Le 24 mai 2015, le Vatican publiait Laudato si’, la lettre encyclique du pape François consacrée à la « sauvegarde de la maison commune », un texte adressé non seulement aux chrétiens de ce monde mais encore à « chaque personne qui habite cette planète ». J’en livre ici une lecture politique, qui permettra à celles et ceux qui ne l’ont pas lue de s’en faire une idée.

Cette lettre de 192 pages (!) écrite par l’Argentin Jorge-Maria Bergoglio et ses équipes ne nous apprend, à nous écologistes, rien de vraiment nouveau sur l’état de la planète et de ses habitants. Ce qui en fait la nouveauté et la force est plutôt la qualité de son auteur, le plus haut responsable de l’Eglise catholique, au nom de laquelle il parle. Cette Eglise nous avait habitués, ces dernières décennies, à un discours focalisé sur les questions de morale sexuelle, semblant réduire ce qu’elle appelle « la culture de mort » à la manière dont nos sociétés traitent les embryons humains. Laudato si’ semble enfin élargir la dénonciation à l’ensemble du système dans lequel nous vivons : c’est en effet bien du respect du commandement « Tu ne tueras pas » qu’il s’agit quand vingt pour cent de la population mondiale consomment les ressources de telle manière qu’ils volent aux nations pauvres, et aux futures générations, ce dont elles ont besoin pour survivre (§95).

Cette encyclique, annoncée comme traitant de l’écologie, établit tout au long du texte un lien indissoluble entre la question environnementale et la question sociale. C’est vrai au niveau du constat comme des solutions, rassemblées sous le vocable d’écologie intégrale : Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature. (§139).

Une dénonciation sans ambiguïté du système et de ses responsables

Le bilan de santé de la planète et de ses habitants est dressé sans concessions au chapitre 1 ; il couvre aussi bien les dimensions écologiques (climat, ressources, biodiversité) que sociales (qualité de vie, inégalités). Mais à la différence de textes précédents du Vatican (nous pensons à l’encyclique Caritas in veritate publiée par Benoit XVI après la crise financière), le texte pointe du doigt non pas les excès du système, mais bien le système lui-même. Le chapitre 3 est consacré à cette dénonciation d’un paradigme fondé sur la maximisation du profit de quelques-uns par l’exploitation sans limite de la planète et de la majorité de ses habitants traverse les premiers chapitres du texte. Pour l’illustrer, one ne citera qu’un passage : Quand on propose une vision de la Nature uniquement comme objet de profit et d’intérêt, cela a aussi de sérieuses conséquences sur la société. La vision qui consolide l’arbitraire du plus fort a favorisé d’immenses inégalités, injustices et violences pour la plus grande partie de l’humanité, parce que les ressources finissent par appartenir au premier qui arrive ou qui a plus de pouvoir : le gagnant emporte tout (§82). Et François de préciser aussitôt que l’idéal d’harmonie, de justice, de fraternité et de paix que propose Jésus est aux antipodes d’un pareil modèle.

Ceci s’accompagne d’une mise en cause répétée de l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues. Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la “ presser ” jusqu’aux limites et même au-delà des limites (§106). Et pour être sûr d’être bien compris, François écarte le discours de la croissance durable (qui) devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie (§194). Et qu’on ne vienne pas attendre la solution de la technologie, liée aux secteurs financiers, qui prétend être l’unique solution aux problèmes, de fait, est ordinairement incapable de voir le mystère des multiples relations qui existent entre les choses, et par conséquent, résout parfois un problème en en créant un autre (§20). Non, la situation ne cessera d’empirer si nous maintenons les modèles actuels de production et de consommation (§26).

Mais le système que dénonce François n’est pas arrivé par hasard : ses responsables se trouvent à la croisée des pouvoirs politiques et économiques qui ont tendance à s’accuser mutuellement en ce qui concerne la pauvreté et la dégradation de l’environnement. (…) Pendant que les uns sont obnubilés uniquement par le profit économique et que d’autres ont pour seule obsession la conservation ou l’accroissement de leur pouvoir, ce que nous avons ce sont des guerres, ou bien des accords fallacieux où préserver l’environnement et protéger les plus faibles est ce qui intéresse le moins les deux parties (§198).


L’écologie intégrale comme réponse aux défis sociaux et environnementaux

François ne s’arrête pas à ce réquisitoire sans concessions ; les chapitres 4 et 5 vont développer les solutions. Très vite dans le texte apparaît le sens de l’urgence : Déjà les limites maximales d’exploitation de la planète ont été dépassées, sans que nous ayons résolu le problème de la pauvreté (§27) alors que des symptômes d’un point de rupture semblent s’observer, à cause de la rapidité des changements et de la dégradation, qui se manifestent tant dans des catastrophes naturelles régionales que dans des crises sociales ou même financières (§61). En effet, le rythme de consommation, de gaspillage et de détérioration de l’environnement a dépassé les possibilités de la planète, à tel point que le style de vie actuel, parce qu’il est insoutenable, peut seulement conduire à des catastrophes, comme (…). L’atténuation des effets de l’actuel déséquilibre dépend de ce que nous ferons dans l’immédiat (§161). Pour paraphraser un autre François (Hollande), le changement, c’est maintenant !

Ce changement exige de la part de l’humanité de quitter le déni de réalité, ce comportement évasif (qui) nous permet de continuer à maintenir nos styles de vie, de production et de consommation. C’est la manière dont l’être humain s’arrange pour alimenter tous les vices autodestructifs : en essayant de ne pas les voir, en luttant pour ne pas les reconnaître, en retardant les décisions importantes, en agissant comme si de rien n’était (§59). Il nous faut aussi abandonner les illusions dangereuses, comme par exemple une conception magique du marché qui fait penser que les problèmes se résoudront tout seuls par l’accroissement des bénéfices des entreprises ou des individus (§190) ou encore le mythe moderne du progrès matériel sans limite (§78) pour au contraire accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties (§193).

