« Les gens ne renonceront jamais à leur voiture. Ils ne veulent pas manger moins de viande. On ne va quand même pas installer des éoliennes partout ! Et les pauvres qui n’ont pas d’argent pour isoler leur maison, on les oblige à l’isoler ? Jamais le monde économique ne renoncera à la croissance. Il n’est pas possible de réduire les émissions de gaz à effet de serre en aussi peu de temps. Les gens ne veulent pas renoncer à leur confort. Aucun candidat au pouvoir ne prendre le risque de proposer de nouvelles taxes aux électeurs. Etc. » Voici la pensée de l’impossible. Le penseur de l’impossible, l’Impossibiliste, pense obstacle, empêchement, contrainte, coût, dérangement, pénibilité. Il ne peut envisager autre chose que l’existant. Il s’auto-convainc de la vanité des efforts pour le changement. Il s’auto-satisfait de l’inertie et se félicite de la moindre avancée mineure. Il peut prendre acte du dépassement des limites de la Biosphère sans en faire l’indicateur de son échec.

« Nous devons réduire les émissions de gaz à effet de serre à zéro d’ici à 2050. Nous pouvons manger beaucoup moins de viande. Il existe des solutions pour isoler massivement le bâti en préservant l’équité sociétale. La majorité de la population peut se déplacer à pied, en vélo et en transport en commun. On peut aller vers une prospérité sans croissance. Avec un effort massif, nous pouvons construire une économie compatible avec les limites de la Biosphère. La démocratie est capable de mener une transition écologique et solidaire massive, efficace et rapide, avec l’adhésion de la population. » Voilà la pensée du possible. Le penseur du possible, le Possibiliste, pense dépassement, opportunité, innovation de rupture, création, nouveauté, effort, potentiel. Il ne peut envisager que l’existant demeure. Il n’est jamais satisfait de la politique des petits-pas. Il abhorre la suffisance et l’euphémisme des tenants de l’ordre établi. Il prend acte de la nécessité de revenir dans les limites de la Biosphère, pour en faire l’indicateur de son succès.

Paradoxalement, l’Impossibiliste place la limite des possibles dans une sphère humaine business-as-usual, là où elle est la plus contestable, pour en déduire l’action praticable, tandis qu’au contraire le penseur du possible prend acte de la limite biosphérique, là où elle est incontestable, pour en déduire l’extension nécessaire des possibles humains.

Ainsi aujourd’hui, un « impossible politique » se confronte à un « impossible biophysique ». Des citoyens, élus et entrepreneurs nous disent que telle ou telle mesure est « impossible politiquement ». Beaucoup de nos politiciens, médiocres, loin de faire de la politique le processus qui fait naître les possibles, en font le domaine de la paralysie et du contentement béat. « Que voulez-vous ma bonne dame, je n’y peux rien ! » Pendant ce temps, des scientifiques et des environnementalistes nous disent que poursuivre la trajectoire technico-économique actuelle tout en maintenant ou augmentant la prospérité humaine est « impossible biophysiquement ». Revendiquant partout leur insatisfaction, ils refusent le statu quo et cherchent du radicalement neuf dans les interstices, dans les marges du système.

Les penseurs de l’impossible travaillent dans une sphère supposée consensuelle des possibles politiques, et optimisent leurs propositions sous cette contrainte. Les penseurs du possible travaillent dans la sphère des possibles biophysiques, et optimisent leurs propositions sous cette contrainte. Les premiers sont contents quand ils ont fait un peu du nécessaire, les seconds ne se reposeront que quand ils en auront fait suffisamment. Les premiers se disent « réalistes » et traitent les autres « d’utopistes ». Les seconds pensent que les premiers ne tiennent pas compte du principe de réalité biophysique et sont dans le déni. Ils pensent que « le sérieux doit changer de camp », comme l’a dit en 2018 l’astrophysicien Aurélien Barrau.

Un petit schéma peut résumer cela :


Evidemment, cette présentation peut être inversée si on examine la dimension technologique. Ainsi, le techno-optimiste sera à ses propres yeux un Possibiliste de bon aloi qui, sans dénier la contrainte biophysique, pense que le progrès technologique permettra de poursuivre le développement actuel des activités humaines de manière illimitée, sans transgresser les limites environnementales. Il verra dans l’environnementaliste techno-pessimiste non un Possibiliste mais un Impossibiliste, qui croit dogmatiquement que la technologie ne sera pas en mesure de nous sauver et de nous faire échapper à la contrainte biophysique. A leur tour, les environnementalistes s’opposeront à ce qu’ils considéreront comme un déni des limites de la technologie (donc de la thermodynamique), estimant que la technologie n’est qu’un aspect compris dans ce qu’ils entendent par « contraintes biophysiques ». Et c’est vrai qu’en principe, telle la cavalerie dans les westerns, on ne peut logiquement exclure que, même après 50 ans d’espoir déçu, la technologie finisse par sauver toute l’Humanité. Mais il est permis d’en douter selon toute vraisemblance, en sachant que tout progrès technologique semble aujourd’hui immédiatement absorbé par l’augmentation de l’emprise humaine sur la Biosphère. Et la prudence face à la menace existentielle devrait nous faire préférer un bon colt 45 tout de suite à l’arrivée hypothétique de la cavalerie, c’est-à-dire une action politique fondée sur la technologie existante et non des technologies encore à valider.

