Le « Buen Vivir », c’est quoi ?
Le Buen Vivir (Bien Vivre) ou Sumak Kawsai est un concept et une proposition politique équatorienne poursuivant un idéal de vie en harmonie de l’humain avec lui-même, la société et la nature.
« Le concept fait référence à un phénomène social ancestral : la forme de vie de l’indigène amazonien équatorien, basée sur la recherche et le maintien de l’harmonie avec sois, la communauté et les autres êtres de la nature, (…) au travers de la combinaison d’éléments spirituels et matériels » (Cubillo-Guevara et Hidalgo Capitan, 2015 : 318-319)
Mettant à l’avant plan l’harmonie face à la compétition, il s’oppose à une vision capitaliste où un individu est considéré avant tout comme guidé par la rationalité individuelle, et où la recherche égoïste de son bien-être est supposée bénéficier in fine à la collectivité. Au contraire, le Buen Vivir présente l’individu comme membre d’une communauté et agissant en prenant en compte son impact sur celle-ci : entraide, responsabilités partagées, production collective et distribution des ressources selon les besoins de chacun. (CETRI, 2014)
La nature y est considérée comme un être à part entière, complémentaire à l’homme et dans une relation d’interdépendance. Il ne s’agit ainsi plus de considérer les hommes « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, Discours de la méthode, 1637), mais bien comme ses égaux , faisant un usage parcimonieux des ressources qu’elle met à leur disposition.
Face aux modèles de développement traditionnels, le Buen Vivir part de postulats tout à fait différents :
« Dans la cosmovision des sociétés autochtones, dans la compréhension du sens qu’a et doit avoir la vie des personnes, le concept de développement n’existe pas. En d’autres termes, il n’existe pas de conception d’un processus linéaire de la vie établissant un état antérieur ou postérieur, c’est-à-dire de sous-développement et de développement, dichotomie par laquelle doivent passer les personnes dans l’atteinte du bien-être, comme c’est le cas dans le monde occidental. Il n’existe pas non plus de concepts de richesse et de pauvreté déterminés par l’accumulation et la carence de biens matériels. »
« Il existe plutôt une vision holistique autour de ce que doit être l’objectif ou la mission de tout labeur humain qui est de chercher et de créer les conditions matérielles et spirituelles pour construire et maintenir le ‘Buen Vivir’, lequel se définit aussi comme la ‘vie en harmonie’ qui dans des langues comme le runa shimi (quichua) se définit comme ‘alli káusai’ ou ‘súmac káusai’. » (Viteri G, 2002, p1)
Le concept est issu des cosmologies ancestrales Kichwa – peuple de la jungle équatorienne – et a été repris comme élément phare de la constitution de 2008, mise en place suite à la victoire d’Alianza País et de son président Raphael Correa, aux élections législatives de 2007.
Cet article se veut un bref aperçu de la mise en pratique de cette philosophie de vie du Buen Vivir en Équateur, affiché comme un modèle de société alternatif.
Dans la première partie, nous aborderons la manière dont le gouvernement Corréa s’est réapproprié le terme et a fait évoluer sa signification au cours des législatures. Ensuite, ce papier parcourra les principales contradictions entre discours théorique sur le Buen Vivir et son application sur le terrain. Enfin, une brève conclusion tentera de voir dans quelle mesure le Buen Vivir en Équateur représente ou non une utopie réaliste de notre siècle.
Appropriations et discours du gouvernement Correa : trois moments
Bien que n’étant pas la revendication principale du mouvement indigène – pour qui la reconnaissance du pluri-nationalisme de l’État était le réel enjeu – il permit d’ouvrir le débat sur une multitude d’aspects relatif à l’organisation du pays. Au travers son intégration à la constitution et dans les années qui ont suivi, le discours autour du Buen Vivir a subi de nombreuses appropriations et réinterprétations par le gouvernement. Ana Patricia Cubillo-Guevara en identifie trois principales qu’il convient de mettre en avant :
La première est ce que l’auteure appelle « l’usurpation pragmatique du concept », vidé du contenu « essentialiste indigène » pour en faire une dénomination fourre-tout pour le développement post-néolibéral promu par le gouvernement Corréa, redonnant une place plus importante à l’Etat et aux services publics.
