Quand les monstres cessent de faire peur[1]
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“Le crime parfait serait l’élimination du monde réel »[2]
Que l’on songe au premier King Kong ou à Frankenstein, le monstre de cinéma pouvait être effrayant mais aussi émouvant, troublant voire séducteur. Le voilà aujourd’hui devenu attachant voire amical. Si les films d’horreur et de destruction massive restent ce qu’ils sont et que la figure classique du monstre ne disparait jamais des écrans, une large part de l’industrie hollywoodienne semble vouloir mettre en scène son monstre à soi, le monstre de l’époque : le monstre sympathique. Qu’il s’agisse du vilain de pacotille de Despicable Me (Renaud et Coffin, 2010) et de son armée de Minions, de la sorcière de Maleficent (Stromberg, 2014) ainsi que des créatures qui peuplent son royaume, de l’Hellboy de Guillermo del Toro (2004) ou du zombie amoureux de Warm Bodies (Levine, 2013), le monstre n’est pas décrit comme un ennemi ou comme une aberration, mais comme un être unique, extraordinaire mais vulnérable, souvent doté de capacités exceptionnelles, en butte aux persécutions d’une masse intolérante, victime de la brutalité de la société majoritaire. Tandis que la part monstrueuse des super-héros est soulignée – le cas des X-Men est exemplatif à cet égard – la part héroïque du monstre devient un ressort scénaristique privilégié. En témoigne La Belle et la bête, l’idée que le monstre peut être sensible et la beauté, cruelle, n’est pas neuve. L’idée que le monstre puisse être sympathique et moral est toutefois plus récente. Ce n’est plus le Prince Charmant mais l’ogre Shrek lui-même (Adamson/Asbury/Vernon, 2004) à travers laquelle s’exprime désormais notre meilleure part.
Le changement de ton apparaît réjouissant. Le monstre sympathique nous rappelle que Hollywood ne nous oblige pas toujours à être beaux, riches, socialement conformes et anorexiques. Nous avons le droit d’être laids, marginaux, étrangers. Nous avons le droit d’être nous-mêmes. Hollywood nous rappelle que nous avons raison de nous sentir spéciaux et que nous devons respecter ceux qui nous entourent, quelles que soient leurs origines et leurs modes de vie. Quelles que soient les tares politiques et sociales qui lui sont associées, Hollywood s’est, dans les discours de ses figures publiques du moins, converti aux vertus du libéralisme depuis la fin des années soixante. Capitalistes ou brutaux, ses héros ne sont pas conservateurs pour autant. Le film hollywoodien de masse peut faire l’éloge de la famille traditionnelle ou des valeurs communautaires, il inclut désormais l’individu singulier dans le récit collectif. Le monstre sympathique rappelle en particulier au jeune spectateur que l’intello du fond de la classe ou l’adolescente un peu boulotte sont des êtres humains – eux aussi, et que les Noirs, les gays ou les transsexuels doivent être compris, acceptés et inclus en dépit et par la grâce même de leur singularité.
L’idéal social et politique de tolérance est censé garantir à tous un espace où nous pouvons dire non. Ou nous pouvons ne pas ; ne pas faire, ne pas nous adapter, n’être ni poli, ni intelligent, ni raisonnable. Vu de loin, l’émergence du monstre sympa contribue à nous sensibiliser à cet idéal de tolérance. Vu de plus près, les plaidoyers pour l’acceptation de l’autre accompagnent un modèle de société précis, qui substitue aux vertus de l’autonomie celle de la singularité, qui associe la singularité de l’individu à la découverte de ses besoins et qui, enfin, fait de cette dernière un enjeu de cohésion sociale et économique.
Les caractéristiques du monstre amical : le cas Burton.
Les exemples évoqués plus haut en attestent, l’émergence du monstre sympa est endossée par des metteurs en scène très différents et touche des genres très divers. Quels sont les tenants de ces convergences ? Le traitement du monstre au cinéma suit classiquement deux figures; celui du monstre classique, malfaisant ou terrifiant ; et celui du monstre romantique, réprouvé et émouvant. En quoi le monstre sympa s’en distingue-t-il ?
