Même s’il reste encore trop souvent peu connu, le courant écoféministe se déploie de plus en plus dans l’espace public. Il est dès lors intéressant, aujourd’hui, de prendre le temps du recul et d’interroger cette réflexion quant à son statut et à ses propositions. Est-il possible que ce mouvement intègre des valeurs écologiques au féminisme autant qu’il intègre des valeurs féministes à l’écologie ? Après tout l’écoféminisme émane de la contraction des mots « écologie » et « féminisme ». Mais comment concevoir la dynamique de ce mouvement si aucun des deux symboles n’est suffisant pour la saisir ? Tentons de comprendre ce mouvement datant des années 60 et qui cherche à appréhender de manière globale et systémique les mécanismes de destruction et d’oppression sur plusieurs plans à la fois.

Françoise d’Eaubonne, femme engagée et co-fondatrice du mouvement de libération des femmes (MLF) est la première à définir le terme écoféminisme dans son ouvrage Le Féminisme ou la mort publié en 1974. L’auteure soutient l’idée qu’il y a un rapport entre l’exploitation de l’environnement par les humains et l’oppression des femmes par les hommes. C’est pourquoi le féminisme et l’écologie sont deux causes qui doivent être défendues ensemble. Selon elle, les références à la nature sont faussées.  Celles-ci servent à établir les rapports de domination présent dans la société sur la loi « naturelle » de l’offre et de la demande, qui sert le système capitaliste, ou via une perception contre-nature de l’avortement voire de l’homosexualité, renforcant la phallocratie. D’Eaubonne préconise un féminisme du non-pouvoir où la société capitaliste patriarcale, qui a tendance à dévaluer les valeurs traditionnelles féminines, évoluerait vers un système de coopération et de reconsidération des hiérarchies contemporaines.

En France, l’écoféminisme se heurte à une mauvaise compréhension de ses idées, étant associé au déterminisme biologique. C’est principalement dans les pays anglo-saxons dans les années 80 que l’écoféminisme va faire entendre parler de lui par un ensemble de mobilisations politiques qui uni les militantes féministes, écologistes et pacifistes, comme la Women’s Pentagon Action aux États-Unis, en réaction à la catastrophe nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie) en novembre 1980.

Les femmes de Women’s Pentagon Action se sont rassemblées après une conférence Women and life on earth organisé par Ynestra King, dans le but de manifester contre l’atmosphère apocalyptique régnant pendant la guerre froide. Un manifeste sur les relations entre l’écologie, les femmes, et la destruction de la planète fut adopté par les huit cents personnes présentes à cette conférence. Ces femmes, épouvantées à l’idée de léguer un monde en ruine aux prochaines générations à cause de la course aux armements nucléaires, des diktats de la finance, de la déforestation et des famines frappant le continent Africain, ont décidés d’agir.

À Washington en 1981, 3000 manifestantes sont guidées par des poupées géantes l’une blanche représentant le deuil, la seconde, rouge symbolisant la colère et la dernière dorée personnifiant l’empowerment de ces femmes qui résistent à travers l’action politique en bloquant l’accès au Pentagone et aux centrales nucléaires. Suite à la décision de l’OTAN d’équiper la base militaire du Greenham common de missiles étasuniens, une réaction protestataire de la cellule Women and life on earth s’amorce à la base du Greenham Common. Une protestation pacifique spontanée sous la forme d’un camp de paix prend place dès août 1981 jusque début des années 2000, quasiment pendant vingt ans. C’est la première fois que des femmes quittent leur foyer dans le but de soutenir la paix, amorçant un intérêt public concernant la décision nucléaire.Les résistances au nucléaire ont illustrés la conscientisation de ces femmes à l’écologie mais ont notamment engendré des manifestations de désobéissances civiles, collectives, directes et surtout non-violentes. Elles montrent qu’elles sont en opposition vis-à-vis des décisions prises légalement mais qu’elles considèrent comme injustes. La non-violence marque la volonté de ne pas rentrer en compétition directe contre l’État.

Par la suite, les années 1990 voient une profusion de textes politiques s’interrogeant sur les notions du pouvoir ainsi que sur l’émergence de différentes approches : L’écoféminisme social où les institutions patriarcales et le capitalisme instaurent un lien particulier entre les femmes et l’environnement par leurs structures d’ exploitation communes ; L’écoféminisme radical ou biologique, qui établi un lien biologique entre les femmes et l’environnement en raison de leur capacité de reproduction ; l’écoféminisme du sud, approche qui se développera particulièrement . En 1993, Maria Vies et Vandana Shiva publient le livre Ecofeminism qui réuni la vision de deux auteures aux visions divergentes puisque l’une vient du Nord et l’autre du Sud. Elles expliquent l’origine de cette double oppression en remontant jusqu’à la Renaissance européenne où suite aux grandes explorations, les souverains européens s’accaparèrent les terres de ce nouveau monde tout en exterminant les « sauvages ». La nature devient une matière qu’on s’approprie dans le but de la vendre et les autochtones une main d’oeuvre qu’on civilise. Les deux auteures considèrent que le capitalisme et le patriarcat sont deux systèmes qui ont fusionné dans nos sociétés modernes tout en mettant en exergue la dimension post-coloniale du Sud et l’importance du rôle des femmes dans la protection de l’environnement. Ces écoféministes dénoncent l’imposition du développement des pays du sud où les économies de subsistances locales ont été remaniés en marchés d’exportation. Cette évolution à forcé une industrialisation de l’agriculture où l’emploi abondant de pesticides a réduit la biodiversité et pollué les terres. Les conséquences environnementales accablent particulièrement les femmes qui se chargent des activités agricoles c’est pourquoi elles sont les premières à militer pour la protection de l’environnement comme le mouvement Chipko signifiant « mouvement de l’étreinte » où ces militantes ont protégé les arbres de la déforestation avec leurs corps ou encore au Kenya avec le green belt, mouvement qui replante des arbres pour lutter contre l’érosion des sols et la déforestation. Les approches de l’écoféminisme ont évolué avec leur temps et ont été influencées par les mouvements post-structuralistes et queer mais aussi par l’anti-spécisme.

