1. Introduction

La société est traversée par des lignes de démarcation sociales et culturelles. Celles-ci mettent aux prises des groupes antagonistes, des identités collectives fondées sur des orientations idéologiques différentes, voire contradictoires, auxquelles il n’est pas possible d’apporter une satisfaction au sein d’un discours politique cohérent. L’enquête Noir, Jaune, Blues, dernièrement publiée, donne à voir les fractures idéologiques de l’opinion belge.

2. La nature de l’opposition ouverture-fermeture [1]

Le recours aux clivages [2] est une manière d’identifier, de donner du sens aux lignes de démarcation politique et idéologique présentes dans la société. Le clivage gauche-droite demeure aujourd’hui la fracture idéologique la plus mobilisée tant par les politiques que par les observateurs de la vie politiques. C’est, semble-t-il, de moins en moins le cas dans l’opinion publique belge [3].

L’opposition ouvert-fermé ne constitue pas un clivage au sens propre, mais plutôt une opposition entre deux types de postures idéologiques, deux perceptions du jeu politique et social. Depuis quelques années, sous des appellations diverses – le plus souvent connotées –, l’opposition ouverture-fermeture est régulièrement invoquée pour expliquer les dynamiques idéologiques, politiques et électorales des démocraties occidentales. Cette lecture a suscité un regain d’intérêt à l’occasion des élections présidentielles autrichiennes et américaines, ainsi que du référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne. Depuis, l’opposition ouverture-fermeture est présentée comme étant la plus significative pour expliquer la nouvelle segmentation idéologique des sociétés occidentales. Les années politiques 2016 et 2017, celles des « insurrections électorales », ont attiré l’attention sur cette opposition entre « ouverts » et « fermés ».

La prétention de l’opposition ouverture-fermeture est double : embrasser, d’une part, les évolutions de la demande politique et du paysage idéologique et, d’autre part, expliquer et anticiper les évolutions de l’offre politique (l’émergence de nouveaux partis politiques et/ou le repositionnement des partis établis). Selon les « versions », les contextes institutionnels, l’opposition ouverture-fermeture se veut concurrente, remplaçante ou complémentaire aux clivages plus traditionnels, au premier rang desquels le clivage socio-économique traditionnel opposant gauche et droite.

Aussi, la lecture ouvert-fermé se présente comme une analyse des courants qui parcourent la société. Toutefois, elles peuvent présenter elles-mêmes une dimension idéologique, explicite ou latente. En effet, ceux qui font commerce politique de l’opposition ouverture-fermeture – qu’ils la labellisent comme mettant aux prises progressistes et conservateurs, mondialistes et patriotes ou les élites et le peuple – y voient l’antagonisme fondamental de la compétition politique parce qu’il appuie leur positionnement. Aussi, cette diversité dans l’usage du concept, l’instrumentalisation politique et tactique qui en est faite pour le promouvoir ou le dénier, participent à créer de la confusion autour d’un concept qui, s’il n’est pas définit précisément, obscurcit l’analyse plus qu’il ne l’éclaire.

3. Les questions identitaires et culturelles au centre des débats politiques et électoraux

L’attention portée sur l’opposition ouverture-fermeture tient notamment à la part croissante prise par les thématiques identitaires et culturelles dans les débats politiques et électoraux. Cette domination se cristallise autour d’une double thématique mêlant, d’un côté, l’immigration et l’islam, et de l’autre, l’Europe et la mondialisation. Elle se fait au détriment des questions socio-économiques plus « classiques » telles que celles de la fiscalité et de la redistribution des richesses qui ont tendance à s’estomper au profit d’une opposition, plus puissamment polarisante, mettant aux prises les partisans de la dite « société ouverte » et le défenseurs d’une société plus organique et homogène ; la contradiction entre ceux qui veulent lever le pont-levis et ceux qui veulent l’abaisser.