Pour réussir à intégrer le pluri-nationalisme dans la constitution, c’est un représentant du mouvement indigène lui-même qui détournera le concept de Buen Vivir, facilitant l’acceptation de celui-ci par les autres parlementaires. Dans un de leurs documents de travail, on retrouve les mots suivants : « Dans le buen vivir se retrouvent autant les notions de développement que de croissance économique et les notions du Buen Vivir des communautés, peuples et nationalités de l’État plurinational […] Parmi les systèmes de production du Buen Vivir, se trouveraient entre autre ceux du marché ainsi que le capitalisme, mais comme part de quelque chose de plus grand : la diversité (Davalos, 2007). » [1] Le flou créé par cette définition sera utilisé pour associer le Buen Vivir à la rupture avec les politiques néolibérales des années 90 et la privatisation des services publics qu’elles avaient engendrés ; pour une gestion post-néolibérale du pays.
Dans un second temps, la notion de Buen Vivir sera associée au « Socialisme du 21 ème siècle » et donnera ainsi naitre la notion de « socialisme du Sumak Kawsay ou bio-socialisme républicain » portée par René Ramirez, intellectuel en charge de la rédaction du plan national pour le Buen Vivir 2009-2013.
Il y parle de développer un pacte social égalitaire afin de lutter contre l’exclusion, la discrimination, les inégalités. Comment ? Par la redistribution des bénéfices du développement ; ainsi que par la distribution en elle-même au travers de l’accès aux moyens de production pour les travailleurs dans une économie sociale et solidaire. Sont également abordés l’importance de la reconnaissance d’une justice intergénérationnelle, de l’égalité dans la diversité dont tous doivent bénéficier, d’une nécessaire reconfiguration territoriale pour plus d’horizontalité, d’une justice impartiale ainsi que d’une nature considérée comme sujet de droit. Tout cela pour avancer sur ce chemin du bio-socialisme républicain (SENPLADES, 2009, 10).
En pratique, cette vision sera toutefois utilisée pour justifier l’extractivisme nationaliste mis en place par Correa. En effet, profitant d’être à la tête d’un pays riche en matière premières (pétrole, minerais), Correa va réassurer la souveraineté étatique sur l’extraction pétrolière et ainsi rediriger une large part de la rente vers le budget de l’État. L’extraction sera intensifiée afin de dégager les fonds pour mettre en place les nombreuses politiques sociales qu’on lui connaît aujourd’hui (éducation, santé,…) ; arguant que cette exploitation n’était que temporaire pour améliorer la condition du pays et qu’un nouveau modèle énergétique durable serait développé. Cependant, Ana Patricia Cubillo-Guevara voit au travers de cette politique « la substitution implicite du Buen Vivir par un « développement extractiviste » et la conversion du Buen Vivir en un simple synonyme de développement dans le discours gouvernemental » (Cubillo-Guevara, 2016, p136)
Le dernier moment, pendant le troisième mandat de Corréa est caractérisé par un déclin du discours sur le Buen Vivir. Un nouveau terme semble occuper les esprits « la transformation de la matrice productive » face à un pétrole dévalué et non éternel, il s’agit de modifier la structure économique du pays tout en amorçant un développement de l’extraction minière à grande échelle. Des méga-projets en infrastructures, de sidérurgie, d’exploitation de cuivre et de développement de l’hydroélectricité voient le jour et engagent le pays parfois pour au moins 30 ans… des avancées dans une direction qui semble bien plus proche d’un modèle de développement traditionnel que d’une réelle transformation (Arteaga-Cruz, 2017).
Contradictions d’un modèle de développement
La critique fondamentale du modèle de développement Corréiste trouve sa source dans l’extraction pétrolière et minières entretenues et approfondies dans le pays.
Dans le débat théorique mettant en balance protection de l’environnement et développement économique, Bebbington identifie différents axes de positionnements : environnementaliste conservationniste, écologie profonde, justice environnementale, environnementalisme des pauvres, environnementaliste ressource-nationaliste. (Bebbington, 2009 ; Becker, 2013)
Le gouvernement Corréa se situe dans la dernière catégorie, assurant un contrôle public des ressources naturelles dans l’intérêt du pays, parfois au détriment des réalités locales. Promouvoir l’emploi, stimuler l’économie, développer des politiques sociales et éviter les dommages environnementaux avec une extraction « socialement responsable » étaient à la base de la promesse de ce pétro-populisme. Officiellement, il s’agit d’une exploitation de court terme, inévitable avec une récupération étatique d’environ 70% de la rente pétrolière pour développer des politiques sociales.
