Sapiens, une brève histoire de l’humanité fut publié en 2011 en hébreu par Yuval Noah Harari. Ce professeur d’histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem savait-il que son ouvrage allait devenir un best-seller incontesté ? Numéro 1 en Israël, il a été traduit en 30 langues (édité en français par Albin Michel en 2015) et marque tous ceux qui le lisent. Il faut dire que Harari a une manière très personnelle et déstabilisante de décrire l’histoire de l’humanité, depuis nos ancêtres australopithèques jusqu’aux transhumanistes de ce début du XXIe siècle.
La méthode Harari
En lisant Sapiens, on, pourrait imaginer que Yuval N. Harari est un vieux professeur binoclard qui a accumulé une vaste sagesse au long d’une vie de recherche sur l’histoire du monde. Eh bien, pas du tout : c’est un jeune quadra, portant jeans et chemise violette, vivant en couple avec son mari. Sa spécialisation est l’histoire médiévale et militaire et il a obtenu un doctorat à l’université d’Oxford en 2002. Il est enseignant en histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem depuis 2005. C’est un homme moderne et il utilise donc les outils de notre époque : il anime un mooc (massive open online course) auquel sont abonnés (gratuitement) des dizaines de milliers d’étudiants. Il faut le voir, paisiblement assis dans son fauteuil et sous une lampe de bureau agrandie, nous servir ses histoires dans un anglais académique (Oxford oblige) très compréhensible [1]. Il dispense aussi ses idées brillantes et déstabilisantes sur un blog multilingue, qui mérite la peine d’une visite.
Harari pratique une approche de l’histoire transversale tenant compte de faits scientifiques non historiques (au sens propre du mot). Son livre démarre ainsi avec les premiers hominidés. Sans avoir l’air d’y toucher, avec un détachement apparent, l’auteur de Sapiens décrit l’histoire de l’humanité en ne donnant pas l’impression d’avoir une thèse à défendre. Dans les épisodes les plus récents, il dépeint la réalité en présentant des options parfois opposées. Il semble ne pas prendre position mais les faits qu’il relate nous orientent dans une certaine direction sans que cela apparaisse comme imposé du haut d’une chaire. Habile manière de faire passer des pilules parfois amères (pour les préjugés ordinaires) sans trop heurter. Mais son approche radicalement décalée par rapport aux ouvrage historiques habituels recoupe, on le verra, bien des manières de penser propres aux écologistes.
Notre héritage biologique
Au début de son récit, l’auteur insiste beaucoup sur le fait que si l’espèce Homo sapiens est apparue il y a environ 200.000 ans, elle est l’héritière de plus de 2,5 millions d’années d’ancêtres hominidés et auparavant de rameaux communs avec les singes. Ces longues périodes d’évolution progressive ont évidemment laissé des traces génétiques qui expliquent largement beaucoup de nos comportements. Plus nous approchons des temps actuels, plus les faits décrits par Harari ont un impact important sur ce que nous sommes aujourd’hui, mais il n’oublie jamais d’où nous venons. Ce passé explique bien des attitudes humaines et, toujours entre les lignes, Hariri laisse entendre que nos modes de vie actuels sont en opposition avec ce que notre nature et même nos cultures nous indiqueraient comme comportements en adéquation avec ce que nous sommes profondément.
On voit rapidement défiler nos ancêtres singes du sud (australopithèques), puis, à partir de 250.000 ans, les Homo habilis (habile), ergastrer (artisan), erectus (qui se tient debout) avant d’arriver à Homo neanderthalensis qui vivait en Europe depuis 500.000 ans. Mais vers 70.000 AC, sapiens quitte son berceau africain et conquiert le monde et supplante l’homme de Neandertal qui disparaît vers 28.000 AC. On sait toutefois aujourd’hui grâce à la génétique que sapiens contrairement à ce que pensaient les historiens hobbesiens [2], Sapiens n’a pas massacré tous ses congénères : 4% des gènes de Neandertal se retrouvent en effet dans nos génomes. Plus à l’est, ce serait même 16% de gènes de l’Homo denisoviensis qui se retrouveraient chez certains de nos contemporains.