Le travail de Tim Burton propose à la fois un défilé des trois figures historiques du monstre hollywoodien et un dégradé de l’évolution de son statut scénaristique.
Le premier Burton est celui de ses courts métrages de jeunesse (Hansel et Gretel, Frankenweenie…), et de quatre de ces cinq premiers longs métrages : Pee Wee Big Adventure (1985), Beetlejuice (1988), Batman (1989), et Batman Returns (1992). L’auteur met en scène un fantastique enfantin et malheureux, qui signe la quête d’un futur antérieur fantasmé mais aussi la volonté régressive de mettre à sac la société des adultes, ses conformismes et ses violences. Le monstre y est souvent le personnage principal du film mais il conserve une fonction essentiellement horrifique. Vincent, Beetlejuice est un bio-exorciste grinçant et méchant. Quelle que soit la fascination qu’ils exercent, le Joker et le Pingouin sont des êtres malfaisants et asociaux. Enfin, Batman lui-même tient davantage du monstre de foire que du chevalier blanc. Le corps, le maquillage et la voix du monstre portent les stigmates de sa dimension maléfique. Le monstre est effrayant parce qu’il est différent, et différent parce qu’effrayant. Toutefois, sa monstruosité découle avant tout de la régression morale qu’il incarne. En termes lacaniens, les monstres précités ne connaissent pas le père, n’en ont jamais eu, l’ont perdu étant enfant, ou le tuent rapidement. Ils ne connaissent pas la Loi ou la récusent. Dans ce cadre, l’auteur insuffle déjà des traits singuliers à ces monstres. D’une part, le monstre peut être à la fois coupable et victime. D’autre part, le monde « normal » – songeons au couple des Deetz dans Beetlejuice – n’est pas jugé plus valable que l’univers monstrueux. Si le maquillage du Joker trahit la nature de l’homme qui se trouve derrière, Jack Napier dans le premier Batman, ce sont les atours respectables du milliardaire Max Shrek qui lui servent de masque dans Batman Returns. Le mal qu’il figure n’a du reste besoin ni de visage, ni de grimage : Max Shrek disparu, le capitalisme sans âme qu’il incarne laisserait de toute façon d’autres vampires prendre sa place.
Ces traits singuliers s’accentuent au cours des années 90, aux cours desquelles l’auteur tourne le dos à l’imagerie du film d’horreur au profit d’un romantisme plus assumé. Conquérant aux yeux du public ses lettres d’auteur, Tim Burton s’y fait le témoin des doutes de l’époque. Le Mur de Berlin est tombé et l’imaginaire social américain se trouve sans concurrent idéologique. La vie paisible des banlieues américaines n’est plus un mode de vie parmi d’autres mais un appartement-témoin sorti de l’Histoire destiné à figurer à la fois le souvenir fantasmé, le présent perpétuel et la seule perspective sociale pour la communauté. Filmée mille fois depuis la parution de l’Homme unidimensionnel de Marcuse, cette société est capitaliste mais conservatrice, libérale mais homogène, civile et brutale : elle est le cauchemar d’Edward Scissorhands (1990) comme celui d’Ed Wood (1994), de The Nightmare Before Christmas (1993) – nommément réalisé par Henry Selick – et de Mars Attacks (1996). Mars Attacks mis à part, les monstres burtoniens ne sont plus des coupables mais des victimes, et la société est leur bourreau. Comme Burton le souligne lui-même « les monstres sont toujours perçus comme des méchants alors qu’ils sont souvent les personnages les plus émouvants de l’histoire et que ce sont les gens autour d’eux qui sont méchants avec eux »[3]. Pour ce Burton-là, l’individu révolté vaut mieux que la société. Poétique, marginal, inadapté, le monstre burtonien figure désormais l’individu rebelle. Il met en scène le choc tragique des sentiments contre les conventions, de l’enfance contre l’âge adulte, de l’élan sincère contre l’hypocrisie sociale. L’intégration du monstre signerait la rédemption sociale du marginal et la rédemption morale de la société. Toutefois, la réconciliation échoue la plupart du temps. La cruauté des conformismes et des conventions sociales transforment le songe éveillé en tragédie. Ed Wood reste un cinéaste réprouvé. Edward Scissorhands se clôt sur l’exil du personnage principal. Enfin, la conclusion de Mars Attacks ne cède en rien à celle de Justine ou les infortunes de la vertu : la destruction des Martiens et le défilé final devant le Capitole ne cachent rien de la jubilation de Burton à mettre en pièce les institutions politiques et sociales américaines. A cet égard, seul L’étrange Noël de Monsieur Jack dénote. Si Jack l’épouvantail ne deviendra jamais « Roi des Citrouilles » ailleurs que dans son royaume, le film se conclut sur les noces entre le monde noir de Jack et l’esprit de Noël : Jack peut fabriquer à la chaîne ses propres jouets de Noël, et devenir enfin le géniteur de ses propres désirs.
