1. The time they are a-changin’
La montée de l’extrême-droite et du populisme nationaliste, en Europe interpellent depuis plusieurs années les mouvements et organisations politiques. En lien avec ces scores électoraux peu rassurants, le grand nombre d’abstentionnistes aux différents scrutins électoraux pose de nombreuses questions sur l’adhésion au système démocratique actuel. Les analyses et théories pleuvent pour tenter d’expliquer cette situation. Nous nous trouverions aujourd’hui dans un contexte où nos démocraties sont entrées en crise profonde, prolongeant dans un nouveau domaine les crises sociales et économiques qui nous touchent depuis 2008.
D’un autre côté, depuis plusieurs mois, l’espace public et médiatique bruissent de débats et de projets. Les réflexions lancées par toute une série d’acteurs autour de l’allocation universelle, de l’élection par tirage au sort, de la suppression de la TVA, etc. trouvent des échos sur les réseaux sociaux et dans les forums de presse. Au même moment, par l’entremise d’un de ses professeurs, Philippe Van Parijs, l’UCL place son année 2015-2016 sous le signe des utopies. Labellisé « Année Louvain des utopies pour le temps présent », ce projet souhaite « mettre en avant ce qui constitue, pour les professeurs et scientifiques aujourd’hui, plus que jamais une tâche essentielle : oser imaginer un monde meilleur, contribuer à le faire advenir et équiper nos étudiants pour qu’il puissent eux aussi y œuvrer[[http://www.uclouvain.be/508224.
]] ». Dans le même temps, de nombreuses initiatives locales, rassemblées notamment sous le label des initiatives de transition, se développent aussi bien en Belgique que dans le reste de l’Europe. Répondant à de nouvelles envies d’engagement, ces projets entrent en rupture avec la manière traditionnelle de penser les actions locales et économiques, voire politiques. Ces débats autour des utopies et ces projets de changements structurels de la société témoignent d’une volonté de proposer « autre chose ». La démarche semble positive et exaltante. Elle redonne un souffle, une envie, un souhait de s’articuler autour d’un mieux collectif.
Face à tout cela, le monde de l’écologie politique semble un peu perdu. Les différents partis verts européens se cherchent. Essuyant ces derniers temps de nombreux revers politiques, ils voient avec passion mais aussi avec interrogation se développer ces nouveaux projets collectifs qui avancent sans eux. Tandis que, confrontés à la montée des populismes et des mouvements extrêmes, ces mêmes partis verts semblent dépassés ou, à tout le moins, mis sur le côté. Pour de nombreux écologistes, la période actuelle est celle d’un trouble profond, voire d’une introspection face à l’incapacité de peser sur le réel. Pourtant, en changeant notre regard sur nous-mêmes, nous nous trouvons face à une formidable occasion de nous réinventer, et de renouveler notre projet politique. Il nous faudra, toutefois, parvenir à oser certains débats aussi bien en interne que face aux interlocuteurs qui nous entourent. Tentons ici de lancer quelques pistes, en toute humilité, la tâche étant énorme.
2. People have the power
Il est tout d’abord nécessaire de comprendre que nos sociétés ont aujourd’hui changé de logiciel. Ce n’est pas tant l’agrandissement d’une fracture entre élus et électeurs qui serait à pointer du doigt, mais sa réduction : les informations circulent, le contrôle est constant, les attentes et déceptions nombreuses, renforcées par l’utilisation de nouveaux médias permettant de démonter les mensonges ou oublis de certains représentants. C’est aussi, en quelque sorte, une démocratie « logiciel libre » qui aujourd’hui se met en place. L’adhésion à un projet politique ne se fait plus de manière verticale, avec une militance au sein d’un parti ou d’un mouvement politique. Elle se réalise de manière horizontale. Un même citoyen peut, ainsi, adhérer à des idées économiques de droite, défendre des idées environnementalement de gauche et se sentir centriste sur les questions de société. Et adapter, en conséquence, son vote à chaque élection, suivant l’actualité ou les ressentis qu’il traverse au fur et à mesure de sa vie. L’exigence de participation, elle aussi, évolue. Il n’est ainsi plus acquis qu’une grande partie de la population souhaite participer plus aux décisions, suivant la mise en place de mécanismes poussés de démocratie participative. Il serait, en effet, pertinent de s’interroger sur la non-envie de participer, tempérée par la possibilité laissée à la population de « faire ou défaire » les autorités en place en-dehors des périodes électorales[[Sur le modèle du « Recall » ou de l’impeachment américain.