La force des mythes
Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs (appelés « fourrageurs ») vivent, vers 70.000 AC, une révolution qu’Hariri nomme « cognitive ». Celle-ci serait due au fait que les hommes se mettent à élaborer des mythes collectifs qui leur permettent de collaborer au-delà de clans d’une ou deux dizaines d’individus. Harari montre que tout ce qui tient ensemble les sociétés humaines depuis lors, les religions, les empires, les entreprises (on ne sait pourquoi, la firme automobile Peugeot est prise comme exemple d’un mythe agissant qui tient ensemble et fait agir efficacement des dizaines de milliers d’individus) est la résultante de mythes inventés par les humains.
Et puis, il y a environ 12.000 ans, une seconde révolution survient, celle qui voit se créer des sociétés d’éleveurs/agriculteurs. Harari nous laisse entendre que ce basculement est une véritable catastrophe pour l’espèce humaine. Elle quitte alors le « paradis terrestre » et crée les villes, les nations, la propriété, l’argent (et donc le vol) et autres joyeusetés qui nous accablent encore aujourd’hui. Ne résistons pas à reprendre un passage qui confirme l’option post-matérialiste de l’auteur : « Le piège [la révolution agricole] s’était refermé. La poursuite d’une vie [apparemment] plus facile engendra de rudes épreuves. Et ce ne fut pas la dernière fois. Cela nous arrive aussi aujourd’hui. Combien de jeunes étudiants ont trouvé une place dans de grandes entreprises, acceptant de bosser dur dans l’idée de se faire un petit pécule qui leur permettrait de se retirer et de s’occuper de ce qui les intéresse vraiment quand ils auront 35 ans ? Mais quand ils arrivent à cet âge, ils ont de lourdes hypothèques sur le dos, des enfants à l’école, une maison dans une banlieue huppée qui nécessitera au moins deux voitures par famille, et le sentiment que la vie ne vaut d’être vécue sans un excellent vin et des vacances coûteuses à l’étranger. Que faire ? Revenir à la recherche de tubercules ? Non, redoubler d’efforts et continuer de trimer ». Faut-il encore d’autres preuves qu’Harari professe discrètement des options d’objecteur de croissance ?
Sur ce mode ironique, l’auteur poursuit l’étude de l’évolution de l’humanité, envisageant que « les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » [3]. Harari montre que les évolutions successives, de plus en plus rapides, sont dues à trois mythes agissant : les religions, l’impérialisme (depuis le premier empire, celui de l’akkadien Sargon en 2.250 AC jusqu’à l’empire américain de nos jours), l’argent (avec les sommets atteints par le capitalisme depuis 300 ans). On voit comment les impérialismes et le capitalisme se lient avec et s’appuient sur la nouvelle religion, la science, pour gagner en puissance.
De petits coups de griffes
Tout au long de pages emplies d’exemples révélateurs et d’anecdotes, Harari ne ménage pas ses « têtes de turc », notamment les mâles dominants, violents et brutaux qui ont été à la source de tant de massacres et de malheurs collectifs. Il laisse aussi deviner une position anti-spéciste, cohérente puisqu’il est végétalien. Cette histoire illustrée épargne les individus (finalement sans importance) et ce n’est qu’accessoirement qu’est cité un dirigeant qui se croyait important. Pas de dates de batailles dans ce livre d’histoire mais la description des lames de fond sociétales qui font l’histoire au-delà des individus.
Un écologiste se doit quand même de relever quelques phrases lourdes de sens, notamment dans le chapitre 17, « Les rouages de l’industrie » où Harari confirme sa sensibilité verte dans des paragraphes titrés « la vie sur tapis roulant » ou « l’âge du shopping ». Il dit ainsi « Les éthiques capitaliste et consumériste sont les deux côtés de la même médaille, la fusion de deux commandements. Le commandement suprême du riche est ’’Investis !’’. Celui du commun des mortels est ’’Achète !’’ ».
On trouve dans Sapiens des chiffres étonnants et révélateurs. On apprend que les 7 milliards d’humains placés sur une balance pèseraient 300 millions de tonnes. Mais les animaux de ferme, veaux, vaches, cochons, couvées ont eux une masse cumulée de 700 millions de tonnes alors que tous les grands animaux sauvages (« des porcs-épics et des pingouins aux éléphants et aux baleines ») ne dépassent pas 100 millions de tonnes. 80.000 girafes contre 1.500.000.000 de bestiaux, 200.000 loups pour 400.000.000 chiens domestiques, 250.000 chimpanzés contre 7.000.0000.000 d’humains. Harari conclut : « L’humanité a réellement pris possession du monde ».