L’étrange Noël de Monsieur Jack annonce les films égrenant les deux décennies suivantes, qui dessinent les traits d’un troisième type de monstre, distinct du monstre maléfique comme du monstre romantique. De Planet of Apess (2001) à Miss Peregrine’s Home for Peculiar Children (2016), le monstre burtonien n’est ni le protagoniste ni le héros tragique du récit. Il en devient le prescripteur moral et social. Il est tentant de voir en ces films la patte anticonformiste de Tim Burton : à l’image du final de Charlie and the Chocolate Factory (2005), les gens conformes se révèlent veules et dysfonctionnels là où la créativité, la singularité, la sensibilité des réprouvés esquissent les traits d’une société à la fois vivante et réconciliée. Il est également loisible, à rebours, de souligner la dimension conservatrice de tous ces films. Récusant le conformisme mais battant le rappel des traditions, les films évoqués pourraient tous faire office de contes familiaux : qu’il s’agisse de Dark Shadows 2012), de Big Fish (2003) ou de Miss Peregrine, les monstres burtoniens sont avant tout les enfants perdus d’une famille à recomposer. En réalité, le renversement de perspectives s’avère plus profond. Pour Burton, le surnaturel n’est plus ce qui fait irruption dans le monde normal mais ce qui en domine la définition. Les écrans verts succédant aux citations expressionnistes, les univers mis en scène ne tracent plus de distinction entre le perçu et l’imaginé. A l’encan de cette évolution esthétique, le monstre n’est plus forcément un déviant puisque son imaginaire peut s’imposer comme une réalité alternative.
Ce monstre-là est un notable, non un réprouvé : élite militaro-industrielle simiesque (Planet of Apes), vengeur au sang bleu (Sleepy Hollow, 1999), fils de famille et noble désargentée (Corpse Bride, 2005), père de famille (Big Fish), aïeul aristocrate (Dark Shadows) ou maîtresse de pension (Miss Peregrine)… Le monstre n’est pas exclu de la société, il en domine les codes et les structures de pouvoir. A l’image du milliardaire Willy Wonka (Charlie and the Chocolate Factory), il contribue même à en façonner les institutions économiques. Il a vocation à devenir majoritaire. Il devient le point d’ancrage familial. Il s’avère le baromètre des bonnes manières. Il en vient même à donner de nouvelles lettres à un modèle autoritaire d’éducation. Dans Planet of Apes, les primates dirigent le monde et en imposent les règles : la quête du héros consiste à démontrer qu’il est un singe comme les autres, et celle du scénariste consiste à montrer que les singes sont des hommes comme nous. Vade-mecum des thèmes burtoniens, Dark Shadows n’oppose plus de front l’univers monstrueux à l’American Way of Life, mais deux monstres représentant à la fois et en même temps la norme sociale et ses marges : Barnabas, le vampire, patriarche décalé mais néanmoins garant de la lignée familiale et de la mémoire des premiers immigrants américains ; et Angélique Bouchard, dont les allures de bourgeoise affairiste dissimulent des pouvoirs de sorcière mais aussi les humiliations de cœur et de classe. En l’occurrence, la sorcellerie et l’expérience de l’humiliation ne définissent plus le « bon monstre » mais au contraire le caractère maléfique de la protagoniste. Enfin, la sortie de Miss Peregrine ne raconte pas seulement l’histoire de Jake Portman, le jeune héros du film appelé à se réaliser en assumant sa part monstrueuse. Les autres « enfants particuliers » lui montrent la voie : c’est en se soumettant aux règles communes qu’on découvre sa vraie nature. A l’image de la montre-boussole magique qu’elle porte en permanence au poignet, Miss Peregrine est à la fois le personnage principal et le cadran éthique du film.
