La lecture du dernier ouvrage de l’écrivain néerlandais Rutger Bregman, Utopies réalistes [1], propose des réflexions parfois fort surprenants. Cet historien de 29 ans, qui se dit libertarien et admire Friedrich Hayek et Milton Friedman n’a, à première vue, pas grand-chose pour plaire à des écologistes et autres progressistes. Il approche la politique et l’avenir de nos sociétés d’une manière décalée qui n’est pas sans rappeler celle de Yuval Noah Harari dans son célèbre Sapiens. Une brève histoire de l’humanité [2]. Tentons quand même suivre Rutger Brergman dans l’approche originale qu’il utilise pour dépeindre notre société.
Utopies réalistes est déjà le quatrième livre de Rutger Bregman. Cet ouvrage d’une vedette médiatique aux Pays-Bas a été traduit en 17 langues, publié dans 23 pays et est un best-seller non seulement Outre-Moedijck mais aussi en Grande-Bretagne. Bregman a été interviewé par bien des médias européens, états-uniens et tout récemment par Trends-Tendance en Belgique. Son précédent livre sur l’histoire du progrès [3] a reçu en 2013 le prix Liberales de la droite flamande. Logique puisqu’il déclare dans une interview : « La gauche n’est capable que de se positionner contre quelque chose : contre l’austérité, contre l’homophobie, contre l’establishment, contre tout ». À première vue, assez clivant, il avance néanmoins des propositions concrètes fort intéressantes [4]. Quelles sont les utopies libertariennes proposées ?
« Tout va très bien, Madame la Marquise » ?
Dès le départ, Bregman parle de l’utopie en évoquant Thomas More et son Utopia. Il part ce que pouvait être « l’utopie médiévale », vers l’an 1300, une époque où selon lui « tout le monde, partout, était pauvre, affamé, sale, effrayé, bête, laid et malade ». Reprenant des chiffres de revenu annuel moyen, il conclut qu’en Italie, par exemple, 600 ans plus tard, le paysan italien de 1870 vivait dans le même triste état. Rien ne s’était amélioré. Par contre, aujourd’hui, l’Italien moyen est 15 fois plus riche et vit dans un pays qui ressemble au pays de Cocagne et correspond tout à fait au rêve du paradis sur terre que pouvaient avoir ses ancêtres. En quelques pages, Bregman décrit les progrès de la médecine et leur impact sur la santé et la durée de vie, le confort dont disposent la quasi-totalité des habitants des pays développés… Dans ce monde d’abondance matérielle rendu possible par le capitalisme, l’industrie, les technologies, tout irait donc pour le mieux. Cependant, très vite, Bregman place de gros bémols : « L’industrie publicitaire nous incite à dépenser de l’argent que nous n’avons pas en objets dont nous n’avons que faire pour impressionner des gens que nous ne supportons pas. Puis nous irons pleurer sur l’épaule de notre thérapeute ». Notre libertarien n’aime pas les geeks, leurs apps et leurs gadgets ; il relaie les mots d’un génie des maths : « Les meilleurs esprits de ma génération réfléchissent au moyen d’inciter les gens à cliquer sur des publicités ». Il y aurait donc urgence à vouloir mieux que ce que nous offre le système actuel. Puisque « nous avons encore des idéaux, même si nous les avons enterrés », il importe de lancer de nouvelles utopies. C’est ce qui fait que tout au long de son ouvrage se trouve des citations vantant la nécessité de l’utopie, dont la très belle d’Oscar Wilde : « Une carte du monde qui ne comprendrait pas l’Utopie ne serait même pas digne d’être regardée, car elle laisserait de côté le seul pays où l’Humanité vient d’accoster. Et après y avoir accosté, elle regarde autour d’elle et, ayant aperçu un pays meilleur, reprend la mer. Le progrès est la réalisation des Utopies ».
