Facebook, accompagné de nombreuses entreprises de taille mondiale, a décidé de lancer le « libra » une « monnaie » digitale basée sur la technologie blockchain accessible à des milliards de clients au niveau mondial via Facebook et des applications tierces. Les informations détaillées sont disponibles sur www.libra.org. Faisons connaissance avec cette nouveauté monétaire.

1. Présentation du libra
Le contexte
Facebook et les entreprises associées dans le Libra constatent que les systèmes de paiements restent largement organisés sur base nationale ou rarement multinationale, qu’un transfert monétaire peut prendre parfois plusieurs jours et peut nécessiter le paiement de frais importants alors qu’avec Internet chacun peut contacter n’importe qui sur la planète entière en quelques clics.  Pour eux, les paiements entre personnes connectées ne devraient pas être plus compliqués que d’envoyer un message ou une photo sur une application informatique comme un réseau social

La technologie du libra
Selon eux, les technologies blockchain et les cryptomonnaies peuvent répondre aux problèmes mentionnés ci-dessus en offrant des solutions d’accessibilité, de confiance, de sécurité et d’intégrité pour peu qu’on ne retombe pas dans les travers des cryptomonnaies telles que le bitcoin qui se basent sur les mêmes technologies mais sont utilisées dans des arrangements institutionnels différents. Le modèle de blockchain retenu pour le libra fait que le minage (création électronique) des libras sera centralisé et que les portefeuilles virtuels des clients seront tenus par des tiers de confiance agissant comme véritables nœuds validateurs au sein d’un réseau de tiers de confiance sur internet. La détention anonyme de portefeuilles de libras sera autorisée. La blockchain du libra sera développé en open source afin de permettre le développement d’applications externes, interopérables formant un véritable écosystème. Elle se veut évolutive et performante afin d’autoriser des gigantesques volumes d’opérations.

La gouvernance du libra
La gouvernance du libra a été attribuée à une association à but non lucratif. Elle est localisée à Genève (Suisse) afin de souligner son indépendance et sa neutralité vis-à-vis de tout pays. L’association a pour fonction :
de faciliter le développement du libra,
d’agréer les gestionnaires de nœuds validateurs,
de gérer ses réserves financières et,
d’assurer la guidance des développeurs d’applications informatiques basée sur le libra.
L’association est ouverte à de nouveaux partenaires qui joueront le rôle de nœuds pour peu qu’ils aient une valeur de marché supérieure à un milliard de dollars américains ou des soldes clients supérieurs à 500 millions de dollars » ou un portefeuille de plus de 20 millions de personnes par an au niveau multinational et une certaine durabilité de la marque. Cette association est gouvernée par le Conseil de l’association Libra, qui comprend un représentant par nœud. Les décisions sont prises à la majorité des deux tiers.

Le libra
Le libra est une unité de compte qui n’a pas de pouvoir libératoire puisqu’il n’est pas défini légalement mais contractuellement. Il peut donc être échangé librement entre toutes les parties qui l’acceptent mais n’a pas de cours légal. Les libras seront exclusivement émis par l’association Libra contre remise de monnaies officielles. Inversement, les libras seront détruits lors des demandes de remboursements en monnaie officielle. Les libras émis sont donc couverts par des réserves en monnaie officielle et le cours de change libra/monnaie officielle est calculé sur base de la pondération des réserves constituées dans les principales devises (US$, euro, yen, livre, yuan). Les réserves seront investies en dépôts bancaires, en obligations d’Etat à court-terme et de bons du trésor, de première qualité dans les monnaies susmentionnées.
Les intérêts perçus sur les réserves seront affectés à la diminution des coûts du système et à la diminution des coûts de transactions. Ils serviront en outre à verser des dividendes aux membres fondateurs de l’association Libra. Les utilisateurs de libras ne recevront, eux, aucun intérêt.

2. Analyse du libra
Voici la revue des faits, il est temps, à présent, de passer à l’analyse. J’utiliserai pour cela la grille que j’ai développée dans mon livre « De la dictature financière à la démocratie monétaire »(1). Cette grille impose de répondre aux questions suivantes afin de faire une évaluation de toute proposition monétaire :
Qui est l’émetteur ?
Quels sont ses objectifs ?
Quelle est la nature de la monnaie qu’il propose ?
Est-elle souveraine ?
Est-elle convertible ?
Quelles fonctions remplit-elle ?
Est-elle efficace ?
La proposition est-elle réaliste ?

L’émetteur
L’émission du libra échappe totalement aux modèles traditionnels d’émission monétaire, il n’est émis ni par un Etat ou une communauté d’Etats, ni par des banques commerciales. L’émetteur est totalement original puisqu’il s’agit d’une association d’entreprises, généralement non financières, de dimension mondiale. C’est donc une association de commerçants et de prestataires de services qui crée sa propre monnaie.

Les objectifs
Bien que les promoteurs du libra mettent en évidence leur désir d’offrir un système de paiement démocratique destiné au plus grand nombre sur la planète, le but non-avoué est de constituer une communauté large contenant un grand nombre de consommateurs (dont les clients de Facebook) et de prestataires de services. Le but final des commerçants est de vendre des biens et services et de se faire rémunérer en libras qu’ils pourront soit réutiliser à l’intérieur de cet univers, soit échanger contre de la monnaie officielle au cours de change du jour.