Face à cela, les mouvements sociaux portent une vision plus proche de la justice environnementale et de l’écologisme des pauvres (Martínez-Alier, 2004), focalisant leur attention sur le report inégal des dommages environnementaux et des abus de droits fondamentaux sur des populations précarisées, amenant ainsi une perspective de classe dans la balance et pointant du doigt les conséquences néfastes de la politique du gouvernement Corréa.
- Elle renforce la dépendance et la vulnérabilité du pays sur les marchés internationaux en basant l’économie sur l’export de matières premières, stratégie qui a déjà démontré par le passé qu’elle entretenait le sous-développement des économies périphériques du capitalisme global et permettait aux pays industrialisés de s’enrichir d’un surplus après transformation du produit. S’ajoutent à cela les nombreuses concessions d’exploitations à des entreprises chinoises qui en échange de prêts au développement se rendent propriétaires des richesses du sol équatorien. Établies sur le long terme, elles contribuent à réduire la souveraineté du gouvernement sur les ressources naturelles et le territoire du pays (Riofrancos, 2015).
- Elle engendre des conséquences environnementales néfastes : pollution des sols, rivières, nappes phréatiques, modification des écosystèmes, portant atteinte à des zones à la biodiversité inégalée à travers le monde (ex. Le Parc National Yasuni). Cette exploitation à grande échelle viole les droits de la nature et la nécessité de vivre en harmonie consacrés au travers de l’idéologie du « buen vivir », faisant passer à l’avant plan l’accumulation de capital (Riofrancos, 2015).
- Dans la même veine, elle va à l’encontre des droits des populations indigènes vivant à proximité des exploitations (Becker, 2013). Non content de privatiser ou d’endommager (pollution, déforestation,…) des ressources autrefois à leur dispositions – David Harvey parlera d’accumulation par dépossession pour qualifier cet aspect – il est essentiel de souligner que la nature a une place importante dans les cosmologies de nombreux peuples. L’incommensurabilité – impossibilité à leurs yeux de traduire/quantifier monétairement la valeur de ces ressources ou de les substituer par d’autres – doit être prise en compte, il s’agit d’éléments qui peuvent occuper une place structurante dans la culture et le mode de vie local (Escobar, 1999).
Porteur du débat – lors de la constituante en 2008 – sur la nécessité d’obtenir un consentement informé et préalable à toute exploitation sur les terres indigènes, le Mouvement Indigène n’obtint que le droit à un avis consultatif des populations concernées, le gouvernement restant souverain sur la décision finale (Becker, 2011). Cet avis consultatif fut dans plusieurs cas transformé en de brèves réunions d’information, sans que les avis négatifs ne soient réellement pris en compte. Morona Santiago, Cotacachi (parmi d’autres) ont été ou sont encore le théâtre de conflits socio-environnementaux importants sur le territoire équatorien. Organisations et mouvements s’opposant frontalement à l’extractivisme ont vu leurs droits d’association et de protestation limités, et été qualifiés « d’ennemis de l’État », de terroristes par le pouvoir en place (Becker, 2011).
Conclusion
Loin du modèle initial du Buen Vivir, l’Équateur sous Corréa semble fonctionner grâce au nationalisme-extractiviste, avec des politiques plus proches de la social-démocratie que d’une potentielle alternative révolutionnaire au système en place. Les investissements dans la santé, dans l’éducation, contre la pauvreté permirent de conséquentes amélioration des indicateurs sociaux mais l’idéal assumé d’une harmonie avec soi-même, autrui et la nature ne semble pas une priorité dans la pratique : il s’agit de faire au mieux sans tenter de transcender le système capitaliste, sans réussir à transformer les structures qui exploitent et oppressent les communautés marginalisées.
La nécessité de s’accorder sur une définition précise de ce qu’est le Buen Vivir et du chemin pour y parvenir se fait sentir pour sortir du marketing politique et aller vers une transition plurale : post-extractiviste, axée sur la justice sociale et la reconstruction de souverainetés (alimentaire, économique, financière et monétaire) comme le mettent en avant plusieurs auteurs (Acosta, 2011).
