Depuis ses origines institutionnelles, la Wallonie se livre, à intervalles réguliers, à des réflexions sur son sens. L’actualité politique contribue régulièrement à des coups d’accélérateur ou des focus sur son identité, et son devenir. L’année 2016 aura été intéressante à plus d’un titre. Au-delà des traditionnels discours politiques, les mouvements de grève, les débats sur le CETA et la crise liée au décumul ont mobilisé plusieurs pans de la société wallonne.

Ce qui ressort de ces différents moments est la volonté des autorités wallonnes de se distinguer voire de se démarquer. La démarche pourrait sembler audacieuse si le fond du propos n’était finalement pas aussi classique, voire obsolète. Le comparatif continu avec la Flandre ressort encore souvent : soit dans les discours politiques suivant lesquels la Wallonie rattrape son retard[Paul Magnette, Débat sur l’état de la Wallonie. 2016, Namur, Gouvernement Wallon, 13 avril 2016, [en ligne], [http://magnette.wallonie.be/sites/default/files/nodes/story/8657-discourspmew.pdf

]]. Soit via l’image d’une région frondeuse, hostile au néolibéralisme et porte-voix d’une alternative de gauche unique en Belgique[« De Wever: ja, ps bewijst failliet van Belgïe », in VTM nieuws, Bruxelles, 30 octobre 2016, [en ligne], [http://nieuws.vtm.be/politiek/212627-de-wever-ja-ps-bewijst-failliet-van-belgie.

]]. Tandis qu’à d’autres moments, c’est une Wallonie conservatrice qui est fustigée, incapable de sortir de ses dérives politiciennes et dépassée par une vision archaïque du moment social, économique et politique[Olivier Mouton, Chère Wallonie adorée, tu te tires une balle dans le pied, Bruxelles, Le Vif, 26 mai 2015, [en ligne], [http://www.levif.be/actualite/belgique/chere-wallonie-adoree-tu-te-tires-une-balle-dans-le-pied/article-opinion-505061.html; Martial Dumont, «Fin du décumul des mandats: la Wallonie nourrit le populisme, in L’Avenir, Namur, 23 novembre 2016, en ligne], [http://www.lavenir.net/cnt/dmf20161123_00919433/fin-du-decumul-la-wallonie-nourrit-le-populisme.

]] .

L’objet de ce texte n’est pas de revenir sur les événements qui ont émaillé l’année 2016. Le but est plutôt de se pencher sur le sens profond que ces différentes déclarations opèrent sur l’inconscient wallon.

Tout d’abord, la Flandre, qui visiblement ne ferait qu’un avec la N-VA, reste ce référent ultime, celui sur qui les Wallons doivent s’aligner. Croissance, emploi, économie, … toutes les politiques régionales doivent être comparées à l’aune de ce que nos voisins du Nord pensent, font, réalisent. La réalité est que les wallons ont peur de la Flandre. Et cette vision, à la fois faussée et idéalisée, a tout d’une conception castratrice.

Un autre élément est celui d’une absence de vision à moyen et long terme. La Wallonie doit se réformer, c’est certain. Mais les propositions formulées ne se conçoivent que par rapport à un système politique, économique et social à l’agonie. Alors que les défis à venir dans les 20 ans vont totalement bouleverser notre continent, la Wallonie reste enfermée dans une identité nostalgique. Ce rapport à une histoire révolue et magnifiée l’empêche de se dépasser et d’oser aller de l’avant. Cette situation de réformes en retard a déjà été vécue par la région : dans les années nonante, les réformes de structures ayant été mises en œuvre avec 30 ans trop tard dans le contexte de la société de la connaissance et plus de la société industrielle ont longtemps handicapé le redécollage wallon.

Si les Wallons n’y prennent pas garde, ils commettront à nouveau les mêmes erreurs reprochées, avec de lourdes conséquences. À brève échéance, un triple défi va se présenter à la Wallonie, triple défi qui imposera une vision régionale nouvelle : une explosion démographique, l’obligation de réduire les gaz à effet de serre et une nécessité de passer à une société post-carbone.

