L’ambition de cet article est d’articuler dans un propos clair plusieurs concepts fondamentaux pour réfléchir la question politique du numérique : la décentralisation, les GAFA et l’open-source [1].
– Les limites du modèle économique actuel de l’Internet
Dans les premiers temps d’Internet, entre les années 1980 et le début des années 2000, les services « en ligne » étaient construits sur des protocoles ouverts, tels que le TCP/IP, le HTTP et le SMTP, contrôlés par la communauté. Internet était alors une plate-forme largement ouverte à laquelle les utilisateurs, les développeurs indépendants et les organisations pouvaient également accéder, et sur laquelle ils pouvaient développer des applications [2]. Ces protocoles étant ouverts, leurs règles de fonctionnement étaient claires et stables. Ces entreprises pouvaient se lancer dans le développement de produits en sachant que les « règles du jeu » n’allaient pas évoluer de manière arbitraire. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait, durant cette période, Yahoo, Google, Amazon, Facebook, LinkedIn ou YouTube. Ces acteurs ont profité du caractère ouvert d’Internet pour construire d’importants logiciels et services propriétaires. Dans un second temps, à partir du milieu des années 2000, les grandes entreprises technologiques que sont notamment Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) ont largement distancé les protocoles ouverts. De l’ère de la décentralisation, Internet est passé à celle des plate-formes centralisées quasi hégémoniques. L’explosion de l’usage des smartphones et des applications mobiles, qui constituent aujourd’hui les voies d’accès principaux de la navigation sur Internet, ont accéléré ce basculement.
Désormais, la plupart des utilisateurs d’Internet ont migré vers ces services centralisés au détriment des protocoles ouverts qui lorsqu’ils sont encore utilisés le sont via les interfaces des GAFA. Par exemple, la plupart des articles de presse sont aujourd’hui lus via les interfaces de Facebook ou de Twitter, et non plus via le site de ces journaux. Ce développement marque une étape importante dans l’évolution du modèle économique d’Internet.
Les plate-formes géantes que nous connaissons ont pu se développer grâce à un accès à des protocoles ouverts, à partir de rien ou si peu (Google dans un garage de Menlo Park, Facebook dans un kot universitaire). Google Map est par exemple une application propriétaire
développée sur un protocole ouvert. Toutefois, aujourd’hui, il est devenu difficile pour les start-up, les développeurs indépendants, les organisations, de développer des applications dans un contexte de domination des grandes plate-formes propriétaires. En effet, celles-ci restreignent les accès aux tiers-développeurs, leur empêchant de définir une stratégie de croissance durable. Par exemple, de nombreuses start-up se sont développées en apportant une solution aux problèmes posés par les courriers électroniques indésirables (les « spams »). Le protocole sous-tendant l’envoi et la réception de mail (SMTP) étant ouvert, ces entreprises ont pu pérenniser leur modèle économique sachant que les règles de fonctionnement ne pouvaient être changées de manière arbitraire et unilatérale. À l’inverse, il est aujourd’hui difficile pour une start-up qui souhaite proposer une solution contre les spams sur Twitter de construire un modèle économique durable puisqu’elle est à la merci du bon vouloir de la plate-forme, dont les règles peuvent changer du jour au lendemain.
Le marché des technologies de l’information se consolide autour des GAFA avec notamment pour conséquence un coût croissant en matière d’innovation pour les start-up pour qui il est devenu difficile de créer de la valeur de manière indépendante. Même pour des entreprises établies comme Snapchat ou Spotify, la concurrence des GAFA est rude. Par exemple, il a fallu sept ans à Snapchat pour construire une base de 150 millions utilisateurs grâce à ses photos éphémères et le concept de « stories » alors qu’un an a suffi à Facebook, via Instagram, pour acquérir une base équivalente en implémentant le concept de « story ». Du coup, pour Snapchat, la possibilité de se constituer en large entreprise publicitaire s’en trouve fragilisé [3]. La volonté de Facebook de se lancer prochainement dans le « dating », et l’impact de cette annonce sur les acteurs du segment (Meetic, Tinder) est une illustration supplémentaire de la capacité des GAFA à se lancer sur des nouveaux segments de marché grâce à leur position de domination. En effet, la difficulté stratégique d’entreprises plus établies face à Facebook montre combien le marché est verrouillé autour des GAFA ainsi que l’immense défi posé aux start-up qui voudraient, de manière indépendante, se lancer à la conquête d’un ou plusieurs segments de ce marché.
