Reprendre la main sur une partie du flux monétaire, c’est récupérer des moyens collectifs pour soutenir l’économie. Du coup, on peut (ré) orienter celle-ci. Au contraire, abandonner ce levier aux mains des banques, c’est mettre l’économie sous le joug de celles-ci, non seulement d’un point de vue économique mais aussi éthique (sociale, économique, environnementale…).

L’expérience de notre monnaie complémentaire est présentée dans ces trois documents, le premier relate la mise en place de notre monnaie, le second de la maintenance et le troisième des effets de leviers que nous entrevoyons. C’est une première version amenée à évoluer régulièrement.

Un mois après le lancement, près de 6.000 BLÉS sont en circulation ! Un démarrage absolument fulgurant – nous avions prévu de changer 11.000 BLÉS sur la première année. Les mois qui suivent, la progression ralenti jusqu’à atteindre un plafond de quasi 9.000 BLÉS fin août.

Depuis, plus ou moins 2.700 BLÉS ont été reconvertis en Euros pour des commerçants qui n’arrivent pas encore à les écouler dans leur filière. La courbe remonte mais beaucoup plus raisonnablement[[7500 fin 2015]].
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Mi-octobre, l’équipe a fait une petite mise au vert pour faire le point afin d’évaluer cette première phase et les questions à régler :

Soutenir la demande

Ce qui nous apparaît assez vite c’est que le plus compliqué n’est pas, comme on le pensait, de trouver des prestataires mais bien des usagers. Et ce pour différentes raisons qui, combinées, représentent un verrouillage très résistant qui asphyxie la circulation de la monnaie.

Accès à la monnaie

En plus d’une présence sur les grands événements de la commune, nous avions prévu quelques comptoirs permanents dans lesquels il est possible de changer les euros en BLÉS. Ces comptoirs sont tenus par des particuliers. En six mois, presqu’aucun n’a été contacté car c’est une démarche inhabituelle dans le “circuit de l’argent”. Nous avons proposé à quelques prestataires d’offrir – explicitement[[En effet, tous les prestataires peuvent écouler leurs BLÉS auprès de leurs clients, ce qui en fait implicitement des comptoirs.]] – le même service avec un peu plus de succès.

Perte de l’habitude du cash

Les usagers ont vraiment perdu l’habitude davoir du liquide sur eux, ou alors ils en ont très peu. De ce fait, lorsqu’ils pensent à changer des euros en BLÉS ils n’ont la possibilité que de changer de tous petits montants – et tombent dès lors rapidement “à court” de BLÉS.

Une piste est explorée par un de nos prestataires qui propose l’usage de son terminal de paiement pour faire comptoir et changer la somme débitée électroniquement en BLÉS. Il faudra évaluer avec lui les coûts et bénéfices de l’opération.

Motivation ponctuelle

Lorsque la personne rencontre un comptoir, elle change des euros avec enthousiasme et partage sa motivation avec les personnes présentes… mais cette motivation va fondre avec le montant en BLÉS ! Ce ne sera que lors d’une nouvelle opportunité qu’elle reprendra des BLÉS. Ce qui implique d’être présents à de multiples occasions, festivités…

Nous testons, mais c’est tout récent, un service qui stimule l’usager via la newsletter, l’usager fait un paiement électronique depuis son domicile sur le compte de l’asbl. Un comptoir lui prépare une enveloppe avec les BLÉS qu’il pourra enlever chez son commerçant[[ou recevoir à domicile pour les montants supérieurs à 100 BLÉS]].

Visibilité

Les commerces sont surchargés d’informations, de promos, de petites annonces, celle des BLÉS finit par se fondre dans le paysage. Maintenir cette visibilité demande des outils de communication que nous n’avons pas les moyens de réaliser. Nous tentons d’augmenter cette visibilité via l’usager à l’aide de petits signes de reconnaissance (autocollants…).

Manque motivation par défaut de compréhension…

L’usage de la monnaie dans la durée est quasi un geste militant. Et vu que ce type de projet est complexe, cette militance, si elle n’est pas motivée rationnellement s’épuise très vite. Le problème vient du fait qu’une partie public esquive les communications “pédagogiques” entre autres car il pense avoir compris d’emblée le projet ou parce qu’il y voit un intérêt précis qui le satisfait dans un premier temps… or justement il n’a pas tout compris, se perd petit à petit en idées toutes faites assez désastreuses pour l’expansion du projet qu’il diffuse en faisant l’impasse sur nos intentions…

…et par défaut d’effet direct

Dans le fil de l’idée du point précédent, les questions les plus fréquentes sont liées au manque (de perception) d’un effet direct. A la fois pour les commerçants qui ne voient pas passer beaucoup de BLÉS[[Selon nos estimations, on doit être, fin 2015, à un pour 20.000 ! Autant dire statistiquement invisible dans la caisse ou le portefeuille]] – et c’est clair qu’il faudra encore du temps avant qu’un volume significatif de BLÉS circule, et pour les usagers, l’idée que la monnaie puisse dynamiser l’économie locale n’est pas évident à percevoir. Chacun perçoit un “effort” à faire mais difficilement l’effet domino qu’il déclenche.

