Écrivain et militant écologiste, Cyril Dion, connu pour son documentaire Demain, est aussi l’auteur de Petit manuel de résistance contemporaine : Récits et stratégies pour transformer le monde, publié en 2018. Il y insiste sur l’importance d’un nouveau récit à écrire pour transformer le monde. Il revient avec nous sur ce sujet.

– Dans votre ouvrage Petit manuel de résistance contemporaine vous parlez de l’importance du récit pour le projet écologique. Vous citez notamment le fait que les histoires sont partout et que pour sortir du système aliénant actuel il nous faut penser l’architecture du nouveau récit pourrait être « vivre sa vie, « dé-virtualiser » sa vie, démocratiser sa vie », par exemple. Or nous sommes enfoncés dans trois éléments comme « le travail et la recherche d’un salaire», « les écrans et les algorithmes» et « les lois et la fausse démocratie ».

Ce n’est pas qu’un récit écologique soit nécessaire. Dans le livre, ce que j’essaie de dire c’est que les êtres humains passent leur temps à construire des récits. C’est constitutif à notre espèce. On a un langage, une conscience. On passe du temps à donner du sens à nos existences, à ce petit temps qu’on a ici sur terre. Dans un autre sens, nous regardons en général la réalité depuis notre fenêtre, depuis notre point de vue. La vue que nous avons donc de tout cela, de nos conditions d’existence, est plutôt parcellaire. À partir du moment où nous partageons notre subjectivité sur le réel, nous le faisons à  partir d’un récit, d’une histoire. Et cela, on le fait en permanence. On raconte toujours quelque chose sur nous mêmes. Harari dans son livre Sapiens dit que c’est grâce à notre capacité à partager notre subjectivité qu’on provoque la coopération entre les millions d’individus. C’est pour cela que notre espèce a pris le dessus alors que biologiquement l’humanité n’était pas prédestinée à ça.

Plus on est nombreux à adhérer à un même récit, plus on est nombreux à avoir des mêmes règles, des mêmes normes. On le voit dans la majorité des systèmes politiques mais aussi religieux. Or, il se trouve que dans cette profusion de récit, un est devenu dominant : celui du capitalisme, du consumérisme qui consiste à dire que plus on va avoir de la croissance, plus on aura de l’aboutissement personnel et sociétal. Du coup, une grande majorité veut rentrer dans cette histoire. Pour, dans un premier temps, faire partir de l’histoire voire même, pour certains, décrocher la timbale et faire fortune, devenir célèbre. Ce récit qui a gagné contre les autres récits communiste, monarchique, etc. est celui qui nous emmène vers le vide.

Le récit, c’est donc l’essence dans le moteur. Dénoncer les symptômes du récit dominant c’est intéressant mais ce n’est pas suffisant si on n’est pas capable d’y opposer des récits alternatifs puissants pour entraîner des centaines de milliers de personnes vers une autre direction.

– On a cependant l’impression que les écologistes n’arrivent pas à avoir de récit puissant. Nous sommes trop négatifs ? Rationnels ?

En fait, je ne vois pas beaucoup de récits écologistes émerger en étant tourné vers l’avenir. Les récits alternatifs sont de l’ordre de la culpabilisation. Certains mettent en scène des ennemis, par exemple les multinationales, contre qui il faudrait se battre, comme le récit de Deep Green Resistance où il faut tout faire s’écrouler dans une idée d’affrontement un peu guerrier.  Il faut aller recherche une forme de pulsion de vie, sortir du mortifère du matérialisme actuel. Des récits collapsos sont aussi dans cette idée du conflit de l’affrontement un peu guerrier. C’est aussi un peu effrayant. Mais quoi ? Admettons que les choses s’effondrent, que fait-on après ? Si c’est pour avoir des dictateurs en puissance qui sont écolos, c’est une erreur.