]].
Il est néanmoins une certitude : le système libéral-productiviste a profondément aliéné les collectivités humaines. La domination d’un système économique fondé sur l’idée de rentabilité, de cherté et de rareté supprime l’idée de liberté de choix personnels. Le parcours d’apprentissage ne peut être que fondé dans une conception utilitariste de sa vie. La publicité, la société du spectacle, la valeur productiviste du travail parachèvent cette aliénation de soi-même en tant qu’être pouvant aspirer à un bonheur autre qu’incarné par l’accumulation matérielle. Cette aliénation est particulièrement enfoncée dans l’esprit d’une grande partie de la collectivité.
La crise économique, comme on le sait également, a favorisé un repli environnemental : les enjeux écologiques ne sont guère perçus comme solutions possibles à la crise. Et la démonstration de leurs coûts prétendument exorbitants achève de les enfoncer dans une réflexion inabordable pour une société en proie au doute. De plus, l’échec du sommet de Copenhague aura fortement contribué au déclin des engagements globaux. L’incapacité de parvenir à un accord sur le climat et la victoire de la diplomatie de connivence entre puissances défendant leurs souverainetés industrielles auront été autant de douches froides pour les mouvements sociaux et leurs militants.
La principale tâche représente dès lors, tout d’abord, la (re)socialisation des personnes. Un des principaux moyens pour y parvenir est celui de la liberté, à savoir celui qui permet de reprendre du pouvoir sur sa propre vie[[Patrick Viveret, « Penser les enjeux émotionnels de la transformation sociale », in André Gorz en personne, Christophe Fourel (dir.), Paris, Le Bord de l’Eau, 2013, p. 55.
]]. Cette réappropriation de soi-même ne peut se réaliser qu’en changeant de paradigme, c’est-à-dire en sortant de la logique économiste, aussi bien néolibérale que marxiste, définissant la liberté.
La notion de liberté est ainsi fondamentale dans le cadre de l’écologie politique. Aussi bien individuelle que collective, elle fonde l’adhésion à la nécessité de transformation de la société. Elle permet également de se départir des dangers que représentent l’imposition des restrictions que le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources finiront par représenter. Elle suppose, enfin, la mise en route d’un discours et d’un dialogue sortant de la sphère des experts et des élites pour atteindre celle de la société, des citoyens et des électeurs[[Ulrich Beck, « Comment créer une nouvelle modernité verte ? » in Revue Nouvelle, op. Cit., p. 50.
]].
Or, les libertés aujourd’hui s’opposent entre elles. La liberté des échanges s’oppose à la liberté des populations ou met en danger les équilibres écologiques. Le néolibéralisme plonge même dans ses propres contradictions, réduisant, par ses politiques concrètes, les libertés individuelles. Le libre choix de son avenir, de ses formations, de ses emplois n’est ainsi plus possible. Le néolibéralisme est ainsi devenu profondément liberticide[Jean Zin, 26 février 2007, L’égalité, c’est la liberté, billet de blog, [en ligne], [http://jeanzin.fr/2007/02/26/l-egalite-c-est-la-liberte/.
