Les projections des Nations Unies indiquent que d’ici 2050, nous serons plus de 9,5 milliards sur terre et 75% de la population humaine vivra dans les villes, ce qui représente plus de 6 milliards de la population mondiale. Le nombre d’habitants et d’habitantes en ville a déjà un impact sur notre environnement mais son augmentation sera considérable : trafic, pollution de l’air, accentuation des effets des dérèglements climatiques, hausse démographique, croissance des inégalités, surconsommation, dégradation et épuisement des ressources naturelles, déchets, déficit d’espaces verts, etc. Parallèlement à cela, les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont en pleine expansion et innovent dans le secteur urbain en matière de productions énergétiques, d’infrastructures piétonnes et cyclistes, de revalorisation et gestion des déchets, etc. Les termes de transition numérique et transition écologique sont mis en avant afin de décrire ces changements radicaux auxquels les sociétés doivent faire face.
« La transition écologique sait raconter son but, mais peine à dessiner son chemin. La transition numérique, c’est le contraire. Chacune a besoin de l’autre ! Et pourtant, leurs acteurs évoluent trop souvent dans des sphères isolées, sans réaliser la puissance transformatrice qu’aurait leur convergence ». (Kaplan, 2015).
Le numérique, et sa myriade d’applications mobiles, d’objets connectés, de capteurs, de réseaux intelligents, peut ouvrir de nombreuses portes pour répondre aux défis environnementaux et aider les villes à transiter vers un mode de fonctionnement alternatif. Toutefois, si le numérique propose des solutions, il est à la fois le problème et est à l’origine de nombreux désastres écologiques comme la production et la consommation d’énergie, l’extraction de matériaux rares ou encore l’absence de traitement des déchets et de recyclage.
Transition écologique
La transition écologique est sans doute le plus grand défi actuel qui nous engage collectivement pour l’atteindre, sous peine d’assister à l’effondrement des systèmes qui constituent le support de la vie sur terre. L’influence de l’activité humaine sur le système climatique est sans équivoque, nous atteignons « le jour du dépassement » de plus en plus tôt. Cela veut dire que depuis quelque temps, l’humanité consomme plus de ressources naturelles et émet plus de gaz à effet de serre que la terre n’est en capacité d’en produire ou d’en absorber au cours d’une année. Au cours de cette année 2019, nous avons pêché plus de poissons, abattu plus d’arbres et cultivé plus de terres que ce que la nature peut nous offrir en une année. Nos émissions de gaz à effet de serre sont bien plus importantes que ce que les océans et les forêts peuvent absorber. Nous vivons donc à crédit sur les ressources de la planète, ce qui aura des conséquences sur les générations suivantes.
Toutefois, aujourd’hui, nous nous trouvons également dans une période où les personnes prennent davantage conscience de ces enjeux écologiques. Les tendances sont à la consommation responsable, au zéro déchet, au do it yourself. Il y a un réel intérêt chez les consommateurs et consommatrices de modifier leurs habitudes et limiter leur impact environnemental. De plus en plus d’alternatives citoyennes fleurissent pour tenter de lutter contre la surconsommation, la surproduction, lutter contre l’obsolescence programmée des produits, etc.
Transition numérique
Le développement des outils numériques a donné naissance à un changement de paradigme, il bouleverse chaque jour les codes établis et questionne nos modèles de société, nos manières de produire, de consommer, de partager et nos besoins pour se nourrir, se déplacer, s’informer, se protéger. Les sociétés ont connu et continuent de connaître une profonde mutation liée à l’impact du numérique et d’Internet qui promeuvent de nouvelles pratiques.
La transition numérique a souvent été annoncée comme une façon de réduire son impact environnemental dans différents domaines. Par exemple, certaines applications permettent de réduire la consommation énergétique des habitations, de revaloriser les déchets, de lutter contre le gaspillage alimentaire, de développer des manières de se déplacer plus respectueuses de l’environnement, de partager des objets et des moyens de transport, etc. Si les innovations technologiques peuvent nous aider à réduire les émissions mondiales de CO2 d’ici 2030, elles sont aussi à l’origine d’une forte augmentation de notre empreinte écologique. Le secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication produit 50% de plus de gaz a effet de serre que le transport aérien. Le numérique est en même temps la solution et le problème. Dans un système fondé sur la recherche du profit par la compétitivité et sur le consumérisme, l’innovation est à la fois le moteur même de l’économie et la cause d’une utilisation à tout va des ressources et des pollutions de tous ordres.
Si à première vue, les smartphones, objets connectés et véhicules électriques n’émettent pas de gaz à effet de serre, la pollution numérique est belle est bien présente. Elle est très énergivore et dépendante pour la production de nombreuses ressources naturelles non renouvelables.
La phase la plus polluante et nocive des différents outils du numérique est la phase de production. Pour fabriquer les batteries, des métaux rares sont extraits (comme le lithium ou le cobalt) issus principalement de Chine, pays qui a pris en charge l’exploitation minière et gère actuellement 80% de l’extraction et 95% du raffinage. De nombreux solvants chimiques sont utilisés pour séparer ces métaux de la roche et sont, bien souvent, rejetés dans la nature et polluent les sols et les eaux. L’extraction de ces métaux pose des questions tant au niveau écologique qu’au niveau de l’exploitation humaine. Les voitures électriques qui permettent de réduire la dépendance au pétrole importé ont été annoncées comme des « véhicules propres » car elles ne polluent pas l’air à leur utilisation. Mais à la différence des véhicules thermiques, la majorité des impacts environnementaux d’un véhicule électrique interviennent lors de la phase de fabrication. En voulant nous émanciper des énergies fossiles, nous sombrons en réalité dans une nouvelle dépendance, plus forte encore. Robotique, panneaux photovoltaïques, intelligence artificielle, objets connectés, voitures sans chauffeur, éoliennes,… toutes les technologies du futur qui modernisent nos façons de consommer de l’énergie se révèlent totalement tributaires des métaux rares.