Que la découverte de soi passe par la découverte de la règle commune n’est pas un thème nouveau : c’est même le motif qui domine la plupart des contes pour enfants. Néanmoins, deux éléments méritent ici d’être notés. Premièrement, c’est la monstruosité partagée qui institue la règle commune. Le conforme est défini par la communauté des monstres. A l’inverse, les modes de vie de la société majoritaire sont désormais présentés comme marginaux, tant d’un point social que d’un point de vue économique. L’homme blanc protestant peut être violent, abusif ou intolérant, il n’est plus présenté comme un individu dominant. Il tend au contraire à être moins riche, moins éduqué et – bien entendu – moins doué que le monstre. Deuxièmement, et dans la foulée, la monstruosité n’est pas seulement présentée comme une caractéristique physique ou psychologique mais comme une ressource productive. Ce qui justifie l’existence du monstre est sa capacité à produire, et sa capacité à produire est intrinsèquement liée à sa singularité. C’est parce que le monstre voit le monde à sa façon qu’il peut le façonner à sa mesure. A l’inverse, cette capacité d'(auto)façonnement manifeste à la fois la singularité du monstre et son inscription dans la communauté
La figure du monstre sympa accompagne au vrai une transformation substantielle du concept même de production. Hannah Arendt distingue le domaine du « faire » de celui de l’activité imaginative. Dans la société ludique du monstre sympa, ces deux notions en viennent à être assimilées. Le monstre ne façonne pas seulement la société mais le monde dans son ensemble, ou du moins la manière dont il est susceptible d’être perçu. De manière plus ou moins fantasmée, à l’instar du narrateur de Big Fish. Mais aussi de manière bien réelle, dans Charlie and the Chocolate Factory ou dans Alice in Wonderland (2010). L’univers monstrueux de Willy Wonka et du Chapelier Fou inversent les codes sociaux comme les règles physiques. Le normal devient anormal et l’anormal devient normal. Le réel devient virtuel tandis que le virtuel s’impose comme la seule réalité possible. Le monstre ne peut dès lors plus être antipathique, car rien de son monde ne peut plus faire peur. Le monstre n’est plus une anomalie. Son monde n’est plus tangible. L’univers monstrueux nous impose ce faisant son éthique singulière, ressassée à chaque plan comme dans un sport publicitaire : c’est en croyant en ses rêves que l’individu se réalise, et c’est en façonnant ses rêves que le monde enchante l’individu.
Produire pour être produit : la logique sociale du monstre sympa
Le monstre burtonien offre un accéléré de trente ans de cinéma hollywoodien. Le monstre était maléfique même lorsqu’il est touchant. Il pouvait aussi se révéler tragique mais héroïque. A la fois créateur de son propre univers et créature de cette création, le monstre est aujourd’hui triomphant et dominateur. Sa subjectivité est à la fois la norme instituante et l’expression instituée du monde mis en scène. Derrida écrivait que le monstre est à la fois la bête qui veut devenir le souverain, et le souverain qui se contente d’être une bête ; et dans les deux cas, un être qui se place hors-la-loi, soit qu’il l’ignore, soit qu’il se place au-dessus d’elle[4]. Ces termes font la nature maléfique du monstre classique. Ils font aujourd’hui la séduction morale et le triomphe matériel du monstre amical.