Mettre fin au scandale de la pauvreté
Un objectif qui semble être partagé par tous est de mettre fin à la pauvreté, que l’on soit de gauche, de droite ou ni-ni. Brergman consacre trois longs chapitres à cette problématique. Même si le premier d’entre eux s’intitule « Pourquoi il faut donner de l’argent à chacun », l’auteur ne prône pas d’emblée un revenu inconditionnel d’existence (RIE) ou une quelconque formule d’allocation universelle. Il fait plutôt le choix de décrire des expériences qui, de par le monde, ont permis à des démunis de sortir de leur graves difficultés. Ce qui est intéressant avec un auteur qui n’est pas francophone, c’est qu’il apporte des exemples, des références autres que celles que l’on a l’habitude de lire sous la plume de nos défenseurs de l’aide sans contraintes bureaucratiques. Et toujours, on découvre que les plus grands succès arrivent quand on fait confiance aux gens, qu’on leur donne des moyens sans conditions et qu’on les laisse libres d’agir sans contrôles ni mesures directives. De fait, Brergman considère que « le système d’aide sociale s’est dégradé en un monstre pervers de contrôle et d’humiliation ». Cette critique de l’État-providence ne s’attaque pourtant pas seulement à la gauche qui le défend habituellement mais il y voit « …un pacte grotesque entre la gauche et la droite. La droite politique craint que les gens ne cessent de travailler [si on leur donne les moyens de vivre décemment sans devoir travailler] et la gauche ne leur fait pas confiance pour faire leurs propres choix ». Dénonçant une logique de honte, de soupçon et de culpabilisation, il s’orienterait donc vers quelque-chose qui ressemble à un RIE, dans une version libérale qui la voit comme un substitut à toute la sécurité sociale et un moyen de repenser la place les syndicats. Cependant, en prenant le temps de la profondeur, il est possible de remarquer que pour Brergman, le RIE est le complément nécessaire à la sécurité sociale qu’il faut maintenir, un progrès nécessaire pour compléter la protection des plus faibles, quelque peu dans la lignée de Van Parijs ou de Defeyt. Les expériences passées (Alaska, Canada, Etats-Unis sous Nixon…) sont communes mais avec un éclairage où le souci principal n’est pas celui de justice mais d’efficacité globale de la société. Cela ne l’empêche toutefois pas de reprendre les arguments de Wilkinson et Picketty [5], ainsi que de citer Latouche et David Graeber [6]. La question se pose, dès lors, autour de quel est véritablement le positionnement idéologique de Bregman.
Haro sur la sacralisation du travail
Après un bref chapitre (« De nouveaux chiffres pour une nouvelle ère ») sur le caractère incongru de l’indicateur fétiche des économistes classiques qu’est le PIB (variations sur le thème développé par Robert Kennedy : « Le produit national brut […] mesure tout […] sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue »), le polémiste se lance dans la défense de « la semaine de travail de 15 heures ». L’auteur montre ici son habileté à jongler avec les notions de productivité et fait appel aux grands penseurs de l’économie politique, Mills, Russel, Keynes mais aussi (le jeune) Marx. Raisonnements imparables qui lui font considérer que l’on peut se poser la question « Y a-t-il quelque chose que le fait de travailler moins de résout pas ? » depuis les stress et le burn-out à l’émancipation des femmes en passant par le changement climatique et les inégalités. On retrouve dans ce chapitre bien des raisonnements et exemples communs à ceux trouvés dans le dossier « travail » de la coopérative d’édition POUR écrire la liberté [7]. Au-delà des brillantes démonstrations et argumentaires économiques, Brergman émaille ses propos d’anecdotes convaincantes et de citations diverses : « Le travail est le refuge de de gens qui n’ont rien d’autres à faire dans la vie », Oscar Wilde ou « L’objectif de l’avenir est le chômage complet, pour que nous puissions faire ce qu’il nous plaît », Arthur C. Clarck).
