Le récent ouvrage de Luc Ferry, La Révolution transhumaniste[[Luc Ferry, La Révolution transhumaniste, Paris, Plon, 2016.

]], analyse de concert deux tendances à l’oeuvre au XXIème : ce qu’il est convenu d’appeler « l’ubérisation de la société » d’une part, et le « transhumanisme » d’autre part. Si le 1er thème a été porté sur la scène médiatique par les polémiques suscitées par le développement de Uber, de Rbnb, et d’autres avatars du capitalisme converti à «l’économie du partage », le thème du transhumanisme est encore peu connu du grand public. Voici un état des lieux de ce mouvement culturel et intellectuel.

1. Le transhumanisme : un mouvement culturel, intellectuel avec des applications utilitaires

Selon la World Transhumanism Association[[La WTA est devenue Humanity+ en 2008

]] -créée en 1998 par Nick Bostrom[[Philosophe adepte du transhumanisme

]] et David Pearce, le transhumanisme est un « mouvement culturel et intellectuel qui affirme qu’il est possible et désirable d’améliorer fondamentalement la condition humaine par l’usage de la raison, en particulier en développant et diffusant largement les techniques visant à éliminer le vieillissement et à améliorer de manière significative les capacités intellectuelles, physiques et psychologiques de l’être humain ». Le terme de transhumanisme est attribué à Julian Huxley -frère d’Aldous Huxley- vers la fin des années 50, mais ne s’est véritablement popularisé aux États-Unis qu’à partir des années 1980 sous l’impulsion de grands centres de recherche, et de figures scientifiques reconnues telles que Ray Kurzweil, ou moins médiatiques comme Marvin Minsky, ou Eric Dexler. Les années 1990 ont par la suite vu se développer les premières organisations transhumanistes.

Concrètement, le transhumanisme cherche à allonger la durée de vie de façon indéfinie, et à accroître les performances de l’être humain en utilisant les applications des nouvelles technologies « NBIC » : les nano-technologies, les bio-technologies, l’informatique, et la cognitique[[Science du traitement automatique de la connaissance, et techniques associées. On parle également de technologies cognitives pour traduire le terme anglo-saxon de « cognitive technology » . La cognitique regroupe ainsi les sciences du cerveau, et les recherches sur l’intelligence artificielle

]]. Cependant, lorsqu’il s’agit de vulgariser le transhumanisme, le mouvement considère les innovations technologiques comme un continuum et les replace dans une perspective de long terme, comme en témoigne la conférence[Conférence TED disponible en ligne :[https://www.ted.com/talks/nick_bostrom_on_our_biggest_problems?language=fr#t-930974

]] donnée par Bostrom pour présenter le transhumanisme : les technologies qui font aujourd’hui partie intégrante de notre vie et de nos sociétés ne présentent pas -selon lui- de différence de nature avec celles à venir. Il cite pêle-mêle les habits que porte l’être humain, les lunettes, mais également le développement de la vaccination. L’être humain tend donc à s’améliorer grâce au développement de la technologie. Il stimule également ses capacités grâce à des produits comme la caféine, ou les stéroïdes anabolisants. Il entrave les processus naturels tels que la procréation grâce aux moyens de contraception, cherche à guérir des maladies en modifiant l’humeur et le comportement grâce aux antidépresseurs, à cacher la vieillesse par la chirurgie esthétique, ou bien corrige des anomalies comme le retard de croissance grâce aux hormones de croissance. Dans cette continuité, l’être humain aura bientôt la possibilité de développer des organes artificiels pour réparer ceux naturels et défaillants, comme le montrent les premières implantations de cœurs artificiels. Ainsi, la médecine régénérative, la réalité virtuelle, l’ingénierie génétique etc. sont des pistes pour l’avenir, et apparaissent dans la continuité des évolutions déjà citées.

Cette rhétorique vise à mettre sur le même plan les technologies du passé, présent et de l’avenir. Elle permet également aux tenants du transhumanisme de se légitimer en arguant que l’être humain a toujours changé et a constamment évolué grâce à la technologie[[Ibid

]]. Cette présentation entraîne une confusion entre la technologie en général, et ce qui relève du transhumanisme. Le transhumanisme est un mouvement cohérent avec un fondement philosophique qu’il s’agit de mettre à jour.

