La défense des animaux : une force sociale incontournable
Les citoyens témoignent d’un intérêt croissant pour la cause animale. La médiatisation croissante des actes de cruauté à l’encontre des animaux suscite une puissante indignation. Des citoyens se rassemblent, se mobilisent, rejoignent les associations qui œuvrent à la protection animale. Il y a dans la société, et particulièrement chez les plus jeunes générations, une volonté d’agir, parfois de manière directe, pour la cause animale. Cette volonté prend des formes différentes : de la pétition et l’envoi de courriers aux représentants politiques jusqu’à l’action « coup de poing ». Le mouvement de défense des animaux est devenu au fil du temps une force sociale particulièrement dynamique, inscrite dans le temps long, et de ce point de vue, incontournable.
Dans le domaine intellectuel, culturel et artistique, des femmes et des hommes, toujours plus nombreux, s’engagent dans ce mouvement. Ils œuvrent ainsi à faire évoluer les mentalités au service de l’édification d’une société plus respectueuse des droits des animaux. Cette irruption croissante des animaux dans la vie politique et sociale constitue une tendance lourde dans nos sociétés. Elle n’est pas l’effet d’une mode. En effet, le rejet de la violence envers les animaux et la reconnaissance de leur sensibilité s’inscrivent dans un mouvement de fond ; le développement d’une « civilisation des moeurs » pour reprendre les mots de Norbert Elias.
Ces dernières années, une importante littérature francophone a insufflé un nouvel élan à la défense de la cause animale. Des ouvrages tels que Plaidoyer pour les animaux de Matthieu Ricard (Allary Editions, 2014), Voir son steak comme un animal mort de Martin Gibert (Lux, 2015), Antispéciste d’Aymeric Caron (Don Quichotte, 2016) ont rencontré d’importants succès de librairie. Ils sont ainsi venus creuser un sillage tracé par des travaux plus académiques tels que ceux de Dominique Bourg, Bruno Latour, Corrine Peluchon ou Vinciane Despret ainsi que les ouvrages anglophones – les « classiques » – de Gary Francione, Tom Regan ou Arne Næss, et évidemment, du best-seller de Peter Singer Libération animale (1975). Ce n’est pas nouveau en soi : il existe, en Europe et aux Etats-Unis, une longue tradition de débat public et de réflexion académique sur les enjeux éthiques autour de la question animale. Mais le développement intellectuel en la matière paraît se situer dans une phase d’accélération.
Cette poussée intellectuelle et associative a su mobiliser l’opinion publique et créer un large consensus politique en faveur d’une limitation des pratiques d’extrême cruauté à l’encontre des animaux. De ce point de vue, le mouvement est une réussite : il a su faire adopter, au niveau politique, une série de règles plus strictes en la matière. Néanmoins, lorsqu’on élargit le spectre d’observation, on constate un paysage plus sombre : au plan global le modèle de développement humain alimente, plus que jamais, la souffrance animale. Les tendances mondiales, ne serait-ce qu’en matière d’élevage industriel, sont catastrophiques : demande de viande en croissance substantielle (triplement depuis 1980, doublement annoncé d’ici 2050) ; actuellement, les êtres humains tuent 56 milliards d’animaux pour se nourrir (animaux aquatiques non compris). Ainsi, les petites victoires engrangées par le mouvement de défense des animaux sont éclipsées par la poursuite de ces tendances structurelles d’exploitation animale qui sous-tendent nos modes de vie ; de nos habitudes alimentaires et vestimentaires, en passant par nos divertissements et nos loisirs ainsi que notre production industrielle et nos recherches scientifiques.
Un mouvement dynamique et pluriel
Le mouvement de défense des animaux est loin d’être homogène. Nous pourrions, dans le sillage de Sue Donaldson et Will Kymlicka1, distinguer trois grandes « écoles » éthiques et politiques en la matière :
1. L’approche dite « welfariste » qui désigne les positions qui, tout en reconnaissant l’importance du bien-être animal d’un point de vue moral, le subordonne aux interêts des êtres humains. Les animaux ne sont certes pas considérés comme des machines ; ce sont des êtres vivants qui souffrent, mais la préoccupation pour le bien-être permet l’utilisation des animaux, dans certaines limites, au bénéfice des êtres humains. Le welfarisme politique pourrait se définir comme le principe de « l’usage éthique » des animaux par les êtres humains.
