Le libéralisme, au sens philosophique et politique du terme, est ancien. C’est une option politique, vieille de plusieurs siècles, qui s’est opposée à l’autoritarisme, qu’il soit religieux ou politique.
Un lent cheminement historique
Dès le XIe siècle, des chartes communales ont été adoptées dans des villes du Nord de l’Europe, notamment en Flandre. Ces chartes donnaient des droits à de simples citoyens qui, par ce fait, osaient se nommer « hommes libres ». Ce droit de commune était donc généralement inscrit dans une charte, qui réglait les rapports de la commune avec son suzerain. La commune devait, en échange de sa liberté, apporter au seigneur l’hommage, l’aide, le service militaire. Elle possédait par contre le droit de justice et le droit de s’administrer elle-même. Ces droits étaient symbolisés par le sceau et le beffroi.
Comme souvent, c’est d’abord en Angleterre que de telles avancées politiques se sont traduites en des textes qui ont marqué l’histoire. Ainsi, la Magna Carta de 1215, signée par le roi Jean d’Angleterre dit Jean sans Terre, donne aux barons mais aussi aux bourgeois des villes et aux ecclésiastiques, des garanties contre la puissance royale. Elle prévoit qu’ : « aucun homme libre ne sera saisi, ni emprisonné ou dépossédé de ses biens, déclaré hors-la-loi, exilé ou exécuté, de quelque manière que ce soit. Nous ne le condamnerons pas non plus à l’emprisonnement sans un jugement légal de ses pairs, conforme aux lois du pays ». On appela habeas corpus (« je possède mon corps ») ce concept alors très neuf.
Ce rempart contre l’arbitraire des puissants est un premier pas vers le libéralisme politique. Il faut cependant attendre quelques siècles pour que le combat contre l’absolutisme des monarques de droit divin connaisse d’autres progrès. John Locke, dans son second Traité du gouvernement civil (1690) et, à sa suite, Montesquieu dans De l’Esprit des lois publié en 1748, esquissent les règles de séparation des pouvoirs, exécutif, parlementaire et judiciaire. Cette logique des trois pouvoirs où chacun peut être le contre-pouvoir d’un autre est à la base des démocraties libérales, qu’elles soient républiques ou monarchies parlementaires.
La lente progression du suffrage universel est la dernière étape qui caractérise le libéralisme politique. Ce progrès ne fut toutefois pas aisé. En Belgique, par exemple, le suffrage est d’abord censitaire, réservé aux riches. Il faut attendre 1948 pour que les femmes aient le droit de voter pour le choix du Parlement national.
Pas de monopole sur le terme « libéralisme »
Tout comme Giscard moucha Mitterrand en lui disant qu’« il n’avait pas le monopole du cœur », certains ont dit, à juste titre, qu’un parti comme le MR n’a absolument pas le monopole du libéralisme. Benoît Lechat, le directeur de la revue Etopia n’eut cesse de répéter que le parti ECOLO, et plus largement les partis progressistes de gauche, devaient se réclamer du libéralisme politique [2]. Et de fait, refus d’emprisonnement sans jugement, séparation des trois pouvoirs, démocratie grâce aux suffrages du peuple ne sont aujourd’hui remis en cause par aucune tendance politique (même par les marxisants d’un parti comme le PTB)… sauf peut-être par les néolibéraux.
En effet, dès 2005, Benoît Lechat et Théo Hachez publiaient dans La Revue nouvelle un article plutôt prémonitoire titré « Le MR est-il libéral ? ». Dans ce texte ils écrivaient : « Dans le cas du MR, il apparaît clairement que les acceptions du mot libéral, mis en tension par un débat devenu planétaire, soumettaient son étiquette à des interprétations évolutives et dont la radicalité croissante forçait un positionnement encombrant, tant il est vrai que le libéralisme est devenu trop souvent – contre tout respect dû à la vérité historique – synonyme d’égoïsme, d’inégalité et de remise en question du progrès social. […] Le fonds prestigieux du libéralisme des pères fondateurs des XVIIIe et XIXe siècles, n’est plus présent que comme une sorte de vague référence identitaire rassurante (« Ah oui, oui, on est bien des libéraux ») réservée à quelques-unes des têtes pensantes de l’ancien PRL » [3].
