Cela fait des années – et cela remonte depuis bien avant la crise – que nombre de mouvements plaident pour une transformation en profondeur du modèle économique empreint de productivisme qui dégrade les conditions de vie de nombre de travailleurs, de sans-emploi et d’employeurs. Ce projet de transformation, connu sous les termes de Green New Dealou encore transition économique, touche beaucoup de strates de la société. Il s’en prend également aux représentations mentales qui occupent de plus en plus l’espace public (comme celles selon lesquelles il est nécessaire de libérer la sphère économique des griffes de l’État, ou l’idée que les impôts (en particulier pour les plus riches) ne peut qu’être profitable à l’ensemble de la société, ou que les sans-emplois sont des parasites, etc.).Ces idées finalement conservatrices sont profondément ancrées dans nos mentalités via le martèlement du slogan thatchero-reaganien « There Is No Alternative ». Si nous sommes convaincus de la pertinence du projet de Green New Deal, le chemin à parcourir pour le réaliser n’est pas clairement délimité. Il est parsemé d’incertitudes. Ce n’est qu’en mobilisant la bonne volonté des acteurs de changement et en procédant par essai-erreur qu’il prendra forme. Un certain nombre d’expériences, de projets pilotes et d’initiatives citoyennes contribuent déjà à le rendre chaque jour un peu plus concret.

Les défenseurs de ce projet ont parfois peiné à convaincre au-delà du cercle de leurs sympathisants de passer à l’acte. Le principal écueil est qu’il n’y a pas de voie bien tracée. En réalité, ces craintes s’expliquent aussi parce que, jusqu’à présent, les sciences économiques n’ont dans leur ensemble pas vraiment été intéressées par les questions que soulève cette transformation. Quelques chercheurs ou centres de recherche ont apporté leur pierre académique à l’édifice, mais généralement leur contribution portait sur un aspect particulier du changement. Rares sont les études à avoir abordé le sujet de la transition de manière holistique, systémique en identifiant non seulement les mécanismes à l’œuvre mais aussi et surtout, en donnant une idée de leur ampleur : à quel point l’effet rebond peut-il contrebalancer l’impact positif d’une mesure prise antérieurement ? Vaut-il mieux procéder en suivant une politique des « petits pas » ou est-il préférable d’agir par le biais de grandes réformes ? Peut-on concilier les mesures en faveur de l’emploi et de l’environnement ou faut-il arbitrer entre elles ?

Une étude commandée par les Verts au Parlement européen (Karima Delli, Philippe Lamberts, Florent Marcellesi, Ernest Maragall, Bart Staes) à une équipe de chercheurs essentiellement basés à l’Université Autonome de Barcelone, un bastion de la pensée économique alternative, permet d’approfondir et de mieux comprendre les objectifs à poursuivre.

L’illusion de l’efficacité énergétique

Le premier de ces objectifs consiste à examiner les liens entre la croissance, l’emploi et l’énergie au cours des 10 à 20 dernières années dans les pays européens. Il en résulte que les gains en terme d’efficacité énergétique que l’on observe sont essentiellement dus à la modification de la structure économique de nos pays : comme ceux-ci se sont désindustrialisés et que les secteurs industriels sont très énergivores et polluants, une amélioration de cet indicateur est automatiquement enregistrée. C’est toutefois sans compter le fait que ces productions sont désormais exercées ailleurs dans le monde. Les secteurs des services dont la part dans la production totale et l’emploi domestique a augmenté progressivement (jusqu’à atteindre environ 70 % du PIB et de l’emploi) sont moins gourmands en énergie. L’un dans l’autre, l’efficacité énergétique a évolué favorablement. Mais, si ces mutations économiques ne s’étaient pas produites, l’intensité énergétique serait alors actuellement supérieure de 20 %, voire 65 %dans certains pays… Cet état des choses relativise dès lors les progrès sur les plans énergétique et environnemental. Il doit également nous inciter à amplifier les actions visant la transition énergétique (un paquet de mesures proposé le 30 novembre par la Commission européenne est, à cet égard, bien insuffisant).

Une mesure alternative de l’intensité énergétique revient à rapporter l’énergie consommée par heure de travail prestée. Dans 10 pays européens, ce taux ne s’est pas amélioré. Dans le groupe des États membres où ce taux a bien évolué, le volume de travail a augmenté plus que proportionnellement dans 6 pays si bien que,in fine, ceux-ci sont plus énergivores. Autrement dit, dans l’ensemble, l’UE a besoin de toujours plus d’énergie qu’elle importe essentiellement de pays qui, hormis la Norvège, ne partagent pas nos valeurs d’État de droit, de respect des droits humains, de démocratie (parmi lesquels l’Arabie Saoudite, le Nigeria, la Russie, me Qatar…). En termes de flux monétaires, cette dépendance représente aujourd’hui un transfert quotidien d’un milliard d’euros vers nos fournisseurs énergétiques.