Quelles sont les questions sur lesquelles ces deux pôles s’opposeraient ? Quels sont les marqueurs d’ouverture et de fermeture ? Sur le plan thématique, ces marqueurs se fixeraient principalement sur le rapport aux questions migratoires et à l’islam, la relation à l’Union européenne et à la mondialisation économique, mais aussi, bien que plus accessoirement, à la sensibilité environnementale. Sur le plan des valeurs, une ligne de démarcation s’esquisserait quant au rapport à l’avenir, perçu comme une source de craintes ou d’opportunités, la croyance ou non en la possibilité d’un changement politique désirable, la relation à l’altérité qu’elle soit culturelle, religieuse ou afférent à l’orientation sexuelle, la nature et le niveau de défiance à l’égard des institutions, la conception du pouvoir politique, le rapport à l’ « establishment » et au fonctionnement démocratique.

Ainsi, les différences de visions et de sensibilités, qui s’exprimeraient tant sur ces thématiques identitaires que ces valeurs culturelles, tendraient à définir dans l’opinion publique deux pôles d’attraction : celui de l’ouverture et celui de la fermeture.

Le premier rassemblerait, dans sa forme la plus pure, les individus ouverts au changement, optimistes, tolérants, ouverts aux différences, présentant une attitude favorable vis-à-vis des migrants, des musulmans et des LGBTQ. Ils sont sensibles à la protection de l’environnement. Ils témoignent d’un attachement à l’Union européenne qu’il voit comme l’avenir de l’État-nation et dont l’intégration constituerait le rempart aux excès de la mondialisation.

Le second pôle, celui de la fermeture, rassemblerait, dans sa forme la plus typologique, des individus sensibles au déclinisme, nostalgiques, convaincus que « c’était mieux avant », du temps où la société était cohérente, unifiée culturellement. Ils sont pessimistes et anxieux par rapport à l’avenir, inquiets et défensifs à l’égard du changement. Ils veulent continuer le passé. Le pôle de fermeture fonctionne au sentiment d’insécurité ; insécurité sociale à travers la crainte du déclassement et du chômage ; insécurité culturelle par les menaces que font courir l’immigration et l’islam sur l’identité, les valeurs, la civilisation, le rejet clair et net de la société multiculturelle ; et insécurité physique à travers la peur d’être agressé, cambriolé, envahi, etc. Ils rejettent l’Union européenne et la mondialisation qui ouvrent portes et fenêtres à tout ce qui appauvrit les peuples, dilue la souveraineté nationale et menace les modes de vie.

L’enquête Noir, Jaune, Blues reprend l’opposition ouverture-fermeture pour identifier les fractures idéologiques dans l’opinion publique. Le tableau ci-dessous reprend les traits caractéristiques de cet antagonisme.

4. Le capital culturel, clé de compréhension d’une nouvelle segmentation idéologique

L’opposition ouverture-fermeture se veut explicative de l’évolution de la demande politique dans les sociétés occidentales. Elle entend rendre intelligibles les fractures constatées dans l’opinion publique en proposant une nouvelle segmentation idéologique, à savoir les segments sociologiques et démographiques qui sous-tendent les pôles d’ouverture et de fermeture. Quelles sont les catégories dont la position sociale les rend plus perméables aux discours d’ouverture ou de fermeture ?

Pour la Belgique, les résultats de l’enquête Noir, Jaune, Blues s’inscrivent dans la lignée des enquêtes de sociologie électorale menées à l’issue des élections américaines, autrichiennes et du référendum britannique, et plus actuellement, dans le sillage des sondages qui précédent les élections présidentielles en France, législatives en Allemagne et aux Pays-Bas.