Ces deux politologues plutôt lucides détectaient déjà l’évolution qui allait se développer, non seulement dans le parti dit libéral de Belgique mais aussi dans d’autres pays européens où des formations politiques abandonnent peu à peu les idéaux politiques libéraux car ils les soumettent aux diktats de l’économicisme qui est, tous comptes faits, la caractéristique d’un néolibéralisme qui tend à s’imposer toujours plus.
Ces dernières années, l’exemple belge d’un gouvernement dominé par des néolibéraux et des nationalistes de droite a montré que les valeurs libérales pouvaient y être allégrement niées. Emprisonnement sans jugement de personnes (enfants y compris) ayant commis le seul « crime » de ne pas disposer des bons papiers ; exil forcé de certaines de ces personnes vers des pays dictatoriaux où elles sont menacées de prison, de torture, voire de mise à mort ; remise en cause de l’inviolabilité du domicile privé pour traquer ces « délinquants » d’un genre nouveau ; critique du pouvoir judiciaire « trop indépendant » par des membres du pouvoir exécutif… Pour garder le pouvoir en flattant les passions tristes d’une partie apeurée de la population, pour continuer à promouvoir des reculs socio-économiques qui frappent les travailleurs et les personnes les plus fragiles de nos sociétés…, les tenants du néolibéralisme font la preuve qu’ils n’ont aucun respect pour les vraies valeurs libérales patiemment conquises au long des siècles.
La fable du marché libre
Dans les époques où le libéralisme politique était encore vivace, la règle économique défendue à droite était le « laisser-faire » sur les marchés, logique qui découlait de la théorie d’Adam Smith et de sa trop fameuse « main invisible du marché ». Or, selon de fins observateurs de l’histoire économique, la mise en pratique de ce précepte ne fut réelle (en Occident) que dans une courte période allant du milieu du XIXe siècle jusqu’en 1929. Alain Caillé dans sa préface [4] au livre Avez-vous lu Karl Polanyi ? de Jérôme Maucourant [5] précise ainsi : « Le libre marche autorégulé n’a existé en Europe, que de la fin du premier tiers du XIXe siècle jusqu’à la crise de 1929. Les régimes totalitaires doivent être pensés comme des réactions à la désolation et au sentiment d’impuissance créés par le désencastrement du Marché. Après la deuxième guerre mondiale on a assisté à un ré-encastrement (reembedding) du marché qui a permis de sauver la démocratie ».
De fait, le constat de l’échec du marché sans régulation, né suite à la crise majeure du capitalisme en 1929, a conduit les États, USA en tête, à largement reprendre en mains les rênes de la politique économique. Le New Deal en est la première incarnation et les régimes sociaux-démocrates qui ont dominé l’Europe entre 1945 et 1980 et permis les « Trente glorieuses » en sont une autre illustration.
Mais les défenseurs du capital dominateur ne se sont pas avoué vaincus et, dans l’ombre, les Hayek, Von Mises, Friedman et autres précurseurs de la contre-révolution néolibérale mûrissaient leur revanche dans des cercles discrets tels la Société du Mont Pèlerin [6]. Inutile de revenir ici sur l’irruption de cette doctrine grâce à Reagan et Thatcher, tous les résistants au néolibéralisme le répètent sans cesse.
La grande habileté de ces néolibéraux est de faire croire que la logique du marché est quasi éternelle et totalement « naturelle ». Or, Alain Caillé nous détrompe : « Il a existé des marchés, depuis longtemps. Ce qui est historiquement singulier, c’est le Marché autorégulé, le système des marchés interconnectés, dans lequel le prix apparaît comme la résultante des transactions au lieu de les précéder. Ce n’est que sur un tel Marché autorégulé que les prix se présentent comme des prix économiques, et non plus sociaux, culturels ou politiques. Pour qu’un tel Marché autorégulé émerge dans l’histoire il faut que l’économique soit ’’désencastré’’ (disembedded) des relations sociales. Ce qui caractérise la société libérale c’est qu’elle n’est plus seulement une société qui englobe une économie de marché, mais qu’elle devient une société de marché, dans laquelle c’est la société elle-même qui se retrouve désormais encastrée dans l’économie de marché et non l’inverse » [7].