Maintenant jouons avec ces notions et observons attentivement les discours et débats politiques actuels autour de l’enjeu environnemental, climatique par exemple. N’observe-t-on pas que les arguments tournent souvent autour de ces notions de ce qui est possible ou impossible ? N’y a-t-il pas comme une lutte de croyances la plupart du temps sur ce qui est établi ou non ?
Les catégories du possible et de l’impossible refléteraient-elles une conception plus profonde des individus quant à l’existence, comme l’a proposé le philosophe Nietzsche, en identifiant le « dernier homme » comme une émergence de son époque ? Les Impossibilistes d’aujourd’hui seraient-ils d’excellents représentants de ce « dernier homme », qui « cligne de l’œil » quoiqu’on lui dise, et qui est l’incarnation parfaite du cynisme auto-satisfait ? Mais, a contrario, qui du techno-optimiste ou du techno-pessimiste est le « dernier homme » ? Bonne question !
Poursuivons cette réflexion. Si l’on exclut les ignorants et les idiots (dont la proportion au sein de notre espèce est l’objet de spéculations millénaires), les environnementalistes ont également du mal à se faire à l’idée qu’il existe parmi nous des cyniques, nihilistes et/ou brûleurs-de-chandelle-par-les-deux-bouts, que nous appellerons commodément « Flambeurs ». Le célèbre économiste Nicholas Georgescu-Roegen a en effet montré, qu’en tant qu’Humanité, nous avions, grosso modo, vu les contraintes de la thermodynamique, le choix entre a) vivre une longue vie « végétative » pour l’espèce humaine, minimisant le taux auquel nous consommions (et érodions inexorablement) les ressources non-renouvelables de notre planète (et de sa banlieue proche) et b) vivre une vie d’espèce courte, mais potentiellement excitante et pleine d’artifices, en brûlant la chandelle par les deux bouts (ce que nous faisons littéralement avec les combustibles fossiles). Georgescu-Roegen, même si les environnementalistes n’aiment pas examiner cette conception, a eu le mérite de mettre le doigt sur une fracture réelle au sein de la population humaine (les Flambeurs et les Economes, en schématisant –La fontaine parlait de la Cigale et de la Fourmi), et sur l’existence d’un choix éthique d’espèce qui, peut-être, n’est pas susceptible d’être tranchée par une règle éthique définitive (finalement, si l’espèce veut s’éclater et mourir jeune, c’est encore bien son droit non ?).

Au final, si l’on résume, l’Humanité ne survivra longtemps en tant qu’espèce, que si elle veut survivre longtemps. Cette tautologie est plus subtile et éclairante qu’il n’y paraît car elle ouvre le champ libre à la politique de la survie de l’espèce. Oui, notre survie est une question politique, clivante, et qui oppose donc de facto deux camps, même s’ils l’ignorent : celui de « ceux qui veulent survivre longtemps en tant qu’espèce », et celui de « ceux qui ne s’en soucient pas ou ne veulent pas réserver le moindre bout de chandelle actuel pour leurs descendants » (quand ils font des descendants…). (Certains parlent des Terrestres contre les Destructeurs) A nouveau si l’on résume, l’Humanité ne survivra que si une minorité désirant survivre, suffisante en son sein, prend et conserve le pouvoir politique à durée indéfinie. S’il s’agit d’une majorité, c’est encore mieux ! Une durée indéfinie car la moindre rupture suffisamment longue de continuité politique du désir de survivre peut se solder par l’extinction de l’espèce à cause d’un pouvoir cynique/nihiliste sur une courte période.

Voilà ça y est, nous y sommes, cela rend tout plus simple. Que les environnementalistes soient soulagés, ils ne doivent plus s’épuiser à rationaliser leur lutte par d’inutiles arguments moraux, puisque leur raison écologique vient s’échouer sur le rivage d’une raison cynique voire nihiliste chez leurs adversaires. Ils doivent seulement se soucier de s’emparer et conserver le pouvoir politique, pour contraindre l’ensemble de la population mondiale, y compris les Flambeurs à limiter leur consommation et donc la combustion de notre Biosphère, ceci afin de maintenir la probabilité de survie de l’espèce proche de 1 à tout instant donné.
Dans cette lutte, les Economes ne doivent néanmoins négliger aucune arme, et accepter d’être eux-mêmes sophistes. Même s’ils ne peuvent exclure définitivement la rationalité des Flambeurs, ils peuvent rhétoriquement dénoncer le cynisme et le nihilisme (politiquement incorrects), traiter leurs adversaires de zombies et de drogués, en se parant des vertus de la pulsion de vie, de la responsabilité et du goût du futur (politiquement correcte). Ainsi, ceux qui veulent vivre longtemps doivent minoriser ceux qui ne s’en soucient pas du tout.
Cela ouvre la question du respect des principes démocratiques par chaque groupe. L’idéal est une situation où le groupe des Economes parvient à dominer démocratiquement le groupe des Flambeurs. Mais lorsque ces derniers imposent un régime non-démocratique ou emploient des moyens non démocratiques, les Economes ont davantage de raison de considérer l’emploi de moyens identiques pour défendre leur intérêt. C’est une question ouverte