Du coup, nous réajustons la comvers la finalité au travers de micro-récits ou micro-infos qui répétées et additionnées recréeront l’info[[Quand bien même ceci est contradictoire avec le point précédent]]. Ils sont puisés dans les témoignages qui remontent via les binômes qui continuent les visites ou les comptoirs de terrain. Une approche prospective y est jointe sous forme de fiction clairement identifiée.

“Promotions” en BLÉS

Suite à l’initiative d’un prestataire, nous essayons de stimuler les prestataires à faire des actionsBLÉS, remises momentanée sur un produit, signalétique particulière d’un produit acheté à un fournisseur avec des BLÉS, carte de fidélité… Nous réfléchissons également à une carte de fidélité “BLÉS” valable dans tout le réseau. Il nous faut encore évaluer avec les prestataires comment financer le projet.

Fluidifier la circulation

Résoudre les nœuds de filière

La monnaie fonctionne comme un traceur de lactivité le long des filières. Mais ce n’est pas parce que la filière locale existe qu’elle est utilisée[[Malgré les efforts de communication pour présenter les prestataires, par secteurs, géographiquement…]]. Les prestataires n’ont pas (automatiquement) le réflexe de faire circuler la monnaie et/ou d’envisager comment la faire circuler le plus efficacement. Et la monnaie s’accumule dans ces nœuds. Là, le travail, c’est d’aider le prestataire à lever les freins souvent liés à l’habitude (fournitures groupées via grossistes par ex.), créer les contacts, présenter les produits, éventuellement identifier un prestataire potentiel[[Déjà dans la filière mais qui n’accepte pas encore les BLÉS]]…

Parfois, la filière s’interrompt vraiment. C’est un signal intéressant pour GeT’iT avec sa fonction d’incubateur. Il faudra évaluer le marché potentiel du chaînon manquant. Dans ce cas, soit le prestataire utilise les BLÉS dans une autre filière (par exemple de service en communication…), soit il se rémunère en partie en BLÉS ou encore, in fine, on lui propose un échange en euros.

Paiements B to B

Pour certains prestataires, les factures présentées par leur fournisseurs peuvent difficilement être réglées en “BLÉS papier” car les montants sont trop élevés. Nous expérimentons une monnaie électronique – pour l’instant réservée au B to B – qui converti le montant des BLÉS reçus par le prestataire sous forme fiduciaire (papier en l’occurrence) en équivalent en monnaie scripturale sur un compte électronique à son nom. Avec ce compte, il peut régler ses fournisseurs qui acceptent les BLÉS, imprimer des extraits de compte et l’intégrer dans sa comptabilité. L’échange est réalisé par un comptoir. L’expérience est en cours sur une filière restreinte.

Communiquer

Les enjeux de la communication en phase de lancement sont multiples. Nous l’avons organisée sur trois axes : exister / motiver / aider.

Exister

Dans le contexte de bombardement publicitaire et informationnel, il faut arriver à faire exister la monnaie sans pour autant devenir invasif. Equation délicate. Le premier gros effort est de créer une identité visuelle pour cette monnaie, du billet aux affiches en passant par le site web. La charte graphique est assez réduite (et simple : des visuels de blé, le B en rosace et les fines lignes dégradées sur les visuels) pour augmenter autant que possible la redondance. La newsletter de Grez en Transition et le relais de la presse ont joué un grand rôle pour installer ce visuel. Et ça a plutôt bien fonctionné : une bonne proportion de Gréziens “voit” de quoi on parle quand on parle des BLÉS.