La ligne principale de démarcation entre ouverture et fermeture est-elle liée à l’âge, au revenu, à la géographie ? A la lecture de ces enquêtes et sondages, il apparaît quasi-systématiquement que plus le niveau éducatif est important, plus les marqueurs d’ouverture sont présents (ou pour le dire plus correctement plus les marqueurs de fermeture sont plus faibles). Le niveau d’éducation apparaît comme la variable structurante de l’opposition ouverture-fermeture, plus que le niveau de revenus (ces deux facteurs soient corrélés mais différent néanmoins), plus que l’âge, plus que l’appartenance géographique (urbain, rural, « périphérique »), plus que le niveau d’exposition à l’immigration.

4.1 En Europe et aux États-Unis

Les sondages réalisés à la sortie des urnes à l’occasion des seconds tours de la présidentielle autrichienne et du référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne illustrent de manière limpide la dimension décisive du niveau de diplôme dans la détermination du vote. Les deux graphiques ci-dessous montrent que plus le niveau de diplôme est important, plus la propension à privilégier l’option « ouverture » (culturelle, économique et pro-européenne) est marquée. Lors de ces campagnes, les thématiques identitaires (immigration-islam et Europe-mondialisation) furent au cœur des débats électoraux.

Aux États-Unis, le facteur explicatif le plus décisif pour expliquer les mouvements électoraux entre 2012 et 2016 serait, selon Nate Silver [4], le niveau éducatif (et non pas le niveau de revenu). En effet, l’analyse des résultats électoraux de l’élection présidentielle montre, par exemple, qu’Hillary Clinton fait mieux en 2016 que Barack Obama en 2012 dans 48 comtés parmi les 50 plus éduqués, c’est-à-dire les comtés qui comptent le niveau de diplôme moyen le plus élevé du pays. En moyenne, dans ces comtés, et malgré sa défaite, Clinton améliore le score d’Obama (déjà important) de près de 10 %. Nate Silver démontre par exemple que dans les comtés à forts revenus mais à faible niveau moyen d’éducatif Donald Trump améliore substantiellement les scores de Mitt Romney. A l’inverse, dans les comtés les plus éduqués où le revenu médianest plus faible, Clinton améliore le score de Barack Obama. En conclusion, le « fossé éducatif » polarise l’électorat américain, comme il semble polariser l’électorat dans les sociétés européennes.

En France [5], le niveau éducatif constitue également une ligne de partage lorsqu’on observe les intentions de vote en fonction du niveau de diplôme. Le graphe ci-dessous représente les intentions de vote en faveur de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron en fonction du niveau de diplôme. Il montre clairement la corrélation positive entre le score d’Emmanuel Macron (candidat qui cumule les marqueurs d’ouverture) et le niveau de diplôme. A l’inverse, la corrélation se révèle largement négative pour Marine Le Pen (candidate qui cumule les marqueurs de fermeture). Un haut niveau de diplôme, loin de garantir le vote Macron (c’est néanmoins le segment où le candidat réalise son meilleur score), immunise contre le vote Le Pen. Dans le cas français, le niveau éducatif « indexé » au lieu de résidence est particulièrement efficace pour illustrer la ligne de démarcation entre ouverture et fermeture au sein de la société française. Ces deux facteurs mettent aux prises, de manière schématique, d’un côté, les diplômés universitaires résidant dans les grandes métropoles connectées à l’économie mondiale et les zones touristiques privilégiées, et de l’autre, les zones rurales et les petites villes périphériques ainsi que les bassins industriels en crise.

4.2. En Belgique

En Belgique, l’enquête Noir, Jaune, Blues permet de se faire une idée de la présence d’une ligne de démarcation liée au niveau éducatif sur le rapport au système politique, l’immigration, la présence de l’islam, l’Europe et la mondialisation. Ainsi, sur l’ensemble de ces sujets, les citoyens belges semblent se diviser avec plus ou moins de force selon leur niveau de diplôme. Cela est particulièrement remarquable sur les thématiques proprement identitaires, à savoir l’immigration et l’islam.