La phase de consommation et de stockage des données paraît totalement virtuelle et dématérialisée. Derrière les échanges de mails ou le cloud se cachent des lieux physiques bien réels. Les datas centers regroupent jusqu’à plusieurs milliers de serveurs informatiques qui hébergent les données engendrées par le numérique. Les data centers sont la partie immergée de l’iceberg de l’économie numérique, sans eux c’est toute cette économie qui s’arrêterait de tourner. Dans ces énormes infrastructures, les serveurs informatiques, très gourmands en électricité, ont besoin d’être alimentés en permanence. Une partie de cette électricité sert également à la climatisation de ces appareils, ceux-ci produisant énormément de chaleur et ayant besoin d’un refroidissement constamment. Ces espaces consomment parfois autant que des villes de 30.000 à 70.000 habitants.
La dernière phase, la gestion de fin de vie des outils du numérique est tout aussi polluante que la phase précédente. La fabrication d’un smartphone requiert 60 métaux différents, dont une vingtaine seulement sont actuellement recyclés et seulement 16% des téléphones sont collectés pour être dépollués. Imprimantes, batteries portables, tablettes,… tous ces déchets électroniques se retrouvent parfois à des milliers de kilomètres de leur lieu d’origine et pas nécessairement pour y être recyclés. Agbogbloshie, un bidonville au Ghana, est l’une des plus grandes décharges d’appareils électroniques au monde et l’un des dix sites les plus pollués du monde. Cet endroit est devenu la véritable poubelle de l’Occident, une partie des déchets électroniques étant également exportés en provenance des pays riches de manière illégale. Des milliers de personnes travaillent quotidiennement dans ces espaces pour récupérer des déchets électroniques comme le cuivre ou l’aluminium et les revendre à petit prix. Les conséquences pour l’environnement et pour la santé des habitants et habitantes sont dramatiques.
Ces exemples ne sont pas les seuls désastres provenant du numérique. Nombreuses restent les faces du numérique éloignées de notre regard. Les tonnes de déchets électroniques se retrouvent dans des pays sous-développés, à des centaines de milliers de kilomètres de chez nous, et ce phénomène n’est que très peu médiatisé.
Il ne s’agit pas de condamner le numérique et de s’y opposer catégoriquement, le numérique n’est pas intrinsèquement bon ou mauvais, il est ce que nous en ferons. Il s’agit plutôt d’en voir les dessous pour réaliser que des populations, des villes, voire des pays entiers souffrent et supportent nos excès et que des zones naturelles sont désormais polluées durablement. Le prisme de la technologie nous fait voir le monde comme si tous les défis actuels seraient quelque chose que seule la technologie pourrait améliorer et que la solution consiste dès lors à « technologiser » ces problèmes.
La convergence de ces deux transitions
Mettre le numérique au service de la transition écologique ne revient pas à tout numériser mais bien à le considérer comme une force de transformation des pratiques, utiliser son potentiel disruptif et sa capacité à bousculer les choses en redonnant le pouvoir aux citoyens et citoyennes. Le numérique offre la possibilité de s’exprimer et s’émanciper du système actuel et est capable de bousculer les acteurs et actrices en place en transformant les modèles traditionnels et dominants. Il donne de la visibilité à celles et ceux qui souhaitent changer les choses. Il permet également une prise de conscience accélérée des catastrophes climatiques. De fait, de nombreuses initiatives citoyennes qui tentent de revoir nos manières de consommer ont pris davantage d’ampleur comme les monnaies solidaires, les repairs café, les systèmes de partages, les mouvements makers, les donneries, etc.
La transition écologique s’impose de façon impérative. Sans cela, la planète sera confrontée à des phénomènes extrêmes et irréversibles. La transition numérique doit donc être maîtrisée et encadrée, au risque de continuer d’aggraver les inégalités sociales et les désastres écologiques. Le caractère disruptif du numérique peut servir à la transition écologique s’il est considéré sous l’angle de transformation des pratiques, de la nature même des produits et des services, des modèles économiques ou des organisations.
1 Fouquet, C. (2018). En 2050, plus de deux tiers de l’humanité vivra en ville. Retrieved from https://www.lesechos.fr/2018/05/en-2050-plus-de-deux-tiers-de-lhumanite-vivra-en-ville-990758
2 Pitron, G. (2018). La guerre des métaux rares : La face cachée de la transition énergétique et numérique. Paris : Les Liens qui Libèrent.
3 Pitron, G. (2018). La guerre des métaux rares : La face cachée de la transition énergétique et numérique. Paris : Les Liens qui Libèrent.
4 Blandin, M-C. (2016). 100 millions de téléphones portables usagés : l’urgence d’une stratégie. Retrieved from http://www.senat.fr/rap/r15-850/r15-8501.html#toc5