La nature de la « monnaie »
Le caractère non officiel du libra suffit pour lui refuser le qualificatif de monnaie. Il faut le considérer comme un « moyen de paiement complémentaire subordonné » aux monnaies officielles ou un « substitut monétaire ». Il l’est au même titre que nombre de monnaies complémentaires qui se multiplient, ces dernières années, dans différentes communautés, villes et régions, à la différence près que dans le cas du libra la communauté est composée de plusieurs milliards de clients.
Chaque unité de libra étant couverte à tout moment par son équivalent en monnaie officielle, on ne peut pas dire que l’association Libra émet de la monnaie mais bien qu’elle émet des unités de compte valables dans son univers uniquement et dont la valeur est fixée par un panier composé des principales devises mondiales.

La souveraineté
Ces unités de compte étant créée par une association de commerçants, la souveraineté sur le système de paiement ressort uniquement de cette association et tous les bénéfices dégagés ; que l’on appelle traditionnellement « le droit de seigneuriage » ; appartiennent en droit aux fondateurs de celle-ci. Le système n’est donc pas créé en vue de favoriser le bien commun ou le développement des services et biens publics.

La convertibilité
La convertibilité en monnaie officielle est garantie moyennant un risque sur le taux de change comparable à celui qui existe sur le marché des devises. Cette caractéristique confère à ce moyen de paiement une qualité intéressante pour ses utilisateurs qui peuvent, à leur choix soit, détenir des comptes en unités de compte pouvant servir à des achats/ventes dans toutes les zones monétaires sans subir trop de frais de change, soit changer leurs libras en monnaie locale sans frais².

Les fonctions remplies
Classiquement une monnaie comprend trois fonctions, unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur. Clairement, le libra se positionne comme unité de compte et moyen de paiement à l’intérieur de sa communauté mondiale mais ne convient pas réserve de valeur. En effet, les dépôts auprès des nœuds validateurs ne portent pas intérêt et les risques limités de pertes/gains de change ne sont pas de nature à en faire un instrument de spéculation³.

L’efficacité et le réalisme
L’efficacité est certainement la meilleure raison d’adoption du libra et la première qualité qu’il mettra en évidence pour se vendre. Dès sa création, le libra visera une population, une zone géographique et des marchés de produits et services qui ne sont couverts par aucune monnaie nationale. Il unifie un univers qui couvre la planète entière en adoptant une unité de mesure commune, en créant un marché global organisé par des paiements rapides et sûrs. Cela confèrera à cette proposition monétaire des caractéristiques uniques qui la rendent non seulement réaliste mais sans doute incontournable à l’avenir.

3. Conclusions
La création du libra vient incontestablement donner un coup de pieds dans la fourmilière monétaire. Facebook et les entreprises associées sont en passe de créer la première unité de compte à dimension mondiale. Ce que les Etats n’ont pas réussi à faire après la seconde guerre mondiale avec l’échec du Bancor, Facebook et ses amis sont en train de le réaliser sans demander l’accord des Etats. Même si le libra n’est à ce stade qu’un substitut monétaire mais un substitut à dimension mondiale. Pourrait-on imaginer qu’un jour, volume aidant, la fondation Libra soit une des plus importantes institutions de réserve monétaire du monde ?
C’est significatif du déplacement du centre de gravité du pouvoir. S’il était largement entre les mains de souverains jusqu’au XVIIIème siècle et dans les mains des financiers depuis lors, on sent que ce pouvoir est en train de se déplacer vers les grandes entreprises actives sur internet. Nul doute qu’elles se livreront bataille pour s’accaparer le marché mondial des paiements, nul doute qu’à l’univers « Libra » répondront des univers « Google », « Amazon », « Ali Baba » et autres.

L’univers Libra présente des caractéristiques intéressantes du point de vue de la stabilité monétaire. Le mécanisme de création/destruction des unités de compte par achat/vente de libras contre devises abouti à un système dans lequel la spéculation présente peu d’intérêt vu que les marges de variation des devises sont faibles.
Par contre, il y a fort à parier que les conditions initiales de fonctionnement du système seront modifiées dès qu’une masse critique d’utilisateurs sera atteinte. Le prix d’utilisation restera-t-il stable ? Les réserves financières seront-elles toujours de 100% ou fera-t-on baisser le taux de couverture ? Ces réserves seront-elles toujours investies en emprunts d’Etats ? A quelles conditions ? La fondation Libra ne se transformera-t-elle pas tôt ou tard en institution de crédit afin prêter avantageusement ses réserves auprès de ses clients ? Ou, en allant plus loin, ne créera-t-elle pas, à l’instar de toutes les banques commerciales, sa propre monnaie qu’elle mettra en circulation dans son univers ? En dehors de tout contrôle prudentiel ?
On n’en est pas là aujourd’hui mais cela ne doit pas nous empêcher d’imaginer les développements que les concepteurs du libra ont probablement en tête mais qu’ils ne diffusent pas. N’oublions pas, ces entreprises n’investissent pas dans le développement de ces mécanismes de paiement pour le bien de l’humanité mais pour leur bien propre.
Ce n’est évidemment pas de bon augure pour la démocratie monétaire.
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1. Peters André, « De la dictature financière à la démocratie monétaire », L’Harmattan, Paris, 2016, 191p.
2. Enfin, « sans frais », certainement en phase de démarrage du libra. Il n’est pas certain que cette « gratuité » sera conservée ad vitam aeternam.
3. Ce qui le distingue grandement du bitcoin dont la valeur n’est fixée que par l’offre et la demande de bitcoins.

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