  • La défiance à l’égard système politique
  • « Je pense que le système politique actuel est globalement en échec ». 63 % du panel interrogé est d’accord avec cette affirmation tandis que les indécis et les personnes en désaccord représentent respectivement 16 et 21 % de l’échantillon. La ventilation des résultat par niveau de diplôme montre des résultats différents.

b) La cohésion sociale et culturelle de notre société

  • Face à l’affirmation « au sein de la société actuelle, ce qui divise les gens entre eux est plus fort que ce qui les rassemble », 65 % des répondants expriment leur accord ; 16 % leur désaccord et 19 % leur indécision. Le niveau d’adhésion à cette proposition varie en fonction du niveau éducatif : tendanciellement, plus le diplôme est élevé moins la croyance en une société sans principes communs est importante.

c) L’immigration et à l’islam

C’est sur les thématiques mêlant immigration et présence de l’islam que le « fossé éducatif » est le plus prégnant. Les sensibilités politiques en la matière diffèrent sensiblement en fonction du niveau de diplôme : plus l’individu est diplômé, plus il sera enclin à exprimer un point de vue plus ouvert ( en fait, moins fermé). Sur le plan méthodologique, il est important de noter que les auteurs de l’enquête ont limité leur échantillon aux dits « Belgo-belges » [6] pour ne pas biaiser les résultats.

  • « Il y a trop d’immigrés dans notre société ». 66 % des personnes interrogées marquent leur accord avec cette affirmation. 24 % sont en désaccord et 10 % sont mitigés. Sur cet item, le niveau éducatif agit tendanciellement comme une ligne de partage. Alors que 45 % des universitaires disent partagés ce constat, ils sont 73 % parmi les personnes ayant arrêtées leurs études en secondaires. Toutefois, cette fracture est plus marquée lorsqu’on ventile les résultats en fonction des tranches d’âges des répondants. Le différentiel entre le faible niveau d’adhésion des 16-25 ans à l’idée qu’il y aurait trop d’immigrés et celui des plus de 65 ans est très important. Sur la question migratoire, en Belgique, le jeune âge indexé à un haut niveau de diplôme contribue à renforcer substantiellement les marqueurs d’ouverture.

  • 53 % des sondés sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « même après plusieurs générations, les descendants d’un immigré ne seront jamais vraiment belges ». 31 % marquent leur désaccord et 16 % sont indécis. Ici encore, le niveau d’adhésion est très différent selon le niveau du diplôme des personnes sondées. Près de 40 points séparent le niveau d’adhésion des diplômés universitaires et celui des diplômés du secondaire inférieur ; les premiers faisant preuve d’un positionnement plus ouvert quant à la conception qu’ils se font de l’identité belge.

  • La corrélation positive entre le niveau éducatif et la présence de marqueurs d’ouverture se constate plus fortement lorsqu’il s’agit de la présence de l’islam dans nos sociétés et du rapport aux musulmans. Le graphe ci-dessous reprend l’échelle des opinions (des personnes non-musulmanes) à l’égard des musulmans en fonction du niveau de diplôme. On remarque que plus le capital culturel est bas, plus la défiance à l’égard des musulmans est élevée.

d) l’Union européenne, Schengen et l’intégration politique

  • 51 % des sondés se disent « vraiment favorable au rétablissement des frontières entre les pays européens  ». 36 % y sont opposés. 18 % sont indécis. Seul 33 % des universitaires se disent favorables à la fin de Schengen alors qu’ils sont près de 60 % à être favorables au retour des frontières européennes parmi les personnes sondées les moins diplômées.

  • La question de l’intégration européenne est abordée lorsqu’il est demandé aux personnes sondées de se prononcer sur le niveau de pouvoir (État fédéral/Région ou UE) qu’il convient de renforcer pour répondre aux « grands problèmes ». Le niveau éducatif apparaît comme un facteur important de positionnement sur la question européenne comme le montre le graphe ci-dessous.

f) La mondialisation

  • Interrogés sur leur adhésion par rapport à l’affirmation « Je me sens noyé dans la mondialisation », 51 % des sondés exprime leur accord (51%). La seule catégorie qui n’exprime pas majoritairement une défiance à l’égard de la mondialisation est celle des diplômés de l’enseignement supérieur universitaire.