Le problème survient lorsque le strict respect des principes démocratiques conduit la « dictature de la majorité » Flambeuse à imposer aux Economes un monde qui meurt ou qui va bientôt mourir (contre le droit des minorités à la vie, et à la vie de leurs descendants). Un véritable problème de pluralisme car, autant une démocratie dominée par les Economes n’empêche par une communauté de Flambeurs maîtrisés de persister au sein d’une espèce humaine à long terme, autant une démocratie dominée par les Flambeurs conduit nécessairement à terme à la disparition du groupe des Economes avec l’espèce toute entière. Alors que penser : s’agit-il de légitime défense pour les Economes que d’employer toute la force nécessaire, y compris la violence, pour ne pas être éliminé par l’insouciance des Flambeurs ? Ou bien les Economes doivent accepter de disparaître à petit feu sous la dictature d’une majorité de Flambeurs, en donnant priorité au respect des principes démocratiques ? Vaste question, qui, soit dit en passant, est déjà tranchée par le droit au niveau d’un seul individu (légitime défense).
Quoi qu’il en soit, de cette lutte entre ces deux camps, dépendra l’avenir de l’espèce humaine.

Revenons aux limites du possible et de l’impossible. Le sociologue Danilo Martuccelli, dans Les sociétés et l’impossible – Les limites imaginaires de la réalité, montre à quel point la pensée humaine et donc l’action politique sont contraintes par des hétéronomies historiques, c’est-à-dire par l’imposition d’une autorité extérieure, transcendante à la sphère humaine (religion, Roi, Economie, et aujourd’hui de plus en plus Ecologie), qui coupe court à une pensée et une décision humaine autonome.
Nous échouons encore aujourd’hui à sortir de l’âge de la minorité, celui de l’hétéronomie (la norme qui s’impose de l’extérieur), pour entrer dans l’âge de la majorité, celui de l’autonomie, où nous pourrons enfin débattre rationnellement et nous fixer nous-mêmes nos propres limites, de manière éclairée selon Kant.
Nous sommes paradoxalement à la fois dans le fantasme de la toute-puissance (il n’y a pas de contrainte du réel qui ne nous résiste, notre technologie peut tout) et celui de l’impuissance (nous ne pouvons pas changer socio-politiquement, c’est trop dur).
Il y a donc pour nous une situation paradoxale, où nous devons reconnaître et tenir compte de limites infranchissables du réel (le réel est ce qui résiste, comme la biophysique de la Terre), et parvenir à changer d’imaginaire au sujet des limites, pour transgresser tout ce que nous avons toujours considéré comme impossible (les pseudo-limites de l’action politique).

On pourrait imaginer que cela se fasse sur la base d’une nouvelle hétéronomie : celle de l’écologie politique, qui imposerait des limites externes (presque transcendantes) à la délibération politique sur les possibles humains.
Faute d’une croyance spontanée et universelle en cette hétéronomie, les environnementalistes pourraient poursuivre une stratégie qui ne requièrent pas d’être eux-mêmes convaincus par l’hétéronomie. Ils pourraient peut-être reconnaître la nature purement politique de leur lutte, le rapport de force brut qu’ils doivent construire pour vaincre les ennemis de leur cause, et les contraindre à respecter les limites de la biosphère. Pour ce faire, ils pourraient évidemment convaincre leurs ennemis en utilisant un discours hétéronome ! De préférence dans une démocratie où les droits humains sont respectés (sous contrainte environnementale, à ne pas confondre donc avec les droits illimités du consommateur).

Mais parier sur une nouvelle hétéronomie écologique demeure insatisfaisant pour ceux qui espèrent un jour réaliser le rêve de Kant : une Humanité accédant enfin à la majorité. Intégrer la limite dans notre pensée sera la condition de notre liberté… On aimeraient que des adultes majeurs sur Terre délibèrent, éclairés par la raison, et décident librement, de manière autonome, d’auto-limiter leur empreinte environnementale pour le bien de tous, présents et à venir !
Indépendamment de la manière donc, survivre dans ce Cosmos où le réel résiste, apparemment pour de bon, à notre désir de toute-puissance, va requérir une lutte politique acharnée pour que des limites, hétéronomes ou autonomes, contraignent l’action humaine. Que dire cela paraisse désagréable à tant d’oreilles, qu’on préfère risquer l’extinction à supporter la limitation, est le signe du chemin qu’il nous reste à accomplir.

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