2. Les fondements philosophiques du transhumanisme

Ce rapide aperçu des promesses du transhumanisme montre que le mouvement s’inscrit dans une vision continue et linéaire du progrès. En ce sens, il s’apparente aux courants de pensées scientistes du XIXème siècle, et intéresse le courant écologiste dans la mesure où celui-ci a toujours abordé la notion de progrès dans une perspective critique. Plus fondamentalement, le transhumanisme naît du principe selon lequel l’être humain est imparfait, et limité par des contraintes biologiques (souffrance, maladie, mort). Le philosophe Jean-Michel Besnier analyse plus spécifiquement ce mouvement comme une réponse à une « honte prométhéenne » qu’éprouve l’être humain qui, s’étant rendu capable de créer des technologies approchant la perfection, se sent désespérément contraint et limité par son origine naturelle. Il cherche alors à dépasser cette condition. L’idée que « la finitude de la personne est empirique et non ontologique » est évoquée par Hottois dans son ouvrage[[Le transhumanisme est-il un humanisme ?

]] comme une évidence sans qu’elle ne puisse être prouvée. Elle peut donc en quelque sorte être assimilée à un axiome du transhumanisme. Dans le projet transhumaniste, cette attitude se traduit par une volonté de dépasser les limites de l’espérance de vie, en laissant une liberté de choix aux individus d’en profiter ou non. Ainsi, Bostrom, déclare : « Idéalement, tout le monde devrait avoir le droit de choisir quand et comment mourir – ou de ne pas mourir. Les transhumanistes veulent vivre plus longtemps parce qu’ils veulent faire plus, apprendre plus, connaître plus, ressentir plus. Ils veulent avoir plus de plaisir et passer plus de temps avec leurs proches; continuer à grandir et à mûrir au-delà des misérables huit décennies attribuées par notre passé évolutif. Tout cela en vue de voir par eux-mêmes ce à quoi l’ avenir pourrait bien ressembler »[Nick Bostrom, cité dans [http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01146997/document

]].

Une première critique peut ici être adressée au transhumanisme : il définit le progrès de façon quantitative, selon la logique du « toujours plus » sans envisager de contenu qualitatif. Par ailleurs, alors que le transhumanisme souhaite apporter une vision positive, et « un nouveau grand récit » égalant les grandes utopies du XXème siècle, il pourrait être perçu comme une fuite en avant de l’Homme dans le divertissement -au sens pascalien- face à sa condition misérable. Le transhumanisme n’est en effet qu’une tentative de repousser la mort de façon indéfinie, et de faire oublier à l’Homme sa condition de mortel[[« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. » Pascal B. 168

]].

3. Le transhumanisme, un mouvement pluriel

Au delà de la vision commune évoquée ici, il existe différents courants au sein du transhumanisme. De façon schématique, on trouve « l’extropianisme », qui s’oppose au « transhumanisme démocratique ». Initialement, chaque courant se rattachait à une organisation, à parmi lesquelles figurent l’ExI (Extropy institute) et la World Transhumanist Association. L’extroprianisme, fondé en 1988 en par le philosophe Max More est un transhumanisme libertarien qui s’oppose à toute limitation de la part de l’État pour modifier et améliorer l’être humain grâce à la technologie. Le marché doit au contraire laisser agir les individus et leur laisser une autonomie totale. Ce mouvement fut très puissant de 1988 à 1995. À l’inverse, James Hughes développe en 2002 l’idée qu’il peut exister un « transhumanisme démocratique »[Dans « Citizen Cyborg », résumé disponible en ligne: [http://www.changesurfer.com/Acad/TranshumanismeDemocratique.htm

]], pour protéger l’homme des conséquences des nouvelles technologies, et prévenir les inégalités résultant de leur développement. La technologie, et notamment les biotechnologies à usage médical devraient ainsi être accessibles au plus grand nombre.