Selon la philosophe Iris Young, les dominés subissent une oppression paradoxale, puisqu’ils sont à la fois marqués par des stéréotypes et rendus invisibles[5]. Le trajet narratif du monstre sympa le mène au contraire à déjouer le stéréotype, assumer sa singularité et imposer sa visibilité. Le très récent The Shape of Water (Del Toro, 2017) est illustratif à cet égard. Contrairement à ce qu’elle augure, l’histoire d’amour qui se noue entre Elisa Esposito et un monstre aquatique encagé dans un entrepôt du FBI ne rejoue pas l’histoire de la Belle et la Bête. Le récit ne se clôt pas sur la rédemption de la Bête et le recouvrement de sa forme humaine, mais au contraire par la transformation d’Elisa à son image. Là où Perreault nous rappelle que la Bête est humaine, The Shape of Water nous dit au contraire que c’est la découverte de notre part monstrueuse qui révèle notre part humaine. The Shape of Water ne représente pas seulement un éloge un peu caricatural de la tolérance culturelle, associant à force clins d’yeux le combat des minorités culturelles et politiques américaines – Blacks, latinos, homosexuels – à l’histoire d’amour entre Elisa et le monstre. A travers la figure du monstre amphibie, il propose un idéal de subjectivation qui se distingue tant de l’individu traditionnel que l’individu libéral moderne classique. La subjectivité de l’amphibie est une subjectivité de l’affect, à la fois muette et désirante. C’est sa singularité qui suscite le sentiment de sympathie. Enfin, et surtout, c’est sa capacité créatrice qui en certifie à la fois le caractère monstrueux et la légitimité morale. Le monstre a le pouvoir de guérir et de se guérir, de ressusciter et de se ressusciter. C’est ce pouvoir créateur qui prouve sa subjectivité et qui signe sa noblesse. Frappé à mort par le monstre, le détective Strickland a le temps de s’écrier : « You’re a God after all ». Ces quelques mots résument à eux seuls le renversement de perspective dans le traitement de la figure du monstre.
Le monstre sympa ne nous indique pas seulement ce que doit être un individu. Il propose une logique sociale : si l’exercice de sa liberté individuelle est arrimé à la réalisation de soi, cette réalisation de soi est liée à la construction du récit communautaire.
Qu’il s’agisse des franchises de super-héros – X-Men (2000-2018) en tête – ou des Minions de Despicable Me, le monstre est à la fois singulier et grégaire, auto-façonné et infiniment reproductible. D’une part, le monstre est l’individu appelé à découvrir et à accepter sa singularité. Le monstre sympa nous rappelle que la liberté, c’est d’abord se sentir soi. La monstruosité n’est plus seulement un handicap ou un stigmate. Elle devient au fur et à mesure du récit une richesse, un pouvoir, voire une ressource. Le regard du monstre éclaire et détermine la réalité, qualifie et disqualifie les valeurs qui y ont droit de cité, inclut et exclut ceux qui peuvent y avoir accès. D’autre part, c’est la norme commune qui éclaire la singularité du monstre, les tentatives d’échapper à cette norme ne manifestant plus la part héroïque du monstre mais au contraire sa dimension maléfique. Le monstre ne se découvre pas seulement en acceptant – voire en abandonnant – sa part sombre ou animale mais en s’intégrant au sein de la communauté sociale. Et celle-ci se définit à partir de sa capacité à unifier ses membres autour de leurs singularités partagées.
Le monstre sympa prolonge à cet égard deux variations importantes du cinéma hollywoodien : le film familial et le film d’entrepreneur. Le film familial narre les étapes menant les protagonistes à la constitution ou à la reconstitution d’une cellule de vie collective, le caractère dysfonctionnel des individus ou des interactions individuelles mis en scène faisant à la fois office d’obstacle narratif et de moteur moral à cet égard : de ET à la franchise Meet the Parents (2000-2007) en passant par la série comique des American Pie (1999-2012), la liste du genre est presque infinie. Le film d’entrepreneur propose un récit de construction individuelle et économique, où la découverte réflexive de soi, fût-ce dans ses failles, accompagne l’épanouissement d’un projet productif : souvent centrés sur la biographie psychologisée du personnage principal (Steve Jobs – Boyle, 2015) et sur une description ironique mais légitimante des règles du jeu économique et social (The Social Network – Fincher, 2010, Moneyball – Miller, 2011), le film d’entrepreneur se présente à la fois comme une chronique sociale et comme un récit de développement personnel (Joy – O’Russell, 2015). Dans ce cadre, ces deux variations majeures se superposent régulièrement. L’histoire d’amour mise en scène dans La La Land (Chazelle, 2016) ne se comprend qu’à l’aune des projets économiques des deux protagonistes principaux. À rebours, leur ambition productive n’a de sens que dans la mesure où elle nourrit leur partenariat sentimental. L’éthique du capitalisme ne repose plus sur l’ascèse mais sur le souhait partagé de former une communauté sentimentale.