5. Les liens entre niveau éducatif et marqueurs d’ouverture/de fermeture

C’est une chose de constater une corrélation positive entre niveau éducatif et présence de marqueurs d’ouverture, c’en est une autre de l’expliquer. Pourquoi les marqueurs de fermeture sont-ils sous-représentés parmi les franches les plus éduquées de la population ?

Il serait erroné de considérer que la propension des moins diplômés à présenter des marqueurs politique de fermeture s’expliquerait par leur ignorance des enjeux et l’inconséquence de leur démarche politique. L’explication selon laquelle les moins éduqués, lorsqu’ils se prononcent pour Trump ou le Brexit, voteraient contre leurs propres intérêts (parce qu’ils ne les cernent pas correctement) doit être écartée [7].

La relation entre niveau éducatif (plus généralement, le capital culturel) et marqueurs d’ouverture/de fermeture s’expliquerait par la position sociale qu’offre le fait d’avoir un diplôme universitaire ou celle qu’impose le fait de ne pas en avoir. Cette position contribuerait à expliquer les différences de rapport à l’identité, l’altérité, l’image soi, la mondialisation [8]. Plusieurs hypothèses sont généralement formulées pour expliquer la relation entre le niveau éducatif et la propension à adopter des positions d’ouverture :

  • Disposer d’un diplôme universitaire inclinerait à interpréter les grandes mutations de nos sociétés (mondialisation, la transition écologique, migration, automatisation de l’emploi) sur le registre de la transition et de l’opportunité, et non celui de la rupture et de la régression . Sur le plan social, cela prémunit largement contre l’insécurité professionnelle et la crainte du déclassement social. Ainsi, le niveau de diplôme apparaît comme un indicateur de bien-être économique de long-terme, bien plus que le niveau de salaire [9]. Ce qui porte à conséquence sur le plan du positionnement politique.
  • La corrélation positive entre niveau éducatif et ouverture à l’altérité (immigration, islam, LGBTQ) s’expliquerait par l’exposition à celle-ci, au quotidien, dans le quartier, la ville ou au moment des études supérieures. De manière générale, les universités sont des espaces plus diversifiés que les villes et villages d’où sont originaires les étudiants. Néanmoins, les liens entre exposition à l’immigration et propension à voter « fermé » ou « ouvert » sont complexes et parfois ambigus [10].
  • Le capital culturel déterminerait les habitudes de consommation médiatique, fondamentales dans la détermination du vote. Les moins diplômés ne s’informeraient pas par les mêmes canaux médiatiques que les plus diplômés. La confiance à l’égard des canaux médiatiques « traditionnels » diminue avec le niveau de diplôme. Le type de supports médiatiques par lequel un individu s’informe et construit son point de vue politique varierait notamment selon son capital culturel et son niveau éducatif [11].
  • Le niveau d’instruction induirait une réceptivité plus forte à certaines formes de consommation et de langages politiques. Grosso modo, les plus diplômés auraient une propension à développer une approche du discours politique plus cérébrale qu’émotionnelle, plus soucieuse de la solidité du programme, la crédibilité des propositions et des candidats, etc.. A l’inverse, les moins diplômés auraient tendance à être réceptifs aux discours plus émotionnels, centré sur le message et la personnalité du candidat plus que sur son projet et les détails de son programme.