2. L’approche dite « écologique » consiste à s’intéresser avant tout à la santé des éco-systèmes, dont les animaux sont un élément essentiel, et non au sort de chaque animal considéré individuellement. Cette approche critique les nombreuses pratiques ayant un impact dévastateur sur les animaux, comme la destruction de l’habitat, la pollution et l’élevage industriel (dont la responsabilité majeure dans l’émission de CO2 est soulignée). Mais lorsque la preuve est faite que l’abattage des animaux n’a aucun impact négatif sur les éco-systèmes écologiques, et qu’il a même au contraire un impact plutôt positif (comme dans le cas de la chasse ou de l’élevage durable, ou de l’élimination d’espèce invasive ou encore de la réduction d’une espèce trop abondante), alors la position écologique se ramène à favoriser la protection, la conservation et/ou la restauration des écosytèmes au détriment de la sauvegarde des vies animales individuelles des espèces non-menacées.
3. L’approche dites « des droits des animaux » consiste, dans ses versions les plus radicales, à considérer que les animaux comme les êtres humains possèdent des droits inviolables, et qu’il devrait être strictement interdit de commettre certains actes à leur égard, même lorsqu’il s’agit de satisfaire des intérêts humains ou préserver la vitalité d’un écosytème. Ainsi, eu égard à leurs droits moraux fondamentaux à la vie et à la liberté, les animaux et les êtres humains sont égaux, et non pas même et esclave, gestionnaire et ressource, tuteur et mineur sous tutelle, ou bien encore créateur et artefact. Cette approche est une extension naturelle de l’égalité morale qui sous-tend la doctrine des droits de l’homme.
L’approche « welfariste » a pu suffire à faire reculer certaines formes extrêmes de violence à l’encontre des animaux. Mais elle se révèle inefficace lorsqu’il s’agit de cas d’exploitation animale adossés à des intérêts humains, tant ceux qui ressortent de considérations vénales (ex : la production alimentaire via l’élevage industriel) ou de besoins plus triviaux (ex : essais de produits cosmétiques via l’expérimentation animale). Ainsi, l’enjeu – et la faiblesse opérationnelle – du welfarisme réside dans l’identification de la limite éthique qui sépare les souffrances animales utiles et inutiles, supportables et insupportables.
Dans une autre mesure, l’approche écologique, elle aussi, subordonne les animaux aux intérêts humains, bien qu’ils ne soient ni vénaux, ni triviaux puisqu’il s’agit de défendre la primauté d’une conception holistique d’un écosytème sain, authentique et durable pour lequel des vies animales individuelles peuvent être légitiment sacrifiées.
L’approche des droits des animaux est la plus radicale, au sens où elle prend d’assaut les fondements anthropocentriques de notre humanisme. Elle demeure marginale au niveau politique bien qu’elle soit bien présente dans les milieux académiques et dans le mouvement végan ainsi que parmi les promoteurs de l’action directe en faveur des animaux. Les théories antispécistes rencontrent encore peu d’écho auprès du grand public mais leur audience est croissante. Les intellectuels qui défendent cette conception cherchent à ouvrir un nouveau front dans la lutte contre tous les formes de dominations. Ils veulent articuler aux luttes contre la domination sociale, culturelle et patriarcale, la lutte contre le spécisme, qui désigne « toute attitude de discrimination envers un animal en raison de son appartenance à une espèce donnée ».
Écologie politique et bien-être animal
Ce dossier documentaire a pour objectif d’alimenter la réflexion et la mobilisation en faveur de la défense des animaux. Le rôle des écologistes engagés dans l’arène politique et associative est fondamental en la matière puisqu’il s’agit pour eux de transformer ce mouvement de fond en avancées concrètes, réglementaires, et d’ainsi inscrire ce mouvement social dans une perspective politique et institutionnelle. Pour cela, il importe pour eux d’actualiser leur compréhension de ces phénomènes, d’articuler les différentes « écoles » du mouvement de défense des animaux (chacune présente parmi les écologistes) pour imaginer des propositions politiques fortes et opérationnelles, c’est-à-dire souhaitables, réalisables et acceptables par une base sociale assez large.
Le défi est grand car la défense des animaux est une question transversale de l’action publique qui impose d’ouvrir des fronts d’action dans de nombreux domaines. Agir sur la souffrance des animaux d’élevage c’est faire bouger les lignes dans l’agriculture. Préserver les conditions de vie des animaux sauvages impose d’agir sur le plan de la biodiversité, la protection des forêts. Faire reculer l’expérimentation animale conduit à faire évoluer l’industrie pharmaceutique et le monde de la recherche scientifique. Travailler à l’élaboration d’un statut juridique pour les animaux impacte les fondements de notre ordre juridique. Ainsi, la défense des animaux exige un travail de redéfinition politique bien plus large et profond qu’une série d’ajustements dans le cadre du système : elle impose une restructuration de celui-ci.
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