D’autres chiffres relativisent aussi certaines peurs que les médias distillent habituellement. Ainsi, les morts violentes sont un sujet qui fait recette dans la presse, écrite ou télévisée. Or, en 2002, par exemple, sur les 57 millions d’humains décédés, seulement 741.000 le furent à cause des violences humaines : 172.000 suite aux guerres et 569.000 suite à des crimes. La route a tué près de 1.300.000 fois (lors d’accidents, les victimes de la pollution de l’air ne sont pas comptabilisées) tandis que 873.000 se sont suicidés.
Un futur plus qu’inquiétant
Fort de sa connaissance transversale du passé des humains, Harari se hasarde à tenter de deviner leur avenir. Et ce n’est guère réjouissant puisqu’il titre son dernier chapitre « La fin d’Homo sapiens ». L’auteur constate tout d’abord que depuis peu (depuis la révolution agricole) « Homo sapiens a commencé à briser les lois de la sélection naturelle pour les remplacer par les lois du dessein intelligent » Ce processus débute avec la sélection par les éleveurs et les agriculteurs de races et espèces plus productives en croisant des individus aux caractéristiques souhaitées. Les cochons deviennent plus gros, les épis de blé plus vigoureux, etc. Si Harari sait que depuis 4 milliards d’années c’est le hasard suivi de la sélection de la nécessité qui a généré le vivant tel qu’il est, il sait aussi que depuis Mendel et la biologie moléculaire, depuis l’informatique, les capacités d’action sur le vivant ont explosé. Il considère donc que « le remplacement de la sélection naturelle par un dessein intelligent pourrait se traduire de trois façons : par le génie biologique, le génie cyborg (les cyborgs sont des êtres qui mêlent parties organiques et non organiques) ou le génie de la vie inorganique ».
L’auteur donne quelques exemples de ce que l’on réalise déjà aujourd’hui. En génétique, les manipulations ont commencé sur les bactéries (avec Escherichia coli, qui, en intégrant le gène de l’insuline humaine, aide à soigner les diabétiques). Les manipulations du vivant se sont accrues, touchant de plus en plus d’espèces. Certains généticiens s’attellent aujourd’hui à rendre vie non pas aux dinosaures de Jurassic Park mais très concrètement à des mammouths. D’autres proposent de tenter le coup avec l’homme de Neandertal.
Pour ce qui est du génie cyborg, Harari constate que nous avons déjà commencé à nous transformer avec nos prothèses auditives ou dentaires, ainsi que nos pacemakers. À la pointe de la recherche, ce sont des membres bioniques animés (même à distance) à partir de puces insérées
dans le cerveau de singes qui se mettent à bouger.
Enfin, Harari envisage la possibilité de « fabriquer des êtres entièrement inorganiques ; les exemples les plus évidents en sont les programmes et les virus informatiques capables d’évolution indépendante ». Sans évoquer la fiction Matrix, il évoque la singularité, ce moment où des machines conçues par l’homme le dépasseront : « un cyborg éternellement jeune, qui ne se reproduit pas [ndlr : quoique] et n’a pas non plus de sexualité, qui peut partager ses pensées avec d’autres êtres, dont les capacités de concentration sont mille fois supérieures aux nôtres et qui n’est jamais en colère ni triste, mais qui a des émotions et des désirs que nous ne saurions même commencer à imaginer ».
Ce dépassement de l’humanité qui implique « La fin d’Homo sapiens », Harari semble le considérer comme inéluctable. Il ne l’attribue pas au pouvoir de persuasion des rares transhumanistes mais plutôt au constat que l’homme, bien qu’il les ai menées, a davantage subi les révolutions précédentes ’à l’insu de son plein gré’, qu’il ne les a décidées. Il constate que, comme toujours, c’est sous prétexte d’aider les malades que l’on fait avancer les dangereuses recherches : « Que se passerait-il, par exemple, si nous trouvions un remède à la maladie d’Alzheimer, dont le bénéfice secondaire serait d’améliorer spectaculairement la mémoire des gens sains ? Quelqu’un pourrait-il arrêter la recherche en question ? Et une fois le traitement mis au point, un conseil de l’Ordre quelconque pourrait-il le réserver aux patients d’Alzheimer et empêcher les gens sains [et riches] d’acquérir les super-mémoires ? ».
