Au cours des deux derniers siècles, les énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel) ont constitué le moteur principal du développement industriel de notre civilisation. Grâce à l’extraordinaire pouvoir calorique du pétrole, les êtres humains ont enclenché une grande accélération, selon les termes d’Hartmut Rosa [1]. De nombreux paramètres permettant d’appréhender l’évolution de nos sociétés ont suivi une allure exponentielle : la consommation d’énergie, la croissance de la population, du PIB, des transports, des transactions commerciales, des services et des biens en tout genre. Cette croissance multiforme générée par les énergies fossiles a un prix : notre dette écologique. A cet emballement de l’activité humaine correspond l’évolution de nombreux paramètres permettant de mesurer l’évolution des systèmes écologiques terrestres : la concentration de CO2 dans l’atmosphère, la perte de forêts tropicales, la fonte de la calotte glaciaire, la dégradation de la biodiversité… etc. Tous les gains de productivité et de confort générés par les énergies fossiles apparaissent à présent comme une gigantesque bulle spéculative dont nous subissons de façon croissante les conséquences environnementales.
Vers la fin de l’âge du pétrole
Aujourd’hui, le basculement dans une ère civilisationnelle post-carbone est tout d’abord une nécessité éthique. Il s’agit de contenir le changement climatique et de préserver les écosystèmes afin d’assurer aux générations présentes et futures des conditions d’existence dignes. Au mois de novembre 2017, 15 000 scientifiques lançaient un ultime avertissement à l’humanité pour un changement de comportement drastique. Rappelons les recommandations du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) : au-delà de deux degrés d’augmentation de la température moyenne depuis l’ère préindustrielle, le climat s’emballerait, entraînant des catastrophes en cascade de grande ampleur (ouragans, sècheresse, montée des eaux, incendies) et leur lot de souffrances. Pour cette raison, il est urgent d’apprendre à se passer des ressources énergétiques qui ont fait la prospérité de notre civilisation moderne : le pétrole et le charbon.
Par ailleurs, qu’on le veuille ou non, la fin du pétrole « bon marché » est inévitable. En ce début du XXIème siècle, nous sommes en train de franchir le pic de pétrole, c’est-à-dire le moment où le débit d’extraction de la ressource a atteint son maximum de production. Selon l’Agence Internationale de l’Energie, le pic de pétrole conventionnel aurait été franchi en 2006. Si l’on prend en considération le pétrole non conventionnel (les pétroles de schiste ou de sables bitumineux… etc.), de moins bonne qualité, le pic de production se situerait aux alentours de 2020. Un pic d’extraction d’une ressource s’explique par le caractère limité des réserves accessibles. Bien entendu, de grandes quantités de pétrole demeurent sous la croûte terrestre, mais le coût d’investissement énergétique devient trop important pour pouvoir l’extraire, malgré l’amélioration des techniques d’exploitation. En effet, si au XIXème siècle, il suffisait à une entreprise pétrolière de creuser à la surface du sol pour voir le pétrole jaillir, aujourd’hui, le pétrole conventionnel se situe à de grandes profondeurs ou sous les océans. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, experts en résilience socio-écologique, expliquent « pour extraire du pétrole, il faut de l’énergie, beaucoup d’énergie : la prospection, les études de faisabilité, les machines, les puits, les pipe-lines, les routes, l’entretien et la sécurisation de toutes ces infrastructures, etc. Or, le bon sens veut que, dans une entreprise d’extraction, la quantité d’énergie que l’on récolte soit supérieure à l’énergie investie. [2] ».
Pour des raisons physiques et économiques, la production de pétrole devrait donc décliner au cours des prochaines années. Des signes avant-coureurs sont d’ailleurs déjà perceptibles, à travers notamment l’investissement de différents acteurs dans des énergies alternatives à l’or noir. Ainsi, l’extraction du charbon a connu un essor surprenant depuis le début du 3ème millénaire. La multinationale Total a commencé à investir dans le gaz naturel pour anticiper le déclin de la production de pétrole. Enfin, la Chine investit massivement dans les énergies solaires et éoliennes. Toutefois, selon Philippe Bihouix, les énergies alternatives renouvelables ne parviendront pas à compenser l’épuisement de la production de pétrole. « Indéniablement nous pouvons, et nous devons, développer les énergies renouvelables. Mais ne nous imaginons pas qu’elles pourront remplacer les énergies fossiles. Et nous permettront de remplacer la débauche énergétique actuelle. [3] »
Après l’accélération enclenchée au XIXème siècle, nous devrions connaître de façon irréversible, une grande descente énergétique [4]. En effet, l’exploitation de l’énergie solaire et éolienne repose sur des infrastructures, des processus de fabrication, des transports qui nécessitent également une grande quantité de minerais et d’énergies fossiles, lesquels viendront justement à manquer.
S’il est nécessaire, bien entendu, de développer des énergies renouvelables alternatives, les sociétés contemporaines seront également obligées de « décélérer » leur consommation en ressources naturelles et d’orienter les citoyens vers des modes de vie beaucoup plus sobres en énergie. Autrement dit, l’économie de demain, beaucoup moins dense en activités, ne ressemblera plus du tout à celle que nous connaissons aujourd’hui. Nous devrons renoncer à certains biens et services qui nous semblent naturels. Mais à quoi peuvent bien ressembler des sociétés post-pétroles ? Sur base de quel imaginaire pouvons-nous penser et déjà mettre en place des sociétés soutenables et désirables ?