Tant qu’il en est à dénoncer la croyance que travailler beaucoup est encore nécessaire, l’auteur démontre que « de plus en plus de gens peuvent gagner de l’argent sans contribuer à rien qui ait une valeur tangible pour la société ». Il s’attaque durement à tous ceux qui ne créent aucune richesse véritable mais se contentent de déplacer la richesse ou de la détruire. Au contraire des éboueurs, des enseignants, du personnel médical ou des policiers, l’auteur n’apprécie guère le brassage de vent des publicitaires, des avocats d’affaires, des lobbyistes, et, évidemment, des financiers puisque le chapitre se nomme « Pourquoi il n’est pas payant d’être banquier ». A l’exact opposé d’Ayn Rand qui romançait qu’une grève des puissants mettrait le monde à genoux [8], il montre que l’Irlande a très facilement supporté 6 mois de grève dans le secteur bancaire alors que 6 jours de grève ont mis la ville de New-York au pas et ont conduit à ce que les éboueurs locaux soient très bien rémunérés (70.000$/an).
Comme d’autres, Bregman montre aussi que les technologies numériques et de l’intelligence artificielle vont très probablement réduite le nombre d’emplois nécessaires. Un bien ? Un mal ? Tout dépendra de qui en profitera : les travailleurs qui pourraient réduire leur temps d’emploi ou les possesseurs de machines qui pourraient encore accroître leurs profits. Le chapitre est titré « La course contre la machine », ce qui évoque le livre d’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Race against the machine [9] qui montre que la numérisation, sans changement sociétal profond, augmentera inéluctablement les inégalités.
No border !
Le dernier domaine abordé dans Utopies réalistes est celui des relations nord-sud et des migrations. Dans le chapitre « Par-delà les portes du pays d’abondance », l’auteur développe des petites histoires, des récits historiques et des expérimentations concrètes qui montrent que la pensée dominante est erronée. Puisque l’OCDE mesure que « les pays pauvres perdent trois fois plus en évasions fiscales que ce qu’ils reçoivent en aides étrangères » Bregman juge que « des mesures contre les paradis fiscaux pourraient être beaucoup plus bénéfiques que les programmes d’aide les mieux intentionnés. Il va plus loin et estime qu’« à cause des frontières, des milliards de gens sont obligés de vendre leur travail pour une fraction du prix qu’ils en obtiendraient en pays d’abondance ». A rebours de la tendance xénophobe qui fait que « les ¾ des murs et des barrières frontalières ont été érigés après l’an 2000 », il conclut qu’il faut en finir avec la logique de forteresse assiégée qui est celle du passé : « tout comme jadis quand les pauvres frappaient aux portes des remparts des cités ». En utilisant des logiques plus utilitaristes qu’éthiques, en montrant que la fermeture est inefficace tout en coûtant cher, en montrant que des frontières ouvertes incitent les migrants à rentrer chez eux, en insistant sur le fait que de voir arriver des hommes et des femmes jeunes, qui n’ont rien coûté à éduquer et à élever, prêts à travailler dur, est un avantage pour l’économie des pays développés (argument néolibéral par excellence), l’auteur rejoint le point de vue des progressistes ouverts et généreux.
Comment être convainquant ?