Outre ces deux grandes tendances, des sous-courants existent dans le transhumanisme[[https://iatranshumanisme.files.wordpress.com/2016/04/deboise_manon_part2.pdf

NB : sous groupes pas communément admis, mais dont les questions soulevées existent au sein du mouvement transjumaniste.

]], dont les problématiques sont plus proches de celles défendues par l’écologie politique, la protection de l’environnement, et la lutte pour l’égalité. Le « technogaïanisme », considère par exemple que le progrès technologique permettra de sauvegarder l’environnement. Le « postsexualisme »[Également évoqué par Pièce et main d’oeuvre, sans forcément utiliser cette terminologie (« postgenderisme ») [http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Trois_jours_chez_les_transhumanistes-3.pdf p10

]], est un courant visant à abolir les différences de genre, et de rôles sociaux associés au féminin/masculin, notamment grâce à l’ectogenèse, la greffe d’utérus…

Cependant, présenter de cette manière les tendances au sein du transhumanisme conduit à ignorer le rapport de force qui existe entres eux. L’analyse de la structure des organisations et de l’influence des grandes figures auprès du grand public permet de comprendre quel est le courant le plus influent. Concernant les associations transhumanistes, les tendances semblent avoir évolué. Le site de l’organisation « Extropy Institute » semble par exemple inactif depuis 2005, à la différence de l’WTA devenue Humanity+ en 2008. Faut-il y voir une plus grande audience des thèses plus progressistes de Bostrom ? Dirigée de 2004 à 2006 par James Hughes, la WTA était représentée par le père du « transhumanisme démocratique ». Le changement de nom -opéré en 2008 a pu alors entériner ce revirement de tendance. De même, la directrice de l’ExI, Natasha Vita-More, épouse de Max More, fait partie du comité de direction de Humanity+ depuis 2012. Ce transfuge amène à confirmer l’hypothèse d’un éloignement de Humanity+ des thèses de Bostrom pour se rapprocher du versant plus libertarien dont Max More est l’un des principaux représentants. De même, une étude de la récurrence des personnalités faisant l’objet de recherches Internet[En utilisant l’outil d’analyse google trends, voici les [résultats de la comparaison des termes « Ray Kurzweil », « Nick Bostrom » et « Max More »

]] corrobore cette analyse. Au cours de la dernière décennie, on constate ainsi que l’influence dans la sphère publique, entre Nick Bostrom (dont se réclament les progressistes), Ray Kurzweil (tenant du singularitarisme[[Le « singularitarisme », découle de la loi de Moore. Cette loi empirique observée par Gordon Moore, fondateur d’Intel, observe que la capacité des ordinateurs double tous les 18 mois.

et théorise l’avènement d’entités intelligentes à partir d’interfaces homme-cerveau, ou d’une intelligence artificielle.

]]), ou encore Max More (extropianisme) varie selon les pays, et le temps. Cependant, de façon tendancielle, l’influence de Kurzweil – et avec lui peut-être l’accent mis sur la notion de « singularité technologique » – semble diminuer, et est rattrapée par Max More, c’est-à-dire le versant libertarien du transhumanisme. À l’inverse, Nick Bostrom, penseur d’un transhumanisme réfléchissant aux conséquences et potentiels risques causés par les nouvelles technologies est très marginal. Le premier constat amène donc à relativiser la place occupée par le transhumanisme démocratique au sein du mouvement général, tandis que le second confirme le rapport de force dans l’exportation du mouvement et son exposition à un public plus large.

Le mouvement transhumaniste montre donc une certaine cohérence ; ses défenseurs ayant en commun une vision de l’être humain, pouvant et devant s’améliorer grâce aux nouvelles technologies. Ces technologies ont cependant des implications sur la société et les individus qui doivent être abordées prudemment. Le mouvement se divise sur ces questions entre la tendance libertarienne dominante, largement médiatisée, et une tendance prenant en compte les risques liés aux technologies. Au delà de ces tendances, un regard extérieur est plus que jamais nécessaire pour évaluer l’opportunité de développer ou non les technologies visant à améliorer l’être humain. Le mouvement écologiste, peut alors servir à apporter un regard critique, et progressiste sur ces changements radicaux à venir.

Share This