]]. Le dogmatisme économique défendus par ses partisans finit par verser dans une restriction de plus en plus profonde des libertés individuelles. Surveillance globale, dérégulation, austérité mortifère pour les espaces sociaux deviennent des normes martelées au nom du fanatisme du « laissez-faire » économique.
Le premier travail des écologistes passerait par cette capacité donnée à redevenir à la fois maîtres de nous-mêmes et de notre destin. Il s’agit donc de redéfinir les instruments collectifs permettant l’autonomie à la fois de chacun et de tous, en sortant des considérations à court terme.
3. Réenchanter la politique ? Réinventons l’État !
C’est en ce sens que la réflexion sur la démocratie doit être réappropriée. La combinaison de la crise de la démocratie et de la crise écologique doit devenir un nouveau mode d’approche[[Benoit Lechat, « From a green reboot of democracy to a democratic reboot of the greens », in Green European Journal, Vol. 9, Brussels, GEJ, 2014, p. 2.
]]. La participation est, depuis toujours, un moyen régulièrement mis en avant par l’écologie politique. Or, depuis l’émergence des partis verts dans les années 80, la manière dont la démocratie se vit et se fait a considérablement évolué. L’apparition des réseaux sociaux, la défiance vis-à-vis de la démocratie représentative, l’émergence de partis populistes, extrémistes voire anti-politiques bouleversent les conditions même de la participation. Celle-ci devient ainsi souvent contestataire, à l’exemple des consultations populaires organisées autour de l’implantation de parc éoliens.
Face aux dangers environnementaux qui nous guettent, l’écologie aide à la réinvention de la démocratie. Les dangers de l’autoritarisme pointent, en effet, le bout de leur nez si rien n’est fait rapidement face aux problèmes environnementaux qui bouleversent et continueront à bouleverser nos sociétés. La difficulté reste, toutefois, dans l’extension d’une participation, censée répondre aux défis démocratiques et environnementaux, face à une population hostile à ces principes. La culture de maximisation des intérêts individuels pèse lourdement sur l’adhésion de parties de la population aux choix cruciaux qui lui seront portés. De même, l’extension de la participation à tous les citoyens n’impliquent pas nécessairement une participation de tous les citoyens. La défiance, la dépolitisation, l’apathie face à la complexité des questions abordées sont des éléments à prendre en considération. La lassitude, également, de citoyens qui pourraient finalement être désireux de plutôt ne pas participer du tout.
Face aux montées des extrêmes ou à la hausse de l’abstention, la première réaction est souvent la suivante : « nous avons entendu le message. Notre tâche sera de réenchanter la politique ». Ce postulat se heurte à une incompréhension de la manière dont se fait, aujourd’hui cette politique. Partant d’une idée de désenchantement, les partis traditionnels considèrent que c’est par eux que cette crise de confiance pourra se résoudre. Or, la transformation de la société a révolutionné les engagements, et donc la « politique ». Les partis traditionnels n’ont ainsi pas encore complètement compris leur dépassement. De nouvelles forces se développent, parvenant déjà à réenchanter cet engagement dans la société : les initiatives de transition, les nouveaux projets collectifs, les mouvements locaux ou les mouvements dématérialisés, tels que les projets de collaborations numériques, … sont autant de formes d’actions engageant la société dans une nouvelle voie. Ces mouvements se développent et se construisent de manière autonome, réinventant les outils de participation. S’il est certain qu’une crise de confiance se manifeste envers la démocratie représentative, il est également utile de pointer qu’une idée peut aussi exister, à savoir celle de l’inutilité de la politique dite « traditionnelle ».