Ainsi donc, l’économisme domine nos sociétés et il prétend faussement le faire au nom de lois éternelles. Cependant, même son dogme apparemment central du « moins d’État possible », s’il a été défendu par les initiateurs du néolibéralisme, n’est plus aujourd’hui aussi intangible. En effet, les crises des années 2001 et 2008 ont montré que le libre marché n’était pas autorégulateur, loin de là. Mais nos économistes classiques ne sont pas revenus vers la régulation sociale de la seconde moitié du XXe siècle… Ils sont occupés aujourd’hui à mettre en place une nouvelle « régulation », non plus au service du plus grand nombre mais porteuse de nouvelles règles qui favorisent encore plus et mieux les détenteurs du capital.
Le projet totalitaire néolibéral
Profitant du fait que les forces politiques de droite (voire les sociaux-libéraux convertis au culte du marché) sont, en ce début de XXIe siècles, aux commandes dans la plupart des États européens, le néolibéralisme « régule » le marché à sa manière et à son avantage et parvient à faire voter des lois qui accentuent sa domination sans partage. John Pitseys et Géraldine Thiryont publié dans la revue nouvelle un texte qui défend ce point de vue : « Il [le néolibéralisme] se propose de recréer, au besoin par le droit, les conditions d’un marché parfait. Bien davantage que le libéralisme classique, le néolibéralisme est une théorie de la régulation dont l’objectif est d’orienter socialement les comportements humains afin de les dépolluer des biais cognitifs, politiques ou psychologiques affectant leur rationalité économique » [8].
L’éditorial de la rédaction de La Revue nouvelle de ce début 2018 ose considérer que cette sujétion de l’Etat à la logique marchande est tout autant le fait de la gauche que de la droite : « Ramener l’appareil d’État aux seules fonctions qui serviraient à maintenir un ordre favorable aux entrepreneurs et aux mieux nantis, tel semble être l’objectif de la droite… mais aussi d’une gauche en plein désarroi idéologique et qui s’est résolue à faire les poubelles de la première pour y récupérer quelques rogatons. Une nuance, cependant : les plus riches, aujourd’hui, n’ont même plus l’intention de financer l’appareil d’État qui les sert. La fiscalité touche en effet actuellement d’autant plus les gens qu’ils tirent leurs revenus de leur travail… ce qui représente une part minoritaire des ressources des élites socio-économiques » [9].
Les « biais cognitifs » que veulent éliminer les néolibéraux, seraient-ils ces « scories » du passé, les valeurs morales, éthiques, de sens commun (Orwell, Michéa) qui empêchent nos contemporains de devenir les idiots rationnels, seulement préoccupés de leurs intérêts matériels immédiats, ces homo œconomicus, robots productivistes et consuméristes au service de la société marchande ?
C’est bien ce que pensent aussi J. Pistseys et G. Thiry : « Le néolibéralisme entend donc faire valoir la pertinence de la rationalité économique en dehors de son champ d’application traditionnel. Le marché devient par conséquent une grille de compréhension qui peut s’étendre à l’ensemble des relations humaines : extension du domaine du marché oblige, même l’amitié et le mariage peuvent se concevoir comme autant de calculs d’investissements » [10].
Ils sont rejoints par bien d’autres auteurs : « [Dans la société néolibérale], chacun est appelé à devenir l’entrepreneur de lui-même, le gestionnaire de son existence, et l’État doit apprendre à remodéliser ses politiques publiques (…) à travers le filtre du calcul économique, et substituer à l’interrogation sur la justice de son action celle de sa rentabilité » [11].
La pseudo-liberté que prétendent incarner les néolibéraux n’est donc que le cache-sexe de la volonté hégémonique de produire de nouveaux imaginaires sociaux : « Le néolibéralisme ne véhiculerait alors pas seulement une vision réductrice de la rationalité humaine. Il représenterait également un projet conservateur menant à l’effritement de tout projet collectif, au déni de la dimension sociale de la politique, au scepticisme quant à la capacité de l’État d’organiser la vie collective. Légitimant et naturalisant l’idéologie de la classe dominante, le néolibéralisme serait le garant du statu quo (…) Le néolibéralisme ne vise pas seulement à fournir des outils de régulation de l’entreprise, de la bourse, ou de toute autre forme d’activité délimitée. Il porte aussi une ambition de transformation politique globale de la société, dont la libération de l’individu est à la fois le vecteur et l’objet. Le « There is no alternative » thatchérien n’est pas seulement un constat mais un acte performatif. » [12].