Le nouveau monstre hollywoodien ne propose pas seulement un nouveau modèle de subjectivité créatrice mais aussi, à travers l’appropriation des deux motifs précités, un récit moral et social. Le monstre sympa n’est ni seul ni isolé. Il s’intègre dans une communauté. Cette communauté n’est ni la famille biologique traditionnelle ni une institution sociale formalisée. Il s’agit d’une famille de cœur, d’une famille qui se choisit ; d’une famille dont les membres se reconnaissent la plupart du temps à partir de leur exceptionnalité partagée. Cette famille de cœur se noue autour d’un élan vital partagé, et d’un objectif commun partagé par ses membres. Prenant le relais, c’est le récit entrepreneurial qui permet alors de coaguler la communauté des monstres, ou de justifier l’inclusion du monstre au sein de la société majoritaire : au sens propre, quand il revient par exemple à Tony Stark de fédérer la troupe de freaks censée former l’équipe de superhéros des Avengers ; et plus souvent au sens figuré, dès lors que presque tous les films cités plus haut sont censés démontrer que la production de valeur, la réalisation de soi et la construction du récit communautaire sont consubstantiels.
Le monstre sympa manifeste toutefois une transformation profonde de la notion même d’entrepreneur. L’entrepreneur n’est plus celui qui exploite des capitaux afin d’en créer de nouveaux, mais celui qui crée des capitaux afin d’en exploiter de nouveaux. Le héros du capitalisme classique triomphe de l’adversité. Le triomphe du monstre sympa se traduit par la suppression de la contradiction. Le monstre sympa fait penser de prime abord au personnage de Clochard, du Disney éponyme (The Lady and the Tramp, 1955): un rebelle réalisant finalement que les liens libèrent et que le port du collier est indissociable du bonheur familial. Considéré plus attentivement, le monstre sympa ne partage pourtant pas grand chose avec Clochard. C’est l’affirmation de sa liberté et de sa puissance créatrice qui permettent son intégration sociale. C’est sa capacité à façonner le réel et à s’imposer comme un individu dominant qui définissent sa liberté. Et c’est cette définition particulière de la liberté, à savoir l’idée que notre subjectivité s’exprime avant tout par notre capacité à produire le réel, qui explique pourquoi ce monstre est sympa. Le monstre n’est pas seulement sympa parce que sa singularité est utile ou parce qu’il a le courage d’être lui-même. Mais parce que sa puissance créatrice détermine elle-même ce qui distingue l’utile de l’inutile, le désirable du non désiré, et le possible de l’inimaginable. Rien de surprenant, dans ce cadre, que la plupart des personnages concernés soient des figures de fantasy ou des êtres dotés de pouvoirs magiques – plutôt qu’une personne enlaidie par exemple, ou une créature animale. L’imaginaire social dans lequel évolue le monstre sympa ne trace pas de distinction claire entre la liberté de se construire comme individu, la capacité d’imaginer le monde et le pouvoir de façonner la société.