Cependant, ces nouveaux projets collectifs se trouvent vite confrontés à leurs propres limites. Restant locaux voire micro-locaux, nombre d’entre eux ne parviennent pas à s’implanter durablement dans leur espace, et à engager une transformation plus grande de la société. De même, dans la situation d’une dégradation de plus en plus grande des inégalités socio-économiques, le risque est de voir ces espaces de transformations s’isoler dans la société, laissant de côté nombre de personnes n’ayant soit pas la possibilité de s’y insérer, soit guère la volonté de le faire[[Modes de vie et empreinte carbone – Prospective des Modes de vie en France à l’horizon 2050 et
empreinte carbone, Les Cahiers du Club d’Ingénierie Prospective Energie et Environnement, Numéro 21,
Décembre 2012, En ligne], [http://www.iddri.org/Publications/Modes-de-vie-et-empreinte-carbone.
]]. C’est donc, à ce stade et à ce niveau que les nouvelles formes d’actions politiques, à un nouveau plus macro, doivent s’opérer. Et que les partis peuvent donc se réinventer.
Le rôle à jouer doit se placer dans un projet politique qui vise à la fois à réencastrer l’économie dans la société et à moderniser l’organisation de l’État face à ces nouvelles initiatives. Ce débat doit, de toute manière, se tenir à plus ou moins brève échéance : dans un scénario, plus du tout hypothétique de croissance nulle ou très limitée, la question du financement de l’État-Providence va se poser de manière de plus en plus accrue. Basé sur une croissance à 2 %[Lucas Chancel, Damien Demailly, Quels enjeux pour la protection sociale dans une économie post-croissance?,Working Papers N°17/2013, Paris, Iddri, 2013, [en ligne], [http://www.iddri.org/Publications/Quels-enjeux-pour-la-protection-sociale-dans-une-economie-post-croissance.
]], l’État-Providence traditionnel se retrouve, aujourd’hui, en tension. Pris entre plusieurs logiques concomitantes, à la fois néolibérale et sociale-démocrate, l’idée qui s’installe concernant son avenir est celle d’un allègement des dépenses, par un lent détricotage des mécanismes de solidarité. Dans l’autre sens, la logique marxiste conçoit, elle, un État-Providence maintenu voire renforcé, mais sans qu’aucune politique de financement à long terme crédible ne soit proposée.
L’écologie politique a un rôle important à y jouer. Outre la réflexion sur les rapports entre économie et nature, l’apport le plus profond de penseurs de l’écologie politique, tels qu’André Gorz, passe par la question de la réévaluation du travail, autour du sujet créateur de soi[[André Gorz, Misères du Présent, Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997, p. 11.
]]. C’est bien de désaliénation que notre société a besoin pour parvenir, précisément, à renouveler notre société. Une autre réflexion serait également autour de l’interaction et des rôles confiés aux différentes sphères, à savoir privée, publique et autonome. Quelles sont les tâches confiées ainsi à la sphère publique ? Et donc, à l’évolution de l’État-providence en un État social-écologique (tout en reconnaissant les défauts de ce terme) ? Comment, également, continuer à assurer les mécanismes de solidarité entre les citoyens qui s’engagent dans les alternatives de transition, et ceux qui restent en marge ? Ce sont ces quelques points qui devraient faire l’occasion de nouveaux et intéressants débats. Néanmoins, l’époque et son urgence ne sont plus aux querelles et aux argumentations entre écologistes, mais à la recherche commune des moyens d’action.
4. Les actes pour le faire : se réengager collectivement pour le bien commun
En effet. Ce que les écologistes doivent aujourd’hui se poser comme question, c’est : comment parvenir à peser sur le réel ? Là est l’enjeu. L’essentiel de l’action, pour parvenir à combiner les différentes stratégies politiques passe par les dynamiques politiques au sens large. Et c’est là, aujourd’hui, que se trouvent les différents blocages.