Harari, en bon historien, nomme cette redoutable évolution « le Projet Gilgamesh » (du nom de ce roi d’Uruk en Mésopotamie qui, en 2.650 avant J.-C., tenta, en vain lui, d’acquérir l’immortalité). Il ne croit pas que les mises en garde des fictions inaugurées par Mary Shelley, en 1818, pourront arrêter une évolution qu’il juge irrésistible. Les mésaventures de Prométhée devraient nous pousser à la plus grande méfiance face à l’orgueil qui anime trop souvent l’espèce humaine : « Le Dr Frankenstein est juché sur les épaules de Gilgamesh. Puisqu’il est impossible d’arrêter Gilgamesh, il est aussi impossible d’arrêter le Dr Frankenstein ».
Alors, pessimiste Harari ? Peut-être certainement très sceptique et plutôt objecteur de croissance comme le montre le contenu de son avant-dernier chapitre, au titre mystérieux.
« Et ils vécurent heureux »
Faisant sans cesse des allers-retours entre ce que nos ancêtres vivaient et l’époque actuelle, Harari se pose la question : « Sommes-nous pour autant plus heureux ? La richesse que l’humanité a accumulée au cours des cinq derniers siècles s’est-elle traduite par une satisfaction inédite ? ». Rejoignant un questionnement que nous avions développé dans une précédente analyse [4], l’historien postule que la recherche du bonheur est l’objectif de tous les humains. Pour lui, dès lors, le tableau du prétendu progrès des sociétés humaines depuis quelques millénaires est peu convaincant : « Les paysans ont dû travailler plus dur que les fourrageurs [les chasseurs-cueilleurs] pour vivoter avec une alimentation moins variée et moins nourrissante tout en étant bien davantage exposés à la maladie et à l’exploitation. De même, l’essor des empires européens a considérablement accru la puissance collective de l’humanité en faisant circuler idées, technologies et cultures et en ouvrant de nouvelles voies au commerce. Mais tout cela n’était pas vraiment une bonne nouvelle pour des millions d’Africains, d’indigènes d’Amérique ou d’aborigènes d’Australie. Compte tenu de la propension notoire des hommes à abuser de leur pouvoir, il semble naïf de croire que plus de pouvoir implique nécessairement plus de bonheur ». Repartant de l’évolution naturelle qui nous façonne depuis des millénaires, il juge que « l’humanité a créé un monde froid et mécanique mal adapté à nos besoins véritables. L’évolution a adapté nos esprits et nos corps à la vie des chasseurs-cueilleurs. La transition agricole, puis industrielle, nous a condamnés à une vie contre nature où nos inclinations et instincts naturels ne sauraient s’exprimer pleinement ».
L’auteur juge durement les comportements des classes favorisées de ce début de XXIe siècle : « Nous pouvons aller en vacances dans des endroits plus stupéfiants les uns que les autres. Mais où que nous allions, nous jouerons probablement avec notre smartphone au lieu de voir réellement les lieux. Nous n’avons jamais eu autant le choix, mais à quoi bon ce choix quand nous avons perdu la capacité d’y faire réellement attention. » S’il concède quelques améliorations (médecine moderne, recul des guerres internationales et quasi-élimination des grandes famines), il pense toutefois que « nous détruisons les fondements de la prospérité humaine dans une débauche de consommation téméraire ».
