L’essor des mouvements nationaux-populistes en Europe se réalise autour d’un surinvestissement des questions internationales où souverainisme et contestation de la norme occupent le haut du pavé [1]. La mondialisation, qui se ferait « en-dehors des peuples », obligerait à un nouveau rapport au monde au sein duquel des critères exclusifs deviendraient la nouvelle référence. L’entretien d’un sentiment d’humiliation, d’une nostalgie d’un passé fantasmé et de l’importance de se défendre face aux agressions aussi bien intérieures qu’extérieures contribuent à rejeter l’universalisme et ses fondements, avec une insistance sur un « droit-de-l’hommisme » particulièrement décrié.
La crise migratoire incarne le mieux ce discours défendant l’idée d’une diversité des cultures amenant à une différence impossible à dépasser. Le rejet du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (dit « Pacte de Marrakech ») par nombre de gouvernements comprenant, en leur sein, des partis nationaux-populistes en a été un des derniers avatars. En Belgique, ces oppositions auront d’ailleurs abouti à la chute du gouvernement fédéral, par le départ de la formation nationaliste flamande N-VA. Motivant ses griefs autour du refus de voir la Belgique perdre ses droits souverains, c’est bel et bien la question des valeurs et de l’identité à défendre face aux menaces extérieures qui se retrouvent dans le discours des nationalistes flamands. Il s’agirait, de la sorte, d’agir en tant que « bouclier » protégeant d’une menace existentielle [2]. Un homme en particulier aura incarné ce discours : l’ancien secrétaire d’État nationaliste Théo Francken. Tout au long de la crise autour du Pacte Migratoire, comme d’ailleurs tout au long de la législature, ce dernier aura, en outre, adressé ses remontrances envers ceux mettant notre société en danger par leur laxisme ou leur naïveté. À l’inverse, lui, protège.
Jouant des simplismes, Théo Francken parvient à émerger comme figure populaire également en Wallonie, autour de ce postulat de l’ordre qu’il maintiendrait. Or, loin de protéger, cette vision du monde ferait émerger à la fois plus d’insécurité et d’instabilité. Peu étudiée, la manière dont la figure de proue de la N-VA envisage les relations internationales permet de relever des éléments crypto-racistes et des actions politiques servant les intérêts d’éléments hostiles aux sociétés démocratiques, notamment islamistes. Son livre récent, « Continent sans frontière », se révèle particulièrement éclairant sur ce sujet.
Pour organiser sa pensée des relations internationales, Théo Francken a recours, en filigrane, à deux théories parmi les plus problématiques et contestées à l’heure actuelle : celle du choc des civilisations de Samuel Huntington et celle de la logique de domination de Carl Schmitt. Le premier dessine les lignes de fractures du monde autour des questions identitaires, représentées par les « civilisations » entrant peu ou prou en conflits les unes par rapport aux autres. Via une essentialisation des facteurs culturels, Huntington sert les intérêts différentialistes des mouvements nationaux-populistes et d’extrême-droite, légitimant leurs discours d’impossibilité de faire coexister pacifiquement des ressortissants de civilisations adverses [3].
Le second auteur, Carl Schmitt, organise la politique et l’État autour d’une vision hiérarchisée, dominante, où l’usage de la force politique permet d’asseoir la domination. Cette logique nécessite un monde binaire qui a besoin de trouver des ennemis au dehors, réels ou construits [4]. Les droits de l’homme sont, dès lors, présentés comme un obstacle à abattre, défendant un « universalisme uniformisateur, qui s’imposerait de façon hégémonique, indépendamment de la culture, de l’histoire et des contextes sociaux particuliers [5] ».
Appliquée au concret de notre société de ce premier quart du XXIème siècle, pourquoi cette vision crée-t-elle encore plus en danger ? Trois éléments permettent d’y répondre.
Tout d’abord, cette logique, profondément binaire et manichéenne, empêche de réellement comprendre les mutations et transformations à l’œuvre dans les régions aujourd’hui en proie à l’instabilité. Démontrant presque une obsession sur le sujet, Théo Francken revient à de nombreuses reprises, dans son ouvrage, sur ce qu’il considère comme étant les causes du déclin et des conflits du monde arabo-musulman. Envisageant le « monde arabo-musulman » comme un tout homogène, sans s’embarrasser de nuances culturelles, géographiques ou politiques, il défend l’idée que le malheur de cette « région » serait dû aux « rivalités ethniques et religieuses ancestrales » que seuls des dictateurs brutaux seraient « parvenus à enrayer [6] ». Sans ce verrou, les populations retomberaient dans ces conflits qu’elles ne parviennent pas à éteindre. Cette vision oublie la dimension politique qui conduit le plus souvent à l’émergence des conflits [7]. Mais en outre, elle fige des rapports identitaires et les présente comme incompatibles les uns par rapport aux autres. Tout le développement proposé est une succession de simplismes et de préjugés amenant à la xénophobie. En bref, ce serait « eux ou nous », les différences culturelles étant irréconciliables.