Toutefois, plusieurs éléments tendent à relativiser l’idée que le modèle économique d’Internet serait définitivement cadenassé par les GAFA. Le premier tient aux limites du modèle économique de ces plate-formes centralisées. Celui-ci peut se définir, synthétiquement, comme la mobilisation de moyens visant à récolter et traiter un nombre massif de données de qualité afin de les monnayer soit en faisant payer les utilisateurs de l’interface (ex : Amazon, Netflix) soit en plaçant des publicités (ex : Facebook). Ce modèle économique implique de posséder ces données dont l’accès est exclusivement réservé à l’entreprise qui les récolte. La base de données et l’interface utilisateurs sont également sous le contrôle exclusif de l’entreprise. Ainsi, le paradigme en présence est celui de la propriété. Or, plusieurs observations tendent à démontrer que ce modèle atteint ses limites. D’abord parce que la base d’utilisateurs de quelques-unes de ces entreprises approche un plafond qui n’est surmontable qu’aux prix d’une compétitivité accrue avec les autres plate-formes centralisées. Les GAFA se livrent une véritable guerre de tous contre tous sur plusieurs segments de marché. Facebook semble typiquement atteindre ce plafond [4]. Or, l’accroissement du nombre d’utilisateurs était le principal moteur de la croissance de l’entreprise. Dès lors, dorénavant, l’effort de ces géants se concentre sur une extraction toujours plus intensive des données des utilisateurs. Mais cette stratégie de croissance crée des frictions sociales puisqu’à bien des égards, cet effort se fait sur le dos des utilisateurs. C’est quelque part une nouveauté puisque jusqu’alors la croissance du réseau augmentait non seulement la profitabilité de l’entreprise, mais aussi l’utilité que pouvaient en retirer les utilisateurs. La polémique Cambridge Analytica subie par Facebook a montré que désormais entre la plate-forme et ses utilisateurs le jeu devenait à somme nulle : l’accroissement du profit s’obtient au détriment des utilisateurs, et de leur vie privée en l’occurrence. Dernièrement, les polémiques autour des « fake news », de l’ingérence électorale des États étrangers, les biais des algorithmes et du respect de la vie privée des usagers ont montré les limites du modèle économique des plateformes centralisées. De plus, l’architecture informatique présente d’importants risques de sécurité. La centralisation des données personnelles des utilisateurs sur les serveurs de ces entreprises constitue d’immenses « pots de miel » pour les pirates informatiques. En 2016, les données de 57 millions d’utilisateurs de la plate-forme Uber (noms, adresses e-mail et numéros de téléphone) ont été subtilisées alors qu’elles étaient stockées sur des serveurs Amazon. Ces données auraient été par la suite détruites en échange d’une rançon payée par Uber [5]. Ainsi, tout porte à croire que ces problèmes pointant les limites du modèle économique des plateformes centralisées vont aller en s’accroissant avec le temps.