1. La Wallonie face à son futur

1.1. Une explosion démographique

En 2015, la population wallonne comptait 3,5 millions d’habitants. À l’horizon 2050, ce chiffre passera à plus de 4 millions d’habitants. L’augmentation est énorme. En 30 ans, la région va devoir héberger, nourrir et faire travailler plus de 700.000 nouveaux wallons. Des solutions originales et innovantes devront être trouvées pour donner un avenir à cette population naissante. D’autant plus que la situation actuelle n’est guère reluisante : Tout d’abord, la capacité d’épargne des ménages wallons a fondu, pour passer de 16 % en 1995 à 8 % en 2015[Rapport sur l’économie wallonne, Namur, IWEPS, 2016, [en ligne], [https://www.iweps.be/sites/default/files/rew2016_synthese_final_0.pdf.

]]. Ensuite, la paupérisation des jeunes accroît leurs difficultés à supporter les chocs économiques et sociaux, et à vivre décemment dans leur société. Enfin, la Wallonie sera également confrontée au vieillissement de sa population[Marc Debuisson, Quel défi pour la population wallonne au 21e siècle?, Les Brèves de l’IWEPS, n° 8, Namur, IWEPS, janvier 2009, [en ligne], [https://www.iweps.be/sites/default/files/Breves8.pdf.

]]. Le bien-être de ces populations sera donc primordial. Une profonde transformation du système redistributif et de protection sociale va devoir voir le jour. Cette transformation devra intégrer les inégalités environnementales, qui iront croissantes et pèseront lourd sur la santé des individus et des familles.

Ces éléments vont entrer en collision avec deux autres facteurs qui transformeront la société : la réduction des gaz à effet de serre et le passage à une société post-carbone.

1.2. Une réduction des gaz à effet de serre

Afin de parvenir à maintenir un niveau de vie décent sur notre planète, les contraintes climatiques vont obliger nos sociétés à réduire de 95 % leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) pour 2050. Cet engagement, pris à Paris à l’issue de la COP 21, impose un chantier important à l’échelle de la Wallonie.

La Wallonie, qui émet 31 % des émissions de GES pour la Belgique, voit l’essentiel de ses émissions se retrouver dans l’industrie, les transports, le chauffage résidentiel et tertiaire ainsi que les centrales électriques[Agence Wallonne de l’air et du climat, Inventaire d’émission de gaz à effet de serre (GES), Namur, AWAC, s.d., [en ligne], [http://www.awac.be/index.php/de/thematiques/changement-climatique/les-actions-chgmt-clim/emission-ges.

]]. La fin de la phase à chaud a vu le pourcentage d’émissions baisser de manière importante. Néanmoins, ces résultats pèsent peu face à l’ampleur des engagements à relever. Rien que pour le bâti wallon, assez vieux et fortement pavillonnaire, les chantiers sont importants[[Mal isolé et dispersé, le bâti wallon remonte aussi, pour 50 % des constructions, à la période d’avant 1945.

]]. La mobilisation des pouvoirs publics devra dès lors être massive pour aider aussi bien les collectivités que les particuliers à supporter ce choc. Cet investissement ne sera pas seulement pécuniaire. Il sera également pédagogique : l’adhésion de la population à ces transformations, qui apparaissent encore trop souvent comme des contraintes, sera primordial. La lutte contre le changement climatique est bel et bien un combat culturel.

1.3. Une société post-extractive

Enfin, un troisième élément va bousculer la Wallonie : celui du passage vers une société qui fera suite à l’économie d’extraction. La raréfaction des ressources naturelles va directement impacter les vies quotidiennes des Wallons. L’eau, l’alimentation, les matières premières, … c’est l’ensemble des éléments qui fournissent l’énergie et le bien-être qui devront être repensés et développés d’une autre manière. Quand il ne s’agira pas, pour certains d’entre eux, d’être laissé tout simplement dans le sol. À moins de voir exploser le coût des matières premières, notamment via une hausse des importations, la Wallonie aura l’obligation de trouver de nouveaux instruments énergétiques, aussi bien autour du réemploi des déchets que de la sobriété, tout simplement.

