Une revue littéraire de Factfulness, le dernier livre de Hans Rosling
Hans Rosling était un médecin et chercheur suédois, devenu spécialiste des données, qui a trouvé, avec son fils et sa belle-fille, une technique de visualisation attrayante pour montrer à son public que le monde est en train de s’améliorer : il cite notamment les exemples du nombre global de jeunes filles atteignant la fin de leur cursus scolaire, ou le nombre de personnes sorties de l’extrême pauvreté, mais aussi la baisse du nombre de personnes mourant dans les catastrophes naturelles, et le nombre décroissant d’espèces gravement menacées. Son livre, Factfulness : Dix raisons pour lesquelles nous avons tort au sujet du monde – et pourquoi les choses vont mieux que vous ne le pensez, est son tout dernier ouvrage. Sa contribution à un enjeu majeur : améliorer la compréhension par les gens de leurs préjugés/ignorance et proposer un guide pour apprivoiser les instincts qui nous poussent vers le côté obscur.
Selon Rosling, tout commence avec la première idée préconçue du “nous” et du “eux”, se traduisant souvent par le concept des “pays développés et en développement”. Dans une brillante démonstration, il montre que cette division est très artificielle, basée sur des images mentales du passé, non sur des données actuelles, et qu’une meilleure catégorisation de la population aujourd’hui correspondrait plutôt à une division suivant une échelle à quatre niveaux. Les individus du Niveau 1 vivent dans une pauvreté extrême, avec 1 $ par jour, ce qui signifie qu’ils doivent généralement marcher, pieds nus, pour trouver de l’eau et cuire au feu de bois le même repas qu’ils mangeront tous les jours de leur vie ; alors que les personnes du Niveau 2 vivent avec 4 $ par jour, possèdent un vélo ce qui facilite le trajet pour aller chercher l’eau, et ont accès à l’électricité, même si celle-ci est le plus souvent instable. Au Niveau 3, les individus vivent avec 16 $ par jour, ont un travail qui leur permet de faire de maigres économies et d’acheter des médicaments en cas de maladie sans que cela implique une baisse de revenue telle qu’ils basculeront vers le niveau inférieur. Tandis qu’au Niveau 4, ses représentant.e.s vivent avec 64 $ par jour et ont accès à toutes les infrastructures de la “vie moderne.” Rosling démontre que cette division en 4 niveaux reflète beaucoup plus fidèlement la réalité du terrain, au début du 21ème siècle. Et sur la base de ces données, il affirme que la grande majorité de la population mondiale vit aujourd’hui d’un revenu moyen, ce qui correspond aux Niveaux 2 et 3.
Pour éclaircir nos idées fausses – et finalement nous en faire prendre conscience, Rosling dévoile les instincts psychologiques, culturels et historiques qui façonnent notre vision du monde. Tout au long du livre, il analyse 10 instincts critiques qui déforment notre perception du monde tel qu’il est. Il décrit d’abord l’Instinct de Négativité, c’est-à-dire notre tendance à retenir le mauvais plutôt que le bon, parce que nous nous souvenons mal du passé et sommes constamment exposé.e.s à des informations sensationnelles qui satisfont notre vision trop dramatique du monde. L’Instinct de Peur nous fait confondre la peur (le sentiment que quelque chose est dangereux) et le risque (le fait que quelque chose est dangereux et que nous y sommes exposé.e.s). L’Instinct du Blâme nous laisse quant à lui identifier un « méchant, » ou trouver une raison simple, voire simpliste, aux événements malheureux qui se produisent au lieu de chercher une cause plus complexe – exactement comme lorsque nous accusons la Chine et l’Inde de ne pas réduire leur empreinte environnementale à l’heure du danger climatique (alors qu’en regardant les émissions de gaz à effet de serre par personne, on se rend compte que les individus du Niveau 4, nous, ont toujours une emprunte – et donc une responsabilité – bien plus importante).
