics suscités, pas à sa qualité intrinsèque ou à sa véracité, par exemple. Cela explique par extension le foisonnement des fakes news: plus attractives émotionnellement, elles ont sur le net plus de valeur économique qu’une véritable information travaillée, vérifiée, recoupée, nuancée. Facebook, à grand renforts de ses algorithmes, devient donc par essence une machine à désinformer et propager le mensonge.[10] Tant qu’une fake news rapportera plus qu’une vraie information, il semble difficilement imaginable de mettre fin au phénomène systémique de la désinformation.

Il en va des contenus comme du design de Facebook, ce que l’on appelle « design de l’addiction »: tout est fait pour que vous y alliez souvent et que vous y restiez longtemps[11]. En 2004, Patrick Le Lay, alors directeur général du groupe TF1, résumait sa mission en ces mots: « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Cette phrase avait alors suscité un lot d’indignations et de protestations. On peut difficilement nier que Facebook fait exactement pareil, si ce n’est par des méthodes autrement plus pernicieuses, et qui ne sont par ailleurs soumises à quasiment aucun contrôle démocratique (contrairement aux médias traditionnels). Or, Aujourd’hui, Facebook rassemble plus de deux milliards d’êtres humains.

En politique aussi

Le Brexit, l’élection de Donald Trump et plus près de chez nous l’essor du Vlaams Belang aux élections de 2019 s’expliquent au moins partiellement par un usage stratégique de cet outil de désinformation puissant[12]. L’usage du web par les politiques n’est certes pas neuf, et il offre une série d’avantages que les médias traditionnels n’ont pas. Outre le fait d’outrepasser le prisme journalistique habituel, le web offre la possibilité d’adapter ses messages politiques pour toucher au mieux des public cibles prédéfinis. Une arme puissante dont ne se privent plus les politiques: selon que vous aimiez les promenades en forêt, le rock, le cinéma indépendant, les armes à feu ou la Formule 1, par exemple, les même politiques s’adresseront à vous avec des messages différents[13]. Ces micros ciblages, outre la puissance qu’ils représentent, sont par ailleurs complexes à contrôler démocratiquement. Sur Facebook, on ne voit que les messages qui nous sont adressés. On manque de la sorte d’une vision d’ensemble…

Facebook, qui sert aujourd’hui à de très nombreuses personnes de véritable portail de navigation sur le web, est donc une formidable machine à déformer le monde: elle nous abreuve d’informations exactes ou inexactes, ciblées sur nos centres d’intérêts et nos valeurs, nous empêchant la plupart du temps de voir la complexité du monde qui nous entoure. Elle diffuse des messages qui nous sont personnellement adressés, parlant à nos émotions bien plus qu’à notre raison, elle diffuse par ailleurs de façon uniformisée des informations qui sont le fruit de travail journalistique sérieux comme des fakes news dont on a du mal à identifier les émetteurs. Enfin, elle a tendance à cliver toujours plus. Difficile d’imaginer un terrain de jeu plus appétissant pour les populistes et extrémistes en tout genre…

L’impact sociétal majeur des réseaux sociaux ne peut pas être ignoré. En déformant notre regard sur le monde dans lequel nous vivons, ils impactent directement la démocratie avec des conséquences de plus en plus désastreuses. Comment voter en connaissance de cause si j’ai une vision du monde totalement biaisée et centrée sur mon nombril ?

…Que faire ?

Les réseaux sociaux sont en évolution perpétuelle. Les nombreuses visites du patron de Facebook, Mark Zuckerberg, auprès des plus hautes instances politiques mondiales montrent que ce dernier lui-même semble mesurer les dangers du réseau qu’il a crée. Le plus grand risque pour lui serait qu’en dernier recours, les gouvernements finissent par débrancher la prise et interdire Facebook[14]. On peut douter de la prise d’une telle mesure qui serait très impopulaire, mais dès lors, quelles mesures prendre quand celles-ci risquent de mettre à mal le fructueux modèle économique sur lequel repose Facebook ?

Des réponses politiques existent pourtant, et doivent être mises en places. Celles-ci concernent autant l’usage du réseau social par les partis politiques sur le réseau[15], que, plus largement, la capacité de ce dernier à informer mieux, ou, à tout le moins, à limiter drastiquement la désinformation.

Jusqu’ici, les réseaux sociaux agissent en se comportant comme de simple canaux de diffusion, sans assumer la responsabilité éditoriale des contenus qui circulent. Tout au plus bannissent-ils les contenus potentiellement outrageants, pornographiques ou violents[16]. La puissance des algorithmes utilisés pourrait pourtant être orientée pour contraindre la désinformation. Ces algorithmes peuvent définir la nature de la plupart des messages qui circulent, difficile dès lors de ne pas concevoir qu’ils puissent identifier les messages à caractère raciste, diffamants, insultants, ou mensongers.