Ensuite, cette vision du monde ouvre la voie à des instrumentalisations de la part de pouvoirs extérieurs qui ont parfaitement compris comment manipuler les opinions occidentales. L’exemple de la collaboration avec le Soudan a démontré la capacité de Théo Francken à être « disposé à se salir les mains », comme il le souligne dans son ouvrage. Il en est de même avec la louange envers les régimes forts, qui seraient les seuls à même de maintenir l’ordre dans cette « ceinture de pays instables [8] ». Or, l’histoire de ces structures dictatoriales a démontré leur capacité d’instrumentalisation au profit de leurs intérêts. De la Libye à la Syrie, en passant par le Soudan, les exemples sont nombreux de régimes n’hésitant guère à entretenir le chaos afin de maintenir leur pouvoir [9]. La question migratoire a ainsi longtemps été un instrument de pression sur l’Europe de l’ancien dictateur libyen Kadhafi. Tandis que la responsabilité du régime Assad n’est plus à démontrer dans l’émergence de Daesh et l’intensification récente des flux migratoires. Reconnaître une légitimité voire un rôle positif à ces régimes revient, in fine, à s’allier aux faiseurs de chaos, et à intensifier celui-ci.
Enfin, cette vision du monde donne du grain à moudre aux mouvements terroristes qui jouent sur la même corde sensible de l’exacerbation des identités. Le discours de l’État Islamique, pour ne citer que lui, doit une partie de son succès à la haine de l’Occident et à l’entretien des fractures au sein de nos sociétés [10]. En insistant précisément sur ce que Daesh instrumentalise, en renforçant les oppositions culturelles, en stigmatisant systématiquement le « eux ou nous », Théo Francken fournit aux mouvements radicaux le carburant nécessaire à leur entretien voire à leur essor.
« Sans la connaissance des causes profondes de la crise migratoire, il est impossible d’imaginer des solutions pratiques », argue Théo Francken. Or, son approche conceptuelle témoigne de présupposés particulièrement éloignés de la réalité. L’ancien secrétaire d’État révèle ici son incapacité à penser le monde de manière objective. Il le voit tel qu’il voudrait qu’il soit, fantasmé, et non tel qu’il est. En jouant sur les peurs et la culture de l’ennemi, Théo Francken ne répond en rien aux besoins de notre monde commun mais alimente les tensions et les instabilités. Il joue sur les malaises et les angoisses de ceux qui se sentent exclus, abandonnés, en perte de repères. Or, c’est précisément en sortant des simplismes qu’il est nécessaire de rendre compréhensible le monde actuel en pleine mutation. Cette vision du monde est, en outre, dangereuse car donnant à différents acteurs hostiles à notre égard les éléments utiles à leurs discours de haine. Théo Francken ne fait, finalement, qu’entretenir une insécurité qui lui est profitable. Il est dès lors nécessaire de déconstruire ce discours et les dangers qu’il porte.
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[1] Delphine Allès, « L’international, horizon commun et lieu de différenciation », in Le retour des populismes. L’état du monde en 2019, B. Badie et D. Vidal (dir.), Paris, La Découverte, 2018, p. 126-134.
[2] Wim Verhaert, « Bart De Wever : ’Jullie zijn mijn schild en mijn vrienden’ », in Nieuwsblad, 14 octobre 2018, [en ligne], https://www.nieuwsblad.be/cnt/dmf20181014_03838461, (Consulté le 31 décembre 2018).
[3] Huntington a tout d’abord théorisé sa pensée dans un article publié dans la revue Foreign Affairs en 1993, « The Clash of Civilizations ? » suivi par la parution d’un livre, en 1996, reprenant le même titre mais supprimant le point d’interrogation (Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997).
[4] Serge Sur, « Ami, ennemi : Le politique selon Carl Schmitt– Formule simple, idée fausse », in Regards sur Carl Schmitt, Paris, CNRS Biblis, 2014, p. 1-10 ; Frédéric Ramel, L’attraction mondiale, Paris, Presses de Sciences-Po, 2012.
[5] François Stéphane, Schmitt Olivier, « L’extrême-droite française contemporaine et le monde : une vision ’alternative’ des relations internationales »,in revue ¿ Interrogations ?, N°21, décembre 2015 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/L-extreme-droite-francaise, (Consulté le 31 décembre 2018).
[6] Théo Francken, Continent sans frontière, Waterloo, Jourdan, 2018, p. 28.
[7] Il convient, à cet égard, de relire les différentes contributions de la revue Alternatives Sud du Cetri, précédant les révolutions arabes de 2010-2011 (Collectif, État des résistances dans le Sud – Monde arabe, Vol.XVI 2009/4, Louvain-la-Neuve, CETRI, Syllepse, 2009).
[8] Théo Francken, Continent sans frontière, op. cit., p. 39.
[9] Frederic Wehrey, The Burning Shores : Inside the Battle for the New Libya, Londres, Macmillan, 2018 ; Michel Seurat, Syrie, l’état de barbarie, Paris, Presses Universitaire de France, 2012 ; Jean-Pierre Filiu, Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe, Paris, La Découverte, 2018.
[10] Différents numéros des revues de l’EI, Dabiq et Dar al Islam, reviennent sur ces éléments dans des rubriques comme « Dans les mots de l’ennemi ».