Ces exigences sont inéluctables : à moins de mettre en danger la prospérité et le vivre-ensemble des populations, une modification importante des comportements de production et consommation va toucher nos espaces industrialisés.

2. Comment répondre aux transformations à venir ?

Face à ces défis, le message actuel reste désespérément plat, dénué de vision et d’engagements réellement concrets. La vision wallonne reste traditionnelle, aussi bien dans le domaine politique que socio-économique et environnemental. La « montée de l’insignifiance » qui incarne cet esprit wallon se retrouve à plusieurs étages de décisions, voire dans les racines mêmes du fait institutionnel régional. Dans l’autre sens, des Wallons bougent et réinventent les espaces sociaux, économiques, culturels et politiques. Cependant, nombre de ces projets restent confinés dans des espaces locaux, dont ils ne parviennent pas à s’en sortir.

Il s’agit dès lors d’enfin prendre conscience de ces obstacles, et de parvenir à les dépasser. Pour cela, un nouvel imaginaire régional est à développer autour de 3 enjeux :

2.1. La nécessaire territorialisation de la Wallonie.

Le mal wallon tourne, pour beaucoup, autour du sous-régionalisme qui parcourt son histoire depuis ses origines régionales. Ce sous-régionalisme, qui est descendu jusque dans les couches institutionnelles inférieures, pose un problème de poids : celui de l’incapacité de se penser dans un réel projet wallon. La participation déterritorialisée n’amène, ainsi, aucun projet en commun, à moyen et long terme. Les Wallons ne savent pas dans quelle société ils se trouvent. Cette situation s’est encore aggravée avec le développement d’outils participatifs où la participation se résume à la commune ou au quartier, et guère au niveau de la région. Cette situation est dédoublée par l’existence d’organismes de gestions tels les intercommunales œuvrant chacune dans leur espace. Tout cela finit par aboutir à une absence d’interrogation des responsabilités des individus par rapport à leur société. Avec, au final, le constat que cette déterritorialisation contribue à la dépolitisation.

Or, comme l’affirme le Manifeste pour la culture wallonne de 1983, c’est la culture qui est le moteur pour le développement de la société. Cette culture n’est pas seulement liée au développement de l’enseignement. Elle s’inscrit dans l’édification d’un horizon commun, imaginé, pensé et vécu, dans lequel les habitants de la région parviennent à s’identifier. Il ne s’agit pas de verser dans une logique nationaliste. Mais bien de sortir d’une construction régionale bien trop administrative, qui « gère » les citoyens plutôt que de les rendre actifs.

La Wallonie doit enfin s’engager dans le débat sur la Belgique à quatre régions. La Fédération Wallonie-Bruxelles ne représente plus, dans les cas de figures qui nous préoccupent, qu’un instrument de défiance face à un nationalisme flamand qu’elle finit par contribuer à renforcer[Benoit Lechat, Pour un renouvellement du fédéralisme écologiste, Namur, Etopia, décembre 2011, [en ligne], [https://www.etopia.be/spip.php?article1922.

]]. L’anticipation des défis à venir ne peut venir que par une plus grande participation des citoyens, et donc par une plus grande confiance accordée dans leurs capacités politiques. Cette participation ne peut se construire qu’à partir du moment où la Wallonie parvient à se penser comme un espace de vie cohérent, porteur de sens.