Le néolibéralisme est donc l’opposé de ce qu’il veut faire croire et agit à l’encontre des valeurs libérales classiques. Michel Foucault, lui aussi prophète, le disait déjà en 1979 : « Le gouvernement néolibéral a à intervenir sur la société dans sa trame et dans son épaisseur. Il a, au fond (…) à intervenir sur cette société pour que les mécanismes concurrentiels, à chaque instant et en chaque point de l’épaisseur sociale, puissent jouer le rôle de régulateur. (…) L’homo œconomicus ne renonce jamais à son intérêt. On ne demande jamais à quelqu’un de renoncer à son intérêt (…). L’homo œconomicus est un type d’homme qui s’inscrit dans une logique positive de l’affirmation, de la non-renonciation ».
En une phrase, Foucault dénonçait, il y a 40 ans, le projet de conquête du néolibéralisme et il soulignait qu’il s’appuyait sur le fantasme de la possibilité de la « non-renonciation », ce que les objecteurs de croissance nomment aujourd’hui la folie de l’illimitation, dont on a constaté que les terribles conséquences sont non seulement sociales, sociétales mais aussi écologiques.
Il y a peu, beaucoup ont trouvé que Manuela Cadelli, la présidente du Syndicat de la magistrature, exagérait en disant que le néolibéralisme était un fascisme [13]. Et pourtant, on constate qu’elle est en phase avec beaucoup de penseurs qui, examinant ce que veut réellement le néolibéralisme, sous ses beaux discours hédonistes et libéraux, a le projet déjà bien entamé de créer un homme nouveau, esclave consentant, rouage fonctionnel du marché globalisé. Fascisme, au sens propre du terme, sans doute pas, mais totalitarisme, certainement. La dernière fois qu’un régime avait prétendu créer un « homme nouveau », n’était-ce pas au Cambodge, sous la dictature de l’effroyable Pol Pot ?
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[1] Pour ce qui est de la diffusion de « vérités alternatives », on peut faire confiance au directeur du bureau d’études du MR, le Centre Jean Gol : C. De Salle, « Le néolibéralisme n’existe pas », Le Soir, 3 mars 2016. Ce 1er février 2018, rebelote dans La Libre : « Le néolibéralisme est une mystification intellectuelle » : http://www.lalibre.be/debats/opinions/le-neoliberalisme-une-mystification-intellectuelle-opinion-5a83132bcd70f924c8024697
[2] Lechat Benoît, ECOLO, la démocratie comme projet, Edition Etopia, 365 pages, 2014, 15 €, ISBN 978-2-930558-13-4.
[4] Accessible en ligne sur le site du Mouvement anti-utilitaristes en sciences sociales (MAUSS) : http://www.journaldumauss.net/?Preface-a-Avez-vous-lu-Karl-Polanyi-de-Jerome-Maucourant .
[5]
Maucourant Jérôme, Avez-vous lu Polanyi ?, La Dispute, novembre 2005, 18€ ou Flammarion, Champs essais, 2011, 10,20€.
[7] Ibidem 5.
[8] John Pitseys et Géraldine Thiry, Foule sentimentale. L’utopie néolibérale, La Revue nouvelle, n° 2, 2017, pages 59-65. Edition électronique : John PITSEYS, Géraldine THIRY, Foule sentimentale. L’utopie néolibérale, Les @nalyses du CRISP en ligne, 1er mars 2017- www.crisp.be.
[9] « Reprendre le politique en main… contre l’Etat ? », La Revue nouvelle, n°1 2018, http://www.revuenouvelle.be/Reprendre-le-polit
ique-en-main-contre-l-Etat
[10] Ibidem 7.
[11] F. Gros, D. Lorenzini, A. Revel, A. Sforzini, « Introduction », Raisons politiques, volume 4, n° 52, 2013.
[12] Ibidem 7.
[13] M. Cadelli, « Le néolibéralisme est un fascisme », Le Soir, 2 mars 2016.