Harari reprend les pensées des philosophes, prêtres et poètes qui « depuis des millénaires ruminent sur la nature du bonheur. (…) Beaucoup ont conclu que les facteurs sociaux, éthiques et spirituels n’ont pas moins d’effet sur notre bonheur que les conditions matérielles ». Il reprend à sa manière historique les raisonnements de l’économiste Tim Jackson [5] qui montre qu’il y a un optimum aux effets de la richesse matérielle et craint même que « l’immense amélioration des conditions matérielles au cours des deux derniers siècles ait été annulée par l’effondrement de la famille et de la communauté ». Il ose : « A la différence des camarades de bistrot, les amas de l’âge de pierre avaient besoin les uns des autres pour survivre. Les êtres humains vivaient en communautés très soudées, et les amis étaient des gens avec qui on partait chasser le mammouth. On survivait ensemble à des longs périples et à des hivers rigoureux (…) En cas de pénurie, on partageait les deniers morceaux de nourriture. Ces amis se connaissaient plus intimement que bien des couples de nos jours. Combien de maris peuvent dire comment leur femme se conduira s’ils sont chargés par un mammouth enragé ? »
Reprenant les désirs qui ont travaillé nos ancêtres, il estime que « si ce sont les attentes qui déterminent le bonheur, il est fort probable que les deux piliers de notre société – les médias et la publicité – épuisent à leur insu les réserves de contentement de notre planète ». Estimant que certains humains sont plus doués pour le bonheur que d’autres (question de neurotransmetteurs et d’hormones), il rejette l’illusoire bonheur chimique des psychotropes et, puisque la satisfaction provient de l’adéquation entre attentes (trop grandes) et possibilité de leur possibilité de réalisation, il en arrive à nier toute pertinence au transhumanisme. « Même l’immortalité pourrait nourrir le mécontentement ». Selon lui, si l’on met au point des techniques gardant les gens indéfiniment jeunes, « il en résultera probablement une épidémie de colère et d’anxiété. Ceux qui ne pourront s’offrir les nouveaux traitements miraculeux – l’immense majorité des gens – seront fous de rage. Tout au long de l’histoire, les pauvres et les opprimés se consolaient à l’idée que la mort était équitable : les riches et les puissants mourraient eux aussi. Les pauvres auront du mal à avaler qu’ils sont promis à la mort alors que les riches resteront à jamais jeunes et beaux ».
Le sens de l’histoire et de la vie
Cette question du bonheur humain semble véritablement au centre de la réflexion de Harari. Il dit clairement que la plupart des livres d’histoire décrivent les faits, les guerres, les vies des saints, des penseurs et des grands leaders mais qu’ « ils n’ont rien à dire quant à l’influence de tout cela sur le bonheur et la souffrance des individus ».
C’est au départ de cette lacune qu’il développe, en un très court chapitre, ce qu’il pense personnellement sur le sens de la vie. Avec son détachement habituel, il jongle avec les notions issues de disciplines très éloignées. Puisque la neurochimie nous fait comprendre que « les clés du bonheur sont entre les mains de notre système biochimique », il semble approuver l’option des transhumanistes qui sont prêts à « manipuler notre biochimie pour nous rendre vraiment heureux ». Mais aussitôt, il remarque que le roman d’Aldous Huxley Le meilleur des mondes est jugé comme une dystopie et que la plupart des lecteurs sont très mal à l’aise avec cette société où « chacun prend sa dose de ’’soma’’, un produit de synthèse qui rend les gens heureux sans nuire à leur productivité et à leur efficacité ». Il conclut donc que dans notre for intérieur nous savons que « le bonheur n’est pas l’excédent de moments de plaisir sur les moments déplaisants ». En rupture avec « le libéralisme qui est la religion dominante de notre époque », il fait l’hypothèse que « ce sont nos valeurs qui font le différence ». Faut-il « synchroniser ses illusions personnelles de sens avec les illusions collectives dominantes » ? Ou, à l’instar des bouddhistes qui depuis 2.500 ans sont les experts en recherche de ce qui rend heureux, faut-il arriver à la conclusion que si le « bonheur est indépendant des conditions extérieures » (ce que disent aussi biologistes et sociologues), il l’est aussi de nos sentiments intérieurs et que donc comme le dit Bouddha, « plus nous attachons de l’importance à nos sentiments, plus nous leur courrons après, plus nous souffrons ».
Puisque les transhumanistes nous proposent de « manipuler nos désirs », nous devrions nous interroger sur le sens dans lequel nous allons transformer notre humanité. Harari avance alors cette étrange et dérangeante phrase : « La vraie question est non pas ’’Que voulons-nous devenir ?’’ mais ’’Que voulons-nous vouloir ?’’ » Puisque, de toute évidence, l’humanité n’a pas de réponse à cette interrogation, la dernière phrase de Sapiens, traduisant bien le scepticisme d’Harari, est : « Y a-t-il rien de plus dangereux que des dieux insatisfaits et irresponsables qui ne savent pas ce qu’ils veulent ? ».
[2] Le très pessimiste Hobbes a décrété, vers 1650, suivant en cela le romain Plaute, que « L’homme est un loup pour l’homme ».
[3] Maxime attribuée à Karl Marx et reprise par Raymond Aron.
[4] Alain Adriaens, La nébuleuse post-matérialiste et la question du bonheur, analyse d‘Etopia, mai 2016 – https://www.etopia.be/spip.php?article3070
[5] Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, Etopia/De Boeck, 2010.