Les dernières pages du livre confirment ce qu’un lecteur attentif pouvait deviner. Tout en se présentant comme « ni de gauche ni de droite », Bregman donne une leçon d’efficacité convictionnelle. Au lieu de prendre les gens qui pensent « mal » à rebrousse-poil, il part de leurs a priori, accepte leur point de vue et présente alors des arguments qui les déstabilisent. Évitant les discours culpabilisants ou mû par une indignation qui n’est souvent pas partagée par la majorité bercée par les mantras de la pensée dominante, il joue une musique séduisante. Il sait qu’ « une vision du monde […] est une forteresse qu’on défend bec et ongles, par tous les moyens, jusqu’à ce que la pression devienne si forte que les murs finissent par céder. » Il sait que « la pression du groupe peut même nous conduire à ignorer ce que nous voyons de nos propres yeux ». Il est conscient que « quand nous glissons notre bulletin dans l’urne, ce n’est pas tant pour nous-mêmes que nous le faisons que pour le groupe auquel nous voulons appartenir ». Puisque « dans la mesure où ils veulent être réélus, les politiciens ne peuvent se permettre d’adopter des points de vue qui soient perçus comme trop extrêmes », ils ont en sorte que « leurs idées restent dans les marges de ce qui est acceptable ». C’est ce qui a été défini comme « la fenêtre d’Overton » [10] et qui explique que les politiques (avec p minuscule) ne font plus guère de Politique. Brergman admire donc Hayek et Friedman non pour leurs idées mais parce ce qu’ils ont ramé à contre-courant avec détermination pendant des années avant d’imposer leur doctrine néolibérale à un monde auparavant dominé par la pensée de gauche.
Celui qui fut proche du Socialistische Partij hollandais dit donc aujourd’hui : « Le plus grand problème des socialistes perdants (la gauche social-démocrate de toute l’Europe – ndlr), ce n’est pas qu’ils ont tort. C’est qu’ils sont ennuyeux comme un bouton de porte. Ils n’ont pas d’histoire à raconter, ni même de langue pour la raconter ». Il prône donc un « récit d’espoir et de progrès » [11] à l’opposé de celui « capable seulement d’enthousiasmer une poignée de branchés qui s’éclatent en philosophant sur le post-capitalisme après avoir absorbé quelque ouvrage interminable ».
Loin du « bouclier percé de la social-démocratie » (George Montbiot dans The Gardian), Bregman n’adopte pas le ton des déclinistes et autres collapsologues (même s’il défend les même propositions que ces derniers) mais tente de redonner espoir et perspectives à ceux qui croient encore en un progrès autre que celui des hyper-technologies : « J’ai rencontré d’innombrables lecteurs qui me disent que tout en croyant absolument aux idées exprimées dans ce livre, ils voient le monde comme un endroit où règnent l’avidité et la corruption. Ma réponse est : éteignez la télévision, regardez autour de vous et organisez-vous. Chez la plupart des gens, le cœur est vraiment au bon endroit ».
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[1] Rutger Bregman, Utopies réalistes, éd. Du Seuil, 256 pp., 2017, 20€.
[2] Analyse d’Etopia : Alain Adriaens, Sapiens, une histoire écologique de l’humanité, https://www.etopia.be/spip.php?article3197
[3] Rutger Bregman, De geschiedenis van de vooruitgang, éditions De Bezige Bij, 2013
[4] En couverture de son livre : « En finir avec la pauvreté », « Un monde sans frontières », « La semaine de travail de 15 heures » ;
[5] Richard Wilkinson, Kate Pickett, préface de Pascal Canfin, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les Petits matins, 2013,
[6] « Le phénomène des boulots à la con », http://enuncombatdouteux.blogspot.be/2013/08/sur-le-phenomene-des-boulots-la-con.html)
[7] « Réinventer notre rapport au travail. Dans quelle société voulons-nous vivre ? » POUR n°2, juin-juillet 2017 https://www.pour.press/boutique/journal-n2/
[8] Ayn Rand, La Grève (Atlas Shrugged), Les Belles Lettres, [1957], 2013.
[10] Concept introduit par le politologue états-unien Joseph Overton qui fait que « la viabilité politique d’une idée dépend principalement du fait qu’elle se situe dans la fenêtre, plutôt que des préférences individuelles des politiciens »,
[11] Voir comment il défend ses idées sur la scène des TEDx talks : https://www.youtube.com/watch?v=ydKcaIE6O1k ou dans l’émission C’ à vous https://www.youtube.com/watch?v=M00VwjpqDRA.