Motiver

Des témoignages reçus, même de personnes “convaincues”, l’usage des BLÉS est majoritairement vécu comme une complication, une étape supplémentaire dans la transaction. Il s’oublie, il est remis au lendemain, il est hésitant voire gêné, il est découragé à la moindre hésitation du prestataire… Cependant, les motivations qui animent les usagers interrogés sont proches des objectifs de la monnaie. L’une d’elle nous semble être un levier “rassembleur”, c’est celle de la solidarité. Elle peut se comprendre comme une “solidarité de réseau”, c’est à dire, que chacun participe au soutien de tous, l’usager envers le prestataire, le prestataire envers le jeune qui s’installe, l’asbl envers la personne qui se forme ou vers l’artiste qui se produit…

Du côté de la com’, il nous faut donc créer des rappels (autocollants de “reconnaissance”, newsletters), stimuler les prestataires à faciliter la transaction en BLÉS (affichette d’accueil en vitrine et à la caisse…), aider la diffusion de l’info dans les équipes des prestataires[[Ce n’est pas parce qu’un patron est convaincu que son équipe l’est. Surtout si la personne qui perçoit la transaction n’habite pas la commune elle-même. La situation est encore plus complexe si la transaction se conclu par un pourboire ET que la personne n’habite pas la commune. C’est le cas d’un serveur dans l’Horeca qui s’acharne avec toute sa gouaille contre la monnaie et construit à la volée des contre-argumentaires complètement délirants mais ravageurs.]](vademecum du prestataire…)…

Mais c’est aussi la partie la plus gourmande en moyens [[Et en temps…]] et, le budget initial épuisé, il nous faudra résoudre le financement des futurs outils.

Aider

Après une première approche pédagogique, nous venons de nous réorienter vers une communication plus storytelling. Cependant, nous continuons à investir de l’énergie dans la création d’outils de vulgarisation en soutien à la “contagion virale”. Rien de pire pour une personne convaincue que de ne pas trouver à répondre aux questions des personnes qu’elle cherche à convaincre (dépliant, vademecum prestataires et usagers, site web, vidéos…).

Sur le site nous tenons à jour aussi la liste et une carte des prestataires, des comptoirs, une liste de FAQ[[frequently asked questions]].

Motiver l’équipe

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Ce qui est certain dans l’équipe de pilotage, c’est que personne n’imaginait l’investissement humain que cette aventure allait représenter. Voici quelques ressorts et freins abordés lors de la mise au vert de l’équipe

On est dans le concret

Un des moteurs essentiel qui donne de l’énergie à l’équipe c’est ce côté concret. On est dans l’action, il y a quelque chose à montrer, il y a vraiment de l’argent en jeu, on fait des comptes, on rencontre les gens, on doit résoudre des problèmes pratiques… Une autre “forme d’intelligence” entre en jeu… Après la longue phase théorique, là on est sur le terrain. Et ça redistribue les cartes aussi dans l’équipe… de nouvelles compétences ou initiatives s’expriment que ce soit sur des actions anecdotiques[[Et oui prendre son téléphone, c’est pas la même chose que d’envoyer un mail !]] comme sur des questions organisationnelles majeures[[Présence régulière chez les prestataires par exemple.]].

Les acquis

Pour certains usagers, “cest déjà normal” de payer en BLÉS. Leurs témoignages nous sont précieux, ce sont eux qui identifient le mieux les freins à la circulation – car ils les ont dépassés – ou les leviers – car ils y sont sensibles. La reconnaissance de certains acteurs est aussi motivante, les journalistes nous contactent régulièrement, le Réseau de Transition et même Rob Hopkins citent notre mini-expérience… Bref toutes ces petites sources d’énergie qui nous montrent qu’on a déjà bien avancé nous soutiennent. Et on en a bien besoin…

Lenteur du processus

Comme dans tous les projet, il est difficile d’être patients. On a beau être au-dessus de nos prévisions, avoir plus de prestataires que d’autres monnaies complémentaires qui sont en pleine ville, avoir un nombre impressionnant de BLÉS en circulation au regard de nos moyens humains, recevoir des retours positifs des usagers et des prestataires, de Financité… la lenteur du processus est épuisante. Elle crée une impression de “on y arrivera pas” particulièrement stressante et démotivante.

Militance missionnaire

Même si l’atelier GeT’iT fait souvent référence au principe de faire “avec ce qu’il y a”, c’est à dire, les forces du moment, les énergies disponibles…et donc limite la pression de “l’obligation de résultat”, on n’échappe pas si facilement à la très classique posture du “militant missionnaire”. Or c’est une des pires ennemies de ce type de projet. Outre que souvent elle motive inutilement l’urgence, la surcharge d’engagement, elle isole “ceux qui en sont” des autres à convaincre.

On a beau être conscient d(e s)es limites, on est parfois porté à les dépasser – seul ou en groupe – sans s’en rendre compte.

Image du collectif

Une difficulté liée à la collaboration avec la presse est la personnification des initiatives au détriment de la représentation de la dynamique du collectif. Nous essayons d’être au moins deux[[L’atelier est aussi en co-pilotage.]] face aux journalistes – et à parité – si possible. Nous distribuons, entre nous et fonction des disponibilités, les interventions pour présenter les BLÉS dans les associations de la commune ou d’autres sollicitations…

Suite, partie 3

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