Sur le chemin de la résilience
La « résilience » constitue un concept-clef pour élaborer les sociétés de demain. Mis en lumière par Boris Cyrulnik en psychologie [5], ce concept, désigne pour une personne, la « capacité à rebondir » après un choc ou un traumatisme. Appliquée à la société, l’incitation à la résilience pourrait se traduire comme ceci « préparons-nous à la chute d’un modèle de société pour mieux pouvoir nous relever ». Contrairement aux approches qui mettent l’accent sur la décroissance ou la catastrophe, la « résilience » a pour mérite d’être porteuse d’espoir et d’encourager à l’action, tout en restant lucide sur l’état préoccupant des ressources naturelles.
Nul doute que la fin des énergies fossiles devrait constituer un choc pour les milliards de femmes et d’hommes bercés par le confort et l’illusion de la croissance sans fin de biens, de services et de richesse. Il convient dès lors de se préparer à vivre dans des sociétés moins abondantes en énergie. Cette mutation passera par la mise en place de sociétés, à la fois souples et résistantes, capables de s’adapter et de répondre à des bouleversements économiques, sociaux et environnementaux majeurs [6]. Aujourd’hui, le système industriel mondialisé est puissant, mais fragile. A la moindre augmentation majeure du prix du pétrole ou crise économique, toute l’économie risque de se contracter et d’entraîner, par effet domino, l’ensemble de la population mondiale dans de grandes difficultés.
Tant du point de vue de l’énergie que de l’économie, il devient donc nécessaire de tendre vers l’élaboration de petits systèmes résilients, connectés les uns aux autres, à travers notamment une relocalisation de la production, du stockage, de la maintenance et de la consommation de l’énergie. Il s’agit de « relocaliser la puissance », dans le même esprit que « la relocalisation des systèmes alimentaires ». En paraphrasant Jean de Lafontaine et les acteurs du Mouvement de la Transition, le contexte actuel nous oblige à nous orienter vers la philosophie des « roseaux qui plient, mais ne rompent pas » plutôt que vers celle du « chêne puissant » qui risque de se briser à la prochaine bourrasque de vent.
La résilience ou le sens de l’ouvertureLa résilience repose également sur des aspects non matériels comme la coopération, la solidarité, la justice ou l’ouverture à la diversité. Lors d’une catastrophe climatique, par exemple, les membres d’une société peuvent relever la tête en faisant preuve de cohésion, d’empathie et d’ouverture d’esprit. Ces valeurs doivent également s’exercer à l’extérieur d’une société donnée. Des échanges culturels et économiques entre communautés connectées sont même indispensables. Si par exemple une communauté subit une catastrophe naturelle, comme une sècheresse, les liens qu’elle aura noués avec d’autres communautés lui permettront de recevoir de l’aide. En définitive, des sociétés résilientes se tiennent à l’écart de deux extrêmes : d’une part la dépendance complète à d’autres communautés, situation qui crée des risques d’effets en cascade lors d’une crise économique ou climatique ; l’autarcie complète, d’autre part, qui met en danger les sociétés isolées touchées par une catastrophe. |
Le développement d’une multitude de systèmes énergétiques résilients peut se traduire de différentes manières, selon les caractéristiques des territoires : systèmes solaires thermiques, hydroélectriques ou éoliens…etc. Pour renforcer l’autonomie des sociétés, c’est-à-dire leur pouvoir d’action, il faudra s’assurer que ces différents moyens de production d’énergie puissent être gérés ou réparés localement, sans l’apport extérieur d’énergies fossiles. Pour Philippe Bihouix, la résilience énergétique passe dès lors par l’élaboration de Low Tech (par opposition aux High Tech), c’est-à-dire, de techniques simples et modulaires, de façon à ce que la production d’énergie puisse être maîtrisée et gérée par les membres d’une communauté locale. Concrètement, il vaut mieux par exemple de petites éoliennes, simples, à taille humaine, que de gigantesques infrastructures off-shore dont la maintenance repose sur un investissement énergétique insoutenable et l’intervention d’une multinationale.
Enfin, la maîtrise locale de l’énergie et d’un bon nombre de techniques suppose aussi la requalification d’un grand nombre de personnes en techniques Low Tech. De nouveaux métiers doivent voir le jour, du côté de la production, de l’entretien et de la réparation d’outils de production énergétique. Dans un autre domaine : des systèmes alimentaires industriels gourmands en énergie fossiles devront faire place à des systèmes alimentaires biologiques et résilients. Cette transformation nécessite la formation de paysans de nouvelle génération, spécialisés par exemple en permaculture, en fabrication d’outils ou en conservation de semences. En conclusion, cet ensemble de mutations liées à l’énergie est indispensable pour assurer à l’ensemble des sociétés le respect des besoins essentiels et des droits économiques fondamentaux de chacun.e.
[1] Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.
[2] Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Le Seuil, p.52.
[3] Philippe Bihouix, L’âge des Low Tech, La Découverte, p. 75.
[4] David Holmgren, Permaculture. Principes et pistes d’action pour un mode de vie soutenable, Rue de l’échiquier, 2014.
[5] Boris Cyrulnik, Résiliences, connaissances de base, Odile Jacob, 2012.
[6] Agnès Sinaï, Raphaël Stevens, Hugo Carton, Pablo Servigne, Petit traité de Résilience locale, Editions Charles Léopold Mayer, 2015.