Pour François et ses équipes, l’écologie intégrale est inséparable de la notion de bien commun, « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée ». Le bien commun présuppose le respect de la personne humaine comme telle, avec des droits fondamentaux et inaliénables ordonnés à son développement intégral. (…) Toute la société – et en elle, d’une manière spéciale l’État, – a l’obligation de défendre et de promouvoir le bien commun (§156-157).

Cette écologie intégrale doit s’appuyer sur des principes solides, en commençant par remettre l’être humain à sa juste place, c’est-à-dire non pas comme le “seigneur” de l’univers mais plutôt comme administrateur responsable. (…) Si l’être humain se déclare autonome par rapport à la réalité et qu’il se pose en dominateur absolu, la base même de son existence s’écroule (§116-117). L’humain fait donc partie du vivant, au service duquel doit se placer le politique, celui-ci étant à son tour servi par l’économie. Ainsi, la politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine (§189). Et quand il s’agit d’humain, François rappelle que dans les conditions actuelles de la société mondiale, où il y a tant d’inégalités et où sont toujours plus nombreuses les personnes marginalisées, privées des droits humains fondamentaux, le principe du bien commun devient immédiatement comme conséquence logique et inéluctable, un appel à la solidarité et à une option préférentielle pour les plus pauvres (§158).

Finalement, ce qui est véritablement en cause est la notion de progrès, que François nous invite à redéfinir : Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut pas être considéré comme un progrès (§194). Ceci s’accompagne de la réaffirmation du principe de précaution, citant la déclaration de Rio (1992) : «En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives » qui empêcheraient la dégradation de l’environnement. Ce principe de précaution permet la protection des plus faibles (§186)

Des principes à l’action

L’ensemble de ces principes doivent guider l’action humaine dans tous les domaines, comme par exemple le travail décent (§124-129), les villes durables (§147-155), la lutte contre le dérèglement climatique (§170-175), l’efficacité dans l’usage des ressources et de l’énergie (§180). Cet appel à l’action s’adresse bien entendu aux responsables politiques : nous avons besoin d’une politique aux vues larges, qui suive une approche globale en intégrant dans un dialogue interdisciplinaire les divers aspects de la crise. Souvent la politique elle-même est responsable de son propre discrédit, à cause de la corruption et du manque de bonnes politiques publiques (§197). Mais le changement doit aussi venir des citoyens et le pape de se faire l’écho de Pierre Rabhi en appelant chacun à un changer son style de vie : La spiritualité chrétienne propose une autre manière de comprendre la qualité de vie, et encourage un style de vie prophétique et contemplatif, capable d’aider à apprécier profondément les choses sans être obsédé par la consommation. (…) La sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire ; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachant jouir des choses les plus simples (§222-223).

Un texte fort, à l’impact politique limité

On comprendra à la lecture de ce qui précède que le texte de Laudato si’ appelle à un changement de paradigme : le modèle de société actuel, dicté par le capitalisme financier – nommé « paradigme technocratique » dans le texte – nous mène à l’abîme. La transformation sociale et écologique proposée par François est de fait fort proche des thèses défendues par l’écologie politique. A un bémol près, cependant : la question démographique qui n’est abordée que très brièvement, pour ne pas dire évacuée. Pour l’auteur, la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire. On peut être d’accord avec lui pour ne pas se cacher derrière l’argument démographique pour éviter une remise en question du système : Accuser l’augmentation de la population et non le consumérisme extrême et sélectif de certains est une façon de ne pas affronter les problèmes. On prétend légitimer ainsi le modèle de distribution actuel où une minorité se croit le droit de consommer dans une proportion qu’il serait impossible de généraliser, parce que la planète ne pourrait même pas contenir les déchets d’une telle consommation (§50). Toutefois, nul ne peut ignorer que la démographie est l’un des déterminants de l’impact de la population humaine sur l’écosystème Terre.

Pendant des siècles, les églises chrétiennes instituées ont fourni aux puissants la justification morale de leur pouvoir ; il est plus que réjouissant de voir la première d’entre-elles, la catholique, adopter, en ce début de 21ème siècle et par la plume de son chef, un discours remettant en cause ce pouvoir. Mais avec quelles suites politiques ? En Europe, la scène politique demeure dominée – mais pour combien de temps encore – par le Parti Populaire Européen, la famille politique qui sous le leadership de fait d’Angela Merkel, rassemble des personnalités comme Barroso, Berlusconi, Juncker, Orban, Rajoy, Sarkozy, Schäuble, Tusk… Le PPE se réclame ouvertement des racines et valeurs chrétiennes de l’Europe ; il devrait donc, plus que toute autre famille politique, être sensible aux messages venus du Vatican. La réalité, illustrée par les politiques menées par ses responsables dans les États-membres et au niveau européen, est toute autre : il est devenu au fil des décennies le bastion de la défense du capitalisme financier actuel, basé sur la maximisation du profit à court-terme aux dépens de la planète et du plus grand nombre de ses habitants. Au sein de cette famille politique, on voit au contraire ressurgir une droite religieuse – dont François Fillon est l’exemple le plus récent – qui à la fois brandit la religion catholique comme marqueur d’une identité excluante et prône des politiques socio-économiques aux antipodes des thèses de Laudato si’. Ce n’est donc pas de ce côté que le pape François trouvera des alliés ; ils se trouveront plutôt du côté de toutes celles et tous ceux qui œuvrent à une société plus juste, plus durable et plus démocratique. Ce n’est pas un hasard si lors du discours du pape au Parlement Européen, les applaudissements partirent toujours des bancs de la gauche !

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