6. Conclusion : Ouverture-fermeture, une explication insuffisante et trop binaire

Seule, l’opposition ouverture-fermeture n’offre pas une image nuancée des dynamiques idéologiques à l’œuvre dans notre société [12]. L’analyse par l’opposition ouverture-fermeture gagne à être précisée et complétée pour donner à voir une segmentation idéologique plus précise et opérante, et sur deux plans :

  • L’opposition ouverture-fermeture comprend deux dimensions distinctes : l’ouverture économique d’une part, l’ouverture culturelle d’autre part. La première dimension a trait à la mondialisation économique, la promotion du commerce international et la défense de l’intégration européenne. La seconde dimension concerne l’ouverture à la différence culturelle, la promotion des droits fondamentaux, du cosmopolitisme, d’une citoyenneté fondée sur le contrat social et non sur l’appartenance ethnique.
  • L’opposition ouverture-fermeture ne suffit pas pour comprendre ce qui se joue : elle doit être complétée par une autre « opposition » ayant trait au « système politique » qui distinguerait deux dimensions : d’une part, l’opposition prosystème/antisystème, et d’autre part, l’opposition verticalité/ horizontalité.

L’opposition ouverture-fermeture, nuancée et complétée, offre une grille de lecture plus fidèle à la complexité des enjeux et plus opérante sur le plan stratégique [13]. Celle-ci prendrait la forme d’un « jeu » à quatre curseurs mettant aux prises des visions antagonistes :

  • Ouverture économique versus Fermeture économique. Cet antagonisme opposerait, d’un côté, ceux qui défendent l’idée qu’une économie prospère est une économie ouverte portée par les opportunités de la mondialisation, et de l’autre, ceux qui promeuvent un modèle économique plus protectionniste visant à se protéger de la mondialisation et de l’intégration européenne.
  • Ouverture culturelle versus Fermeture culturelle. Cet opposition mettrait aux prises, d’une part, ceux qui défendent une conception inclusive, contractuelle, non-ethnique de la citoyenneté , une société ouverte sur la diversité culturelle, l’immigration et l’islam, et d’autre part, une conception de la société plus « organique » et soucieuse d’homogénéité ethnique, plus attachée à l’idée des frontières, nostalgique par rapport au passé.
  • Pro-système versus Anti-système : l’opposition se joue entre ceux qui, d’un côté, acceptent ou légitiment le fonctionnement actuel du système politique et économique, et de l’autre, ceux qui s’y opposent. Certains s’y opposent parce qu’ils se sentent victimes d’un système qui sert uniquement les élites, et toujours les « autres » (les immigrés, les « assistés », etc.) avant eux-mêmes. D’autres rejettent le système et son oligarchie pour leur substituer un ordre plus démocratique et horizontal.
  • Verticalité du pouvoir versus Horizontalité : cet antagonisme réside dans le fait d’adhérer à une conception du pouvoir qui, d’un côté, voudrait que le changement se fasse « par en bas » (l’horizontalité) sans attendre les politiques ou les syndicats, et qui, de l’autre, mise sur l’avènement d’un pouvoir « fort » exercée de manière « personnelle » qui remettrait de l’ordre dans la société (la verticalité).

Ainsi, lorsque les curseurs « fermeture », « anti-système » et « verticalité » s’alignent, la vision du monde en présence est celle d’un environnement cerné par les risques et les menaces (sociales, culturelles, sécuritaires). A l’inverse, lorsque les curseurs « ouverture », « pro-systéme » et « horizontalité » se recoupent, cela renvoie à avoir une perception du monde vu, de manière optimiste, comme un environnement d’opportunités et de défis. Le portrait-type de l’ouverture « complète » dessinerait le visage de Justin Trudeau [14]. Celui du « fermé complet » prendrait plutôt les traits de Marine Le Pen ou Geert Wilders.

En définitive, cette grille à quatre curseurs permet d’intégrer de nombreuses variations à l’unique opposition ouverture-fermeture. Il est par exemple possible d’être favorable (même timidement) à une forme d’ouverture culturelle et sociale et de défendre une vision de « fermeture » sur le plan économique lorsqu’il s’agit de la mondialisation et de l’intégration européenne. C’est le cas de Jean-Luc Mélenchon et de Die Linke en Allemagne.