La virtualisation de l’utopie
Les derniers films de Guillermo Del Toro ou de Tim Burton sont logiquement dépourvus de toute dimension tragique. Là où le tragique repose sur l’existence d’une contradiction insurmontable, leurs héros monstrueux nous font rêver d’un monde où les ressources sont sans limite car l’imagination est reine. Le monstre n’a pas besoin d’être bienveillant pour être sympa, car son univers ne connait pas de jeu à somme nulle. Ce faisant, il n’existe pas de frontière claire entre l’autoproduction du sujet, l’auto-capitalisation de l’individu et le développement métastatique du monde. Dans les Guardiens of the Galaxy Vol.2 (Gunn, 2017), le méchant Ego a de prime abord les traits affables de Kurt Russell. Sa malignité ne réside pas dans sa malveillance mais dans le déploiement bonhomme de sa subjectivité désirante : dieu-monde aux milles formes, père de Starlord, le personnage principal du film, Ego est à la fois le fruit et le producteur de son propre désir. Il est la créateur et sa planète, la volonté et son objet, le travail et le capital, l’engendrant et l’engendré. La sympathie naturelle qu’inspire Ego n’est ni une ruse ni un déguisement : le rêve halluciné d’une existence faite de magie pure, débarrassée de toute contradiction matérielle constitue l’horizon utopique du néolibéralisme. En termes stricts, rien, ou peu de choses, ne distingue le personnage d’Ego de la plupart des Avengers ou du monstre aquatique du The Shape of Water.
Le thème jamesonien de la réification de l’utopie est connu[6]. Le cinéma d’Hollywood porte en lui l’idéologie du capitalisme tardif. Sa fonction idéologique consiste d’une part à en masquer les tenants, et d’autre part à les naturaliser. C’est la raison pour laquelle l’utopie est une dimension déterminante du cinéma hollywoodien. L’utopie permet au spectateur de se projeter dans un espace sans lieu idéal. Cette utopie reste toutefois purement formelle. Le cinéma hollywoodien promet un monde meilleur, dont les contours restent toutefois indéterminés : la révolution n’a jamais de cause matérielle ni d’objectif identifiable, la définition de l’idéal repose simplement sur la proclamation qu’un idéal est possible, tandis que la mobilisation de l’utopie porte sur la possibilité même d’une utopie. Calcifié, réifié, l’horizon utopique ne disparait pas pour autant : privé de substance, l’utopie ne peut assurer sa fonction idéologique que s’il reste un concept opérant.
Le monstre d’aujourd’hui retourne les cartes de cet horizon utopique. L’utopie est un lieu sans lieu. Dans sa version classique, cela signifie que l’utopie se nourrit de son caractère irréalisable. Or, l’utopie du monstre sympa est d’autant plus nécessaire qu’elle s’avère réalisable. La figure contemporaine du monstre rend toutes les utopies possibles dès lors qu’elles sont imaginables. Dans le monde du monstre amical, l’utopie est sans lieu fixe car elle est le creuset de tous les mondes possibles : ce monde est utopique car son imagination ne rencontre aucune contradiction possible. Le thème de la réification de l’utopie repose sur l’idée que l’utopie représente une sorte de totem calcifié pour Hollywood : sa fossilisation explique paradoxalement la possibilité d’en faire vivre l’idéal. La figure du monstre sympa renverse ce motif. L’horizon utopique rassemble en son sein toutes les virtualités. Toutefois, il n’en n’est pas le vecteur mais le produit. Ce n’est pas l’utopie qui fait vivre l’idée, fût-ce de manière factice, qu’un autre monde est possible. C’est l’idée que tous les mondes sont possibles qui entretient l’horizon utopique, mais à un prix élevé : l’utopie n’est pas ce qui permet de penser l’au-delà du monde existant, mais ce qui procède de ses productions. Ce faisant, la figure du monstre sympa nous montre qu’il est possible d’imaginer une infinité de mondes possibles dès lors que nous ensorcelons notre propre existence : le propre de l’esprit magique est de supprimer la frontière séparant un processus de production – qu’il s’agisse de la production d’une ressource ou de la production de soi – et son simulacre.