Ce quelque chose d’alternatif ne peut s’appuyer que sur des éléments puissants en terme de sens. C’est un des aspects les plus prédominants chez les humains . Aujourd’hui on peut en trouver dans notre appartenance au vivant. C’est fondateur d’une approche différente ; Nous sommes une créature vivante au milieu d’autres. On est dépendant de ces interactions, de la Nature. Il est temps de prendre cela en considération. C’est cependant difficile car nous sommes une espèce qui a complètement refusé d’être dans sa condition biologique. L’espèce humaine a transformé radicalement son environnement et son rapport à la nature. Il est donc temps de se reconnecter, sans être dans la nostalgie mais en allant de l’avant. Est-ce-que cette spécificité peut avoir un sens pour le vivant au lieu de le détruire ? Là est quelque chose à faire, ce qui est captivant, positif et puissant. Dans les exemples sur lesquels j’ai envie de m’appuyer, je cite la permaculture, qui permet justement cette connexion avec la Nature et ce besoin de voir une ressource être utile à l’humanité, grâce à la technique développée.

– Mais ce retour à un autre rapport à la nature ne donnerait-il pas trop de place au spirituel, avec le risque d’une nouvelle religion s’imposant à la démocratie ?

Le fait qu’il puisse y avoir une recherche de sens est nécessaire. On doit construire collectivement du sens. Qu’il soit accaparé par des organisations type religion pour en faire des instruments de pouvoir, c’est un autre problème. On arrive à une époque où on a besoin d’une synthèse entre les éléments de l’histoire de l’humanité, entre la recherche de sens et le transcendantal.

Il ne faut pas perdre de vue que la foi dans nos capacités particulières nous a permis de procéder à de la compréhension du vivant. Des personnes mobilisées dans le milieu écologique me disaient récemment qu’elles remettaient en avant des techniques agricoles anciennes combinées à certaines connaissances technologiques récentes. Cette combinaison leur permettaient de mieux comprendre et de connaître les sols comme on ne l’a jamais eu auparavant. Tirer profit de l’histoire récente est donc un atout, pour autant que cela se fasse en rapport avec la nature. Il ne s’agit donc pas d’être technophobe. On a des capacités extraordinaires. La question est : qu’est ce qu’on choisit d’en faire ? Pour cela, pour éviter notamment des dérives, une des pistes fondamentales doit être l’approfondissement de la démocratie. Je m’inscris notamment dans cela avec l’assemblée des citoyens pour la transition écologique que je pousse en France. C’est à pousser et à réaliser à l’échelle d’un pays déjà mais aussi à l’échelle de l’Europe. Tenir compte du reste du vivant c’est aussi tenir compte du reste de l’humanité. Cela demande de tenir compte de mécanismes démocratiques plus complexes comme ceux qui veulent reconnaître des droits à la nature.

– Ursula Van der Leyen parlait, dans son projet de Green New Deal, de cette fameuse « lune à atteindre », un peu en écho à celui d’Alexandra Ocasio Cortez. C’est un récit positif ? N’est-il pas encore très ancré dans le productivisme non ?

On arrive à éviter de se faire dépasser en ayant un discours qui reste ancré dans le quotidien des gens et dans le fait que les résultats n’arrivent pas. C’est un rapport de force aussi à lancer. On le voit avec Greta Thurnberg. Nous devons pointer les divergences dans le récit et le fait que des gens poussent pour que quelque chose sorte de terre, parfois avec violence.

– Sur qui va reposer ce nouvel imaginaire social si on reprend les mots de Castoriadis ? On dit toujours qu’il faut essayer de rendre l’écologie populaire mais nous avons beaucoup de difficultés pour parler en-dehors de notre milieu. Comment y parvenir ?

C’est tout en même temps. Quand il y a une vraie révolution culturelle, cela pousse de partout. Il faut que les médias relaient ces éléments, que les artistes frappent l’imaginaire, dans les romans, les films, le street art, les mouvements sociaux pour faire des rapports de force. Les zadistes montrent qu’une autre forme d’organisation sociale est possible. Pareil pour les entrepreneurs qui montrent que d’autres formes d’entreprises sont possibles. On a besoin de relais dans des cercles politiques pour pousser des expérimentations. C’est ce qu’on fait avec l’expérience citoyenne actuelle en France. À un moment, il faut être capable de provoquer les nouvelles politiques, de les mener à terme et que les autres mouvements sociaux voire responsables politiques s’emparent de ces nouvelles propositions et les transposent. Il n’y a pas qu’un seul endroit par lequel attaquer. C’est une révolution de la société dans son ensemble.

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