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[1De facto, essentiellement, du point de vue de ceux qui en défendent la pertinence et l’opportunité.

[2Les clivages ne désignent pas seulement une opposition entre des discours. Ils font également écho à des divisions sociales et institutionnelles considérées comme suffisamment objectives, ce qui explique que les termes d’un clivage sont censée pouvoir être endossées par une part importante des acteurs que ce clivage concerne.

[3Le sondage Noir, Jaune, Blues montre en effet une augmentation constante de la proportion de personnes interrogées refusant de se placer sur l’échelle gauche-droite. En 1995, cette proportion représentait 29 % des personnes interrogés. En 1997, 42 %, et 47 % en 2016 (ce chiffre s’élevant à 56 % dès lors que seules les réponses des femmes sont prises en considération).

[5Ces lignes ont été écrites en mars 2016, soit quelques semaines avec le premier tour des élections présidentielles.

[6C’est-à-dire les individus de nationalité belge, né belge et n’ayant aucun parent/grand-parent né avec une autre nationalité. Ce périmètre signifie que sur le plan électoral, a fortiori à Bruxelles et dans les grandes villes de Wallonie, les « ouverts » sont sous-estimés.

[7Voter pour Le Pen, Wilders, Trump ou pour le Brexit est a priori autant un acte de conscience que de voter pour Emmanuel Macron, Jesse Claver, Hillary Clinton ou contre le Brexit. Il ne saurait y avoir d’un côté un vote conscient, réfléchi, documenté parce qu’il serait « ouvert », et de l’autre, un vote pulsionnel, infondé, irrationnel parce qu’il serait « fermé ».

[8Cfr tableau ouverture-fermeture de Noir, Jaune, Blues (point 2.)

[9Par exemple, bien qu’ils perçoivent de bons salaires, les ouvriers spécialisés dans l’industrie automobile vivent avec la crainte de voir leur job être délocalisé ou automatisé. C’est bien moins le cas d’un graphiste indépendant qui, bien qu’il gagne plus modestement sa vie que cet ouvrier spécialisé, ne vivrait pas dans cette forme d’insécurité professionnelle.

[10Le cas des élections aux Pays-Bas montre que l’exposition à l’immigration agit sur le vote de manière contradictoire selon qu’on vit en ville ou à la campagne. Dans le second cas, elle agit comme un facteur décisive dans la détermination d’un vote pour le PVV de Geert Wilders a fortiori si cette exposition à l’immigration en milieu rural est doublé d’un faible niveau éducatif.

[11De ce point de vue, une analyse comparative du profil-type sociologique des auditeurs réguliers du JT de RTL-TVI et de la RTBF, de BEL-RTL ou de la PREMIÈRE devraient laisser poindre une ligne de démarcation autour du niveau éducatif moyen (de l’âge et du lieu de résidence). Les habitudes de consommation d’informations sur internet distinguerait grosso modo ceux qui voient dans les grands médias traditionnels un indicateur de crédibilité et ceux qui, à l’inverse, ne leur accorde aucune confiance, au bénéfice de sources d’infos dites « alternatives ».

[12Raison pour laquelle les auteurs de l’enquête Noir, Jaune, Blues ont placé l’opinion publique belge dans un espace traversé par deux fractures idéologiques fondamentales :l’axe « ouverture/fermeture » mais aussi une opposition « système/antisystème ».

[13Cette distinction est le résultat d’un entretien avec John Pitseys, docteur en philosophie et licenciré en droit, chargé de recherches au CRISP.

[14Jesse Klaver est-il un ouvert « complet » ? Le cas du leader de Groen Links est intéressant : s’il est clairement « ouvert » sur le plan culturel (immigration, islam, vivre-ensemble) ainsi que dans son rapport à l’Union européenne (Groen Links est favorable à l’accord entre l’UE et l’Ukraine), il l’est moins quand il s’agit du libre-échange (il s’est par exemple opposé au CETA).

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