Face au capitalisme néolibéral qui – rappelons-le – a eu de conséquents impacts sur la recrudescence des inégalités mondiales : déstructuration de l’Etat Social, dérégulations du marché du travail et précarisation de nombreux travailleurs, exclusion, fragmentation, ségrégation, dégradation environnementale (de Mattos, 2006) ; le Buen Vivir tient en lui la potentialité d’un nouveau modèle de société. Face au développement de la modernité capitaliste, à la recherche effrénée de croissance économique, de progrès, de profit et à l’imposition de ce modèle à l’échelle mondiale – reléguant dans le même temps l’ancestral/du traditionnel au rang de connaissances obsolètes- ; le concept de Buen Vivir se propose comme alternative contre-hégémonique, permettant à des sociétés longtemps sous le joug d’une hégémonie culturelle coloniale de construire leurs propres paradigmes.
Outil de décolonisation des modèles de développement et d’État, il se propose d’être le ciment de la reconstruction d’une cohésion sociale alternative. Dans ce cas précis, il se construit comme une combinaison entre traditions anciennes et nouvelles, partant de catégories de penser appartenant à des peuples marginalisés, à la périphérie sociale du système actuel et l’enrichissant des théories de la dépendance, de l’écologisme, du socialisme. Il propose un nouveau pacte social, mettant en avant une pleine harmonie de l’humain avec lui-même, avec autrui et la nature dans un projet émancipateur et post-capitaliste.
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Références Bibliographiques
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Arteaga-Cruz Erika Lorena, Good Living (Sumak Kawsay) : definitions, critique and implications for development planning in Ecuador, Saúde Debate, Rio De Janeiro, V. 41, N. 114, 2017. p907-919.
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Cubillo-Guevara, Ana Patricia, Immediate Genealogy Of The Discourses Of Good Living In Ecuador (1992-2016), América Latina Hoy, 74, December 2016, p125-144.
Dávalos, Pablo. Modelos De Desarrollo Y Régimen Económico [Mimeo]. Montecristi : Anc, 2007.
Descartes, Discours de la méthode, 1637, 42p. http://classiques.uqac.ca/classiques/Descartes/discours_methode/Discours_methode.pdf
De Mattos Carlos A, Modernización capitalista y transformación metropolitana en América Latina : cinco tendencias constitutivas. En : América Latina : cidade, campo e turismo / compilado por Amalia Inés Geraiges de Lemos ; Mónica Arroyo y María Laura Silveira – 1a ed. – Buenos Aires : CLACSO ; São Paulo : Universidade de São Paulo, 2006, p 41 – 74.
Escobar, Arturo (1999)“An Ecology of Difference : Equality and conflict in a glocalized world”. Focaal—European Journal of Anthropology 47, 2006, p120–37.
Harvey, David, El “nuevo” imperialismo : acumulación por desposesión, Socialist register, 2004 (enero 2005). Buenos Aires : CLACSO, 2005.
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SENPLADES. Plan Nacional para el Buen Vivir 2009-2013. Quito : SENPLADES, 2009.
Viteri Gualinga Carlos, « Visión indígena del desarrollo en la Amazonía », Polis [En ligne], 3 | 2002, Publicado el 19 noviembre 2012, consultado el 15 de marzo 2018. URL : http://polis.revues.org/7678
[1] Dans le plan national pour le Buen Vivir 2009-2013, le Buen Vivir est défini comme : « La satisfaction des nécessités, la succession d’une qualité de vie et d’une mort digne, aimer et être aimé, le développement sain de tous et toutes, en paix et en harmonie avec la nature et la préservation indéfinie des cultures humaines. Le Buen Vivir suppose que chacun puisse avoir du temps libre pour la contemplation et l’émancipation, et veut permettre que les libertés, opportunités, capacités et potentialités réelles des individus puissent éclore et se développer ; de manière à permettre la réussite de ce que la société, les territoires, les diverses identités collectives et chacun – vu comme un être humain universel et particulier à la fois -valorise comme objectif vide désirable (tant matériel que subjectivement et sans produire aucun type de domination sur autrui) . (SENPLADES, 2009, 10).