Grand film raté, The Congress (Folman, 2013) est prescient à cet égard : cherchant son fils dans un monde virtuel qu’elle a naguère contribué à rendre possible à travers la vente physique de son personnage de cinéma, l’actrice Robin Wright (Robin Wright, dans son propre rôle) n’assiste pas seulement à la virtualisation progressive du cinéma, mais à la virtualisation progressive du réel lui-même. Peuplés des fantasmes et projections de ses habitants, le monde du Congrès ne remplace pas le réel par le virtuel. Il brouille la frontière entre les deux. Tantôt Betty Boop tantôt centaures, les personnages du Congrès évoluent dans un monde où la distinction entre ce qui est imaginé et ce qui est perçu s’est effacée – et où celle-ci, à vrai dire, n’a plus d’importance. Ils peuvent être monstres ou héros, et cette distinction s’efface également. À l’instar du monstre burtonien ou de la créature de The Shape of Water, les créatures du Congrès sont à la fois le produit et le véhicule « d’une libération d’énergie infinie »[7] fondé sur un idéal ludique d’information totale, et donc de contrôle total également. Pour Ari Folman, ce monde est obscène. Quelques années plus tard, il est le support moral et ludique de Ready Player One (Spielberg, 2018). Décrivant également un monde où les frontières entre le monstre et le héros, le créateur et la créature, le virtuel et le réel se sont confondues, Ready Player One se présente comme une critique de la société du spectacle et un éloge de la tolérance sociale. Se réinventant qui en Géant de Fer, qui en monstre MMORPG, ses héros d’écran vert portent toutefois le flambeau des Freaks and Geeks qui ont façonné Hollywood et la Silicon Valley depuis les premières années du reaganisme. Ils sont à la fois l’individu magique et le produit sacré du monstre sympa.
Le cinéma du monstre sympa affiche un propos progressiste, quand il s’attache par exemple à présenter la tolérance comme une vertu sociale et civique. Il présente des accents communautariens – et parfois des traits conservateurs – lorsqu’il rappelle que c’est l’intégration dans le corps social qui permet à l’individu de se découvrir. Mais c’est l’entrelacement de ces deux discours qui en assoit la force persuasive. Le monstre sympa nous raconte l’histoire d’un marginal majoritaire. Il nous enjoint à célébrer les noces du rebelle et de l’entrepreneur. Il nous dit que ce sont les individus qui font la masse, que c’est la masse qui forge l’individu, et que la découverte de soi permet de triompher du monde. A la fois produit et producteur de soi, le monstre sympa rassemble dans le même corps la figure de l’exploiteur et de l’exploité. Il s’en réjouit, car sa puissance créatrice ne fixe aucune limite au monde. Jean Epstein croyait que le cinéma peut « entrainer notre esprit à évoluer de certitudes établies à des conditionnels incertains ». De Burton à Monsters, Inc (Docter, 2001), la fabrique du monstre sympa exploite le registre de l’incertain au profit de nouvelles certitudes. Le monstre sympa n’a pas pour fonction de faire oublier la vie prosaïque de l’individu réel. Pour paraphraser Baudrillard, il est là pour cacher que le monstre sympa est devenu le patron de l’individu réel, et ce dans les deux sens du terme.
Dans ce cadre, le droit d’être nous-mêmes ne démode pas seulement la révolution. Elle rend la politique inutile. Qui parle encore pour les exclus ? Produire et créer signifie-t-il la même chose ? Quel sens notre liberté a-t-elle si son exercice nous interdit de douter de sa réalité ou de la définition qui nous en est proposée ? Au cœur des préoccupations du cinéma d’horreur et de science-fiction classique, ces questions sont logiquement désertées par la petite entreprise du monstre sympa. Il est vrai que ces questions sont inquiétantes, et qu’il est préférable que les monstres cessent de faire peur.
[1] Je tiens à remercier Jeremi Szaniawski pour son regard toujours éclairant, ainsi que pour nos discussions sur les sujets abordés dans les pages qui suivent.
[2] J. Baudrillard, Mots de passe, Paris, Folio, 2000, p.63.
[3] Entretien au Point, 3 octobre 2016.
[4] Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p.38
[5] « As remarkable, deviant beings, the culturally imperialized are stamped with an essence. The stereotypes confine them to a nature which is often attached in some way to their bodies, and which thus cannot easily be denied », in I.M. Young, Inclusion and Democracy, Oxford, Oxford University Press, 1990.
[6] F. Jameson, « Reification and Utopia and Mass Culture », Social Text, n°1, 1979, pp. 130-148.
[7] [7] J. Baudrillard, Similacres et simulations, p. 177