Précisément, en ce qui concerne le changement climatique – qui est la seule question, sur les 13 que Rosling a utilisées pour tester son public dans le but de diagnostiquer le niveau d’ignorance de l’humanité, pour laquelle la majorité des réponses étaient correctes – il ne cache pas qu’il s’agit là d’un des « cinq risques mondiaux dont nous devrions nous soucier. » Cela étant dit, au fil des pages, il avance des données montrant que la situation s’est considérablement améliorée – les choses peuvent être mauvaises et meilleures en même temps, comme il le dit astucieusement. Par exemple, selon les données du Programme des Nations Unies pour l’Environnement, la part de la superficie de la Terre protégée par des parcs nationaux et d’autres réserves est passée de 0,03% en 1900 à 14,7% en 2016 (pour une illustration très actuelle, la Convention sur la conservation des ressources marines vivantes de l’Antarctique s’apprête, en novembre 2018, à créer le plus grand sanctuaire marin au monde dans la mer de Weddell afin de préserver l’habitat des mammifères marins). Selon Rosling, les militants (environnementaux) ont tendance à trop compter sur leur vision dramatique démesurée du monde et exhortent le public à agir « en nous convaincant qu’un risque future incertain est en fait un risque immédiat et certain, que nous avons une opportunité historique de résoudre un problème important et que cela doit être fait maintenant ou jamais. » Mais cette sonnerie d’alarme incessante a pour effet contre-productif de rendre le public engourdi face à l’action et passif.
L’approche de Rosling pour lutter contre le changement climatique consiste à insister sur les données : ceux qui se soucient de la planète Terre et des générations futures ne devraient pas faire campagne en jouant sur la peur du scénario catastrophe. « Utilisons plutôt cette énergie pour résoudre le problème en prenant des mesures : des actions motivées non par la peur et l’urgence, mais par des données et des analyses de sang froid. » Il affirme que toute personne émettant beaucoup de gaz à effet de serre – c’est-à-dire les personnes du Niveau 4 – devrait cesser d’émettre maintenant et que nous devrions collecter des données sérieuses pour suivre nos progrès, comme l’a fait la Suède en commençant à enregistrer les émissions sur une base trimestrielle.
Les données sont cruciales, bien sûr. Et les comprendre correctement, en dissiper les fausses ou les mauvaises interprétations est également essentiel, en particulier pour endiguer la peur, le stress et, au final, la passivité. Aujourd’hui, environ un an et demi après l’achèvement de l’œuvre finale de Rosling, les données montrent une voie sombre, comme l’a récemment souligné le rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) de 2018 sur les impacts d’un réchauffement de 1,5 ° C au-dessus des niveaux préindustriels, ou le Rapport Planète Vivante 2018 du WWF qui estime qu’un déclin de 60% de la faune sauvage a eu lieu en un peu plus de 40 ans.
Mais autant les données sont nécessaires pour comprendre le monde tel qu’il est, autant l’espoir est essentiel pour enclencher les actions qui nous mèneront vers le monde dans lequel nous voulons vivre. La famille verte ne l’a que trop bien compris, car elle continue à porter toujours plus haut son projet constructif d’un avenir collectif, où les mille et unes actions, bonnes vibrations et idées utopiques déployées par les citoyen.ne.s concerné.e.s contribueront à faire pencher la balance vers une société de la cohésion et de l’harmonie, respectueuse de son environnement et de ses habitant.e.s. Réinventer et imaginer le monde dans lequel nous voulons vivre, comme le soutient Rob Hopkins, fondateur du Réseau de la Transition, est probablement le moyen le plus sûr et le plus accessible de commencer le voyage.
Le livre de Rosling est une invitation à l’action, mais peut aussi être compris comme une invitation à imaginer et à rêver : « Lorsque nous avons une vision du monde basée sur les faits, nous pouvons voir que le monde n’est pas aussi mauvais qu’il ne le semble – et nous pouvons voir ce que nous devons faire pour continuer à l’améliorer. ”
Stéphanie Lepczynski