Il faudra aussi questionner le design de l’addiction. Rendre un accès plus clair et plus simple aux données qui sont récoltées à notre sujet la plupart du temps à notre insu. Revaloriser aussi l’information, accepter l’idée que celle-ci est essentielle et nécessite un travail qui justifie un coût: les conflits actuels entre le réseau social et les éditeurs de presse n’est à ce sujet pas anodin.

Enfin, la réponse la plus évidente semble passer par l’éducation aux médias. Et celle-ci devra être pensée pour toutes et tous, pas seulement pour les publics les plus jeunes. En effet, les personnes âgées propagent plus de fake news que les jeunes.[17]

Et moi ?

Pour conclure, et c’est sans doute aujourd’hui la mesure la plus évidente, il s’agit aussi de contrôler mieux nos propres usages. Ce travail revient à chacun de nous. Se défaire de l’addiction aux « likes », élargir nos horizons et nos sources d’informations. Comprendre que les réseaux sociaux, s’ils sont des outils qui font partie de nos vie, ne peuvent en être le centre névralgique informationnel. Ils sont des régies publicitaires dont le but n’est pas de vous informer mais bien de récolter des données vous concernant. Diversifier ses sources, mais aussi accepter de payer pour être informé, par exemple en lisant la presse, ou en se tournant vers le service public et les médias traditionnels qui, bien que souvent décriés, restent aujourd’hui gageurs d’informations de qualités soumises à un travail journalistique exigeant. Il est toujours plus instinctif de croire les messages postés par son oncle sur Facebook que par des médias classiques. Cette dissonance est peut être même une cause de la défiance qui ne cesse de croitre entre les citoyens et les médias[18]…Pourtant c’est un travail indispensable. C’est déjà exercer notre devoir de citoyen, et garantir la survie de notre précieuse démocratie.

 

[1] https://wearesocial.com/global-digital-report-2019

[2] https://www.laquadrature.net/neutralite_du_net/

[3] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/02/14/les-30-ans-du-web-de-l-utopie-a-un-capitalisme-de-surveillance_5423578_4408996.html

[4] https://www.zdnet.fr/blogs/infra-net/acces-internet-et-si-on-revenait-au-modem-56k-juste-pour-voir-39831970.htm

[5] https://www.lesechos.fr/2017/11/lhistoire-rocambolesque-de-la-premiere-publicite-sur-internet-187364

[6] https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/2019-06/DNR_2019_FINAL_1.pdf

[7] https://edgy.app/instant-gratification-loops-how-facebook-was-designed

[8] https://lesmondesnumeriques.wordpress.com/2017/01/28/bulles-de-filtre-et-democratie/

[9] https://www.rtl.be/info/magazine/hi-tech/gilets-jaunes-facebook-est-un-ascenseur-de-la-colere-sociale–1083136.aspx

[10] https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/06/06/la-desinformation-un-phenomene-economique_5310227_3232.html

[11] http://www.slate.fr/story/158278/smartphones-application-addiction-design-notifications

[12] https://etopia.be/lusage-du-big-data-et-la-puissance-inedite-du-ciblage-dans-la-campagne-americaine/

[13] Tom Van Grieken du Vlaams Belang ciblait par exemple les personnes qui aiment les animaux en leur promettant une répression forte envers ceux qui sont cruels envers les animaux. Pas un mot sur sa vision raciste et xénophobe. Juste des photos avec des chatons…

[14] C’est pourtant bien le cas dans certains pays dont la démocratie laisse pour le moins à désirer: Chine, Corée du Nord, Turquie,…

[15] Concernant l’usage du réseau par les politiques, Simon Lejeune propose sept mesures particulièrement pertinentes: https://medium.com/@simlejeune/7-mesures-que-les-gouvernements-peuvent-prendre-aujourdhui-pour-encadrer-la-publicit%C3%A9-politique-70410ae2d582

[16] https://plus.lesoir.be/269282/article/2019-12-27/le-blues-des-eboueurs-du-web

[17] https://medium.com/@simlejeune/7-mesures-que-les-gouvernements-peuvent-prendre-aujourdhui-pour-encadrer-la-publicit%C3%A9-politique-70410ae2d582

https://www.rtbf.be/info/medias/detail_la-confiance-dans-les-medias-se-degrade-dans-le-monde?id=10244693

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