Combiner réduction collective du temps de travail et taxe énergétique

Le second objectif consiste à mettre au point un modèle macroéconomique vert : Cette proposition est une petite révolution dans le sens où jusqu’à présent, les modèles mis au point pour essayer de fournir des projections quant à l’état de l’économie et du marché du travail dans les prochaines années ignoraient tout simplement la question des limites de la planète, l’impact de la robotisation, etc. Ce modèle nous permet d’évaluer les effets de politiques telles qu’une réduction collective du temps de travail, une hausse de la taxe énergétique, etc. Actuellement, ce modèle est calibré pour la France, ce qui signifie que les hypothèses qui le sous-tendent sont conçues à partir de l’observation du fonctionnement de l’économie française. Une disponibilité insuffisante des données ne permettait pas de prendre comme référence la zone euro ou l’Europe. De futurs travaux seront nécessaires pour enrichir le modèle et le faire coller davantage à la réalité. Si le modèle est donc incomplet pour l’instant, nous pouvons néanmoins en tirer un certain nombre d’enseignements.

Selon lui, le PIB augmenterait à un rythme compris entre 0,4 % et 1,3 % par an d’ici à 2050 (soit bien moins que les 2,3 % projetés par l’OCDE) en fonction du comportement de la demande et de l’ampleur du phénomène de la robotisation. Il indique que, en l’absence d’une réduction collective du temps de travail, la croissance sera freinée en raison d’un nombre croissant de chômeurs évincés du marché du travail en raison des gains de productivité qui les rendent superflus. Même si cette mesure s’accompagne d’une modération salariale, les entreprises investiront dans des équipements et techniques qui, au final, réduiront les coûts salariaux totaux. Il en résulterait des pertes d’emplois, mais dans une proportion moindre que si l’on ne s’engage pas dans une réduction graduelle du temps de travail. Une taxe énergétique est introduite (plusieurs variantes sont considérées) de sorte que les recettes fiscales sur les énergies fossiles subsidient la production de renouvelables. Cet effet réduit la facture énergétique des ménages. La taxe énergétique a aussi pour conséquence de rendre l’emploi des travailleurs plus attractifs par rapport aux machines et robots qui les remplacent.

En combinant ces deux mesures, le modèle construit nous montre qu’il est encore possible générer de la croissance et – grandes différences avec le scénariobusiness as usual– de réduire fortement le chômage ainsi que le déficit public, les premières années. Ces résultats ne sont pas négligeables étant donné le carcan budgétaire européen et le coût du vieillissement de la population pour la Sécurité sociale.

Bien entendu, ces chiffres doivent être pris avec prudence (d’où leur absence dans ce texte à une exception près) et, comme indiqué plus haut, ce modèle doit être peaufiné. Cette nécessité fera l’objet d’un nouveau projet construit avec les chercheurs de l’Université Autonome de Barcelone.

D’ici la fin de l’année prochaine, un objectif est d’approfondir la question des interactions entre les différentes variables lorsque l’on prend mieux en considération le commerce international ou encore le vieillissement de la population. Comment l’économie réagit-elle également si l’on introduit un revenu universel (selon des modalités à déterminer) ou, au lieu de cela, une garantie d’emplois. Dans son best-seller « Le Capital au XXIe siècle », Thomas Piketty préconisait l’instauration d’un impôt européen sur le patrimoine afin de réduire les inégalités. La nouvelle version du modèle permettra d’évaluer les effets sur l’ensemble de l’économie d’un tel impôt. Idem en ce qui concerne une taxe carbone dont il a régulièrement été question ces dernières années pour mettre à l’abri l’UE des pressions concurrentielles des pays qui fondent leurs avantages compétitifs sur un laxisme environnemental.

En résumé, les travaux menés jusqu’à présent confirment toute la pertinence de la transition écologique, sur les plans énergétique et social (lesquels ne s’opposent pas, mais plutôt se renforcent l’un l’autre) et sur le plan économique (dans le sens où le PIB pourrait continuer à croître alors que notre modèle économique est recadré pour réduire notre empreinte écologique et être plus inclusif). Si les résultats sont confirmés après l’amélioration du modèle, les effets atteints permettront de présenter un modèle économique et politique faisant pleinement sens, auprès de nouveaux publics.

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