Conception de l’écoféminisme :

L’écoféminisme remonte jusqu’au siècle des Lumières et de la modernité pour cerner les remises en cause actuelles de nos sociétés contemporaines vis-à-vis du patriarcat et du système capitaliste. Selon Carolyn Merchant c’est au moment de la double révolution scientifique et industrielle que la nature, jusque là perçue, comme un réservoir de richesses est soudain considérée comme une réserve de matières premières essentielles à la production de biens. L’exploitation des matières premières à été multipliée grâce aux nouvelles techniques de la science moderne. Il y a une remise en cause de la suprématie du mâle qui fait violence aux femmes et à la nature, d’un côté par l’industrialisation et par les conflits armés, de l’autre par l’agression physique des femmes où leur fécondité s’est vue appropriée par l’homme. Le capitalisme tend à ignorer le travail domestique des femmes ainsi que les services des écosystèmes car aucun des deux ne sont liés à une valeur économique. Le système capitaliste en se focalisant sur le seul objectif du rendement, n’offre qu’une vision fragmentée du système qui ne prend pas en compte les externalités du système comme la détérioration de l’environnement. L’écoféminisme pointe du doigt les inégalités, l’épuisement des ressources naturelles ainsi que l’amplification de la pollution de l’environnement par la glorification de cette société de consommation.

L’écoféminisme est une remise en cause de l’omniprésence de l’androcentrisme dans nos sociétés modernes et la sollicitation d’un système nouveau à travers un rapport plus environnementaliste envers la nature ainsi qu’un rapport différent vis-à-vis du pouvoir. Le concept central de l’écoféminisme c’est la réappropriation, le « reclaim » qui veut renouer les êtres humains avec la nature et avec la féminité c’est-à-dire une revalorisation du corps féminin mais également des émotions et de l’intellect des femmes qui se détachent des stéréotypes sociaux qui lui sont jusque là associés. Merchant propose une dimension collective d’expérimentation de la nature sous un rapport de Wilderness c’est-à-dire laisser s’opérer les processus naturels par eux-mêmes. La pratique de la permaculture représente bien cette volonté d’établir un partenariat entre les êtres humains et la nature car c’est une utilisation pertinente de la terre et des plantes pour créer des écosystèmes en s’inspirant de l’écologie naturelle. Cette production agricole durable, sauvage et régénérative profite autant à l’homme qu’à la nature. L’écoféminisme veut pratiquer une autre forme de démocratie en restant à l’écart de l’état voire même être contre celui-ci, ne faisant pas confiance aux mécanismes de démocratie représentative. Ces mouvements tentent d’intervenir là où l’état est absent. Elles justifient une intervention éloignée de l’état car la reconnaissance d’égalité des femmes n’était pas acceptée dans les gouvernements « représentatifs ». Ce qui change c’est la dimension interstitielle de ces mouvements démocratiques qui mettent en avant les réclamations de l’ ensemble des identités et des conditions.

Une pomme de discorde : L’essentialisme

Le talon d’Achille de l’écoféminisme, c’est son assimilation à la tendance essentialiste où les femmes sont pensées comme plus proche de la nature par leur cycle menstruel d’une durée équivalente au cycle lunaire, grâce à leurs prédispositions aux activités du « care » c’est-à-dire à leur capacité d’enfanter et de prendre soin des enfants. L’essentialisme est un sujet de désaccords entre les différentes approches de l’écoféminisme où certaines considèrent cette relation privilégiée entre la femme et la nature comme une force alors que d’autres voient cette notion comme une faiblesse qui renforce le discours patriarcal dominant. Mais ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut totalement nier son essence sans porter atteinte à la construction de ce mouvement.

Ces dernières années, nous avons assisté à une multiplication des catastrophes naturelles dans le monde. Il devient difficile, en ce sens, de nier le réchauffement climatique. La fonte des glaciers met en péril les ours blancs, la destruction des écosystèmes met en danger les abeilles, la déforestation des forêts asiatiques et amazoniennes réduit l’habitat de quantité d’espèces. Nous nous trouvons face à une grande nécessité de renverser les modes de production et de consommation, d’agriculture intensive et d’urbanisation qui sont un risque pour la survie de l’espèce humaine. Notre système étant basé sur une notion d’infinité de la croissance et de la surconsommation, finit par épuiser nos écosystèmes qui ne peuvent suivre notre frénésie. Le système capitaliste accumule et empile des déchets dans les pays en voie de développement et des billets de dollars dans les pays riches tout en dépouillant nos ressources naturelles et nos ressources humaines. Actuellement les prises de décisions concernant les pesticides, les produits pharmaceutiques et le pétrole sont généralement prises par des hommes d’affaires. Il serait temps d’encourager la prise de décision des femmes dans la sphère politique. Cette période de libéralisation de la parole après l’affaire Weinstein révèle la pertinence du constat de l’écoféminisme sur l’oppression des femmes par le viol et le harcèlement sexuel par le patriarcat. Une atmosphère d’impuissance, de peur de l’autre et de colère similaire à la guerre froide règne, avec la crise de la démocratie avec la montée de l’extrême droite . L’écoféminisme s’appuie sur des critiques solides en proposant des alternatives pour une société plus juste et respectueuse de l’environnement.

Bibliographie :

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