2.2. La nécessité radicale-démocratique

Cette obligation de territorialisation impose un changement profond dans la manière dont se réalise la politique dans la région. Les partis traditionnels continuent à agir comme au 20ème siècle, ne parvenant pas à sortir de la logique actuelle.Les politiques classiques attendent que l’avenir nous rende le passé. Ce manque de vision se voit avec la poursuite de projets peu innovants, que ce soit la construction de nouvelles autoroutes, d’agrandissement d’aéroports, etc. Bref, tout ce qui fleure bon le 20ème siècle mais est en total décalage avec la réalité qui sera celle du 21ème siècle. L’exemple du CETA a pourtant montré que la société wallonne, rassemblée, peut-être en avance sur son temps et à contre-courant du discours ambiant. La logique serait donc de poursuivre l’engagement initié, et d’inviter tous les mouvements, associations et groupements wallons à faire part de leurs réflexions et revendications sur leur vision de la Wallonie en 2050. Renforcer la participation de chacun à la vie politique ne doit pas cependant se réaliser uniquement au niveau vertical, représentatif, traditionnel presque. Cette participation doit se réaliser avec le plus de décentralisation possible, ainsi qu’avec une large marge de manœuvre laissée à tous ces mouvements politiques qui construisent la transition en-dehors des circuits classiques. Ni le tout à l’État ni le tout au marché n’ont prouvé leur capacité à tirer les sociétés occidentales du bourbier dans lesquelles celles-ci se trouvaient. La sphère autonome doit enfin se voir dotée des moyens propres à son existence, rétablissant les équilibres entre les deux autres cercles, privés et publics. La confiance accordée à cette nouvelle manière de faire de la politique ne pourra, dès lors, que représenter une soupape libérant la tension à l’égard de la « chose publique », souvent considéré comme ce « machin » loin des préoccupations des individus. À charge, dès lors, à la démocratie représentative et à ses composantes, les partis, de se réinventer également et de retrouver une nouvelle légitimité aux yeux des citoyens.

2.3. Sortir la Wallonie de son cadre mental

Enfin, le fédéralisme très confédéral qui caractérise le système institutionnel belge assure certes une forme de stabilité, mais n’est pas propice à l’innovation. Ce qui manque notamment aux Wallons, c’est de débattre au-delà des limites communautaires des orientations nouvelles dont la Belgique a besoin. Mais cela ne se produit que très peu. Encore trop souvent, le réflexe est celui de la comparaison avec la Flandre. Mais ce réflexe est complètement biaisé, basé à la fois sur un désintérêt profond pour ce qui se passe au nord du pays et à la fois sur un alarmisme exagéré, presque auto-réalisateur, de la fin de la Belgique[[Ibid.

]].

Le manque de culture fédéraliste continue ainsi de caractériser une partie des milieux de la gauche francophone belge, sans doute parce qu’elle reste culturellement rattachée à une sphère politique française.

Au fond de la vulgate marxiste qui les réunit se trouve une conception dépassée de l’économisme et du modèle des institutions censées concilier solidarités, identités et responsabilités.

Ces comparatifs castrateurs, les Wallons doivent enfin apprendre à les casser, à s’en libérer pour comprendre que ce qui bouge, que ce qui prépare l’avenir ne se fait pas à Anvers, Louvain ou Courtrai, mais à Vienne, Londres et Los Angeles. C’est ailleurs que se réinvente la mobilité, que se repensent les relations entre société civile et pouvoirs publics, que se redéfinit une prospérité dans un cadre sans croissance économique. Ce sont ces exemples qui doivent aujourd’hui guider les innovations wallonnes.

3. Conclusion : être Wallon au 21ème siècle, c’est quoi ?

La majorité des Wallons d’aujourd’hui n’ont pas connu les grandes grèves de 60, ni les combats régionalistes qui ont suivi. Or, la majorité de la population continue de vivre sur un héritage qui n’est guère remis en question. Et qui, petit à petit, devient inadapté à ce dont ils ont et vont avoir besoin.

La Wallonie doit opérer son changement pour éviter, une fois encore, de rater le train de la transformation. Cette nécessité est d’autant plus importante que la jeune génération, qui aura en main la Wallonie de 2050, fait face à une remise en question de son avenir. Ces jeunes en rupture sont confrontés à une hausse de la violence et de l’extrémisme, qui risque de peser sur les choix de demain. Le sentiment d’impuissance ne peut aboutir à une remise en question du modèle démocratique, faute de réponse réellement adaptée à cette montée de leurs incertitudes. La Wallonie doit se construire à hauteur des hommes et des femmes y vivant, et doit leur permettre d’y exprimer leurs besoins. Ce n’est qu’ainsi que la Wallonie parviendra à prendre du sens pour l’ensemble de ses concitoyens.

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