– La décentralisation et l’open-source
À ses débuts, Internet était une plate-forme ouverte sur laquelle les développeurs pouvaient développer leurs applications. Plus tard, des plates-formes centralisées se sont taillé des quasi-monopoles « sur » ces protocoles ouverts. Le modèle de la centralisation et des produits propriétaires a pris le pas sur celui de la décentralisation et de l’open-source. En réalité, l’histoire des technologies de l’information (TIC) et d’Internet oscille entre ces deux pôles. Plus précisément, comme le montre Chris Burniske et Joel Monegro [6], l’innovation technique permet l’introduction de nouvelles plate-formes ouvertes qui réduisent les coûts de production et permettent ainsi à des nouveaux acteurs de concurrencer les entreprises en placent. Dans les années 50, le développement du transistor a fait chuter le coût des produits électroniques ouvrant la voie à la naissance de l’ordinateur moderne et à l’hégémonie d’IBM. Dans les années 70, l’introduction du microprocesseur a réduit substantiellement les coûts de production des ordinateurs [7] et permis le développement des PC, des ordinateurs portables, des micro-ordinateurs, etc. Des nouveaux concurrents sont alors apparus face à IBM. Le marché des hardwares s’est considérablement ouvert permettant une baisse du prix des ordinateurs et, par conséquent, une explosion du nombre d’utilisateurs. L’accroissement de l’usage des ordinateurs créa en retour une demande nouvelle de softwares, et en particulier des systèmes d’exploitation. C’est dans ce contexte que Microsoft se développa de manière fulgurante en proposant un système d’exploitation propriétaire – Windows – et un éventail d’applications (ex : Office) qui écrasèrent la concurrence jusqu’à se tailler un quasi-monopole sur le marché des softwares de PC. L’avènement de Linux et du Web (HTTP) au début des années 90 changea la donne. Alors que Microsoft dépendait d’un software propriétaire, Linux proposait un système d’exploitation gratuit. Avec le développement d’Internet, la création de valeur passa des softwares aux réseaux en ligne. C’est dans ce contexte, post-éclatement de la bulle internet, que les grandes entreprises technologiques que nous connaissons aujourd’hui (Google, Amazon, Facebook, eBay, Twitter, PayPal, Netflix, etc.) ont construit leur position de domination d’Internet.
Comme IBM et Microsoft en leur temps, la place des GAFA est aujourd’hui hégémonique. Toutefois, l’évolution historique des technologies de l’information montre qu’une position hégémonique n’est pas immuable et qu’elle se trouve généralement fragilisée sous l’effet du développement de l’innovation technique (le transistor et le microprocesseur pour le hardware) et de protocoles ouverts (softwares open-source, HTTP). En effet, la domination actuelle des plate-formes centralisées est telle qu’elle ne pourrait être remise en cause que par un changement radical de la structure de marché et des modèles économiques de l’Internet.
[1] Le mouvement open-source est un mouvement qui soutient l’utilisation de logiciels libres, c’est-à-dire des programmes modifiables et distribuables librement et gratuitement.
[2] Wegner A. (2016, 28 juillet). Crypto-tokens and the coming age of protocol innovation. Récupéré le 12 mai 2018 sur https://continuations.com/post/148098927445/crypto-tokens-and-the-coming-age-of-protocol
[3]
The Economist (2012, 1er décembre). Another game of thrones, Google, Apple, Facebook and Amazon are at each other’s throats in all sorts of ways. Récupéré le 20 mai 2018 sur https://www.economist.com/briefing/2012/12/01/another-game-of-thrones
[4] Evans B. (2018, juin). Ten Year Futures [vidéo en ligne]. Récupéré le 4 juin 2018 sur https://www.ben-evans.com/benedictevans/2017/11/29/presentation-ten-year-futures
[5] https://abonnes.lemonde.fr/pixels/article/2017/11/22/piratage-massif-d-uber-les-reponses-a-vos-questions_5218688_4408996.html
[6] Burniske C. & Monegro J. (2014), Placeholder Thesis. Récupéré sur https://ipfs.io/ipfs/QmZL4eT1gxnE168Pmw3KyejW6fUfMNzMgeKMgcWJUfYGRj/Placeholder%20Thesis%20Summary.pdf
[7] En substituant les coûteux systèmes CPU, produits « sur-mesure », par des micro-processeurs standardisés. et produits à échelle industrielle.