Blocage dans les négociations tout d’abord. À moins d’un effondrement global engageant les sociétés occidentales dans un inconnu, les différents éléments de transformation devront se réaliser par l’action politique. Or, la situation politique actuelle des écologistes n’est guère celle de partis majoritaires. Le cas le plus général de participation au pouvoir oblige au compromis et à la négociation politique. Et donc à la définition des priorités à porter et des sacrifices à accepter. Cette réflexion pourrait sembler anodine. Elle n’est est pourtant pas moins difficile chez les écologistes. L’exemple francophone belge en atteste. L’opposition entre le parti Ecolo et les mouvements écologistes et environnementaux est encore trop souvent une réalité au moment des participations gouvernementales. Le compromis et la participation à un gouvernement sont encore souvent considérés par certains comme étant une trahison de nos principes. Cette attitude pèse sur la capacité à transformer les politiques engrangées en politiques durables. Le flanc est ainsi trop souvent laissé libre aux attaques des tenants du système libéral-productif, qui auront tôt fait de profiter de ces divisions pour démonter les décisions prises. Cette critique sur nos divisions doit cependant être aussi adressée à nous-mêmes. Trop souvent nous négligeons le dialogue avec les mouvements verts, durant nos propres participations. Une tension, durable cette fois, se crée alors pour finir par se concrétiser entre deux postures au sein de la famille verte : « eux » et « nous
Ces alliances ne doivent toutefois pas s’arrêter là. Il ne peut être possible de faire l’impasse sur l’importance des liens avec les mouvements non écologistes. Pourtant, à moins de se résoudre à rester minoritaires, c’est aussi par ce type d’engagement que la transition et la réduction des besoins artificiels, que les écologistes dénoncent, pourront être atteints[[André Gorz en personne, Christophe Fourel, (dir.), Paris, Le Bord de l’Eau, 2013, p. 11.
]].
5. Les mots pour le dire : sortir de la novlangue
Cet engagement passe par une réappropriation plus forte des concepts écologistes plus « classiques ». Et de leur désintoxication libérale-productiviste. Prospérité, progrès et libertés doivent être réorientés autour du concept de bien-être, et non plus de croissance économique. Débat, droits collectifs, biens communs, métiers, usagers, … doivent être ces termes à revaloriser. Depuis trop longtemps, nos sociétés libéral-productivistes évoluent vers une technicisation accrue des termes et outils sociétaux. Le citoyen est devenu un client de l’État, avec tout ce que cela comporte comme conséquences néfastes : exigence de l’État vis-à-vis de la rentabilité de ce client, obligation de croissance de la productivité pour financer un système économiquement glouton, désengagement de l’État dans les domaines considérés comme inutiles ou peu pertinent face à cette nécessité de croissance économique.
Mais il s’agit aussi de défendre avec force notre pré carré, nos termes à nous et qui sont acquis auprès d’une grande partie de la société. Prenons le terme de développement durable. Encore récemment, de nombreux auteurs issus du courant écologiste ont dénoncé l’utilisation de ce concept, incarnant selon eux une idée hégémonique pervertie par les tenants du capitalisme vert[[Giacomo D’Alisa, Federico Demaria, Giorgos Kallis, Degrowth. A vocabulary for a new era, Londres, Routledge, 2014.
]]. Cette approche est tout à fait fondée. Le principal danger tient bien dans l’appropriation que les défenseurs du système capitaliste opèrent envers les concepts portés par l’écologie politique. Il est d’ailleurs à parier que, bientôt, les termes de « transition » et « alternatives » seront, eux aussi, récupérés par ceux-là mêmes auxquels ces concepts s’opposent. Cependant, le terme de développement durable représente une passerelle pédagogique à ne pas nier. Dans un monde désintéressé des enjeux environnementaux, les quelques éléments de rassemblement porteurs tels que celui-ci ne doivent donc pas être abandonnés aux lobbys et mouvements capitalistes. Leur réappropriation passe par une nouvelle pédagogie des écologistes, jouant à la fois sur l’opposition au cynisme du système libéral-productiviste et sur l’adhésion la plus large possible autour d’un des rares termes verts appropriés par la majorité. Nous passons encore trop souvent du temps à chicaner, en interne, sur telle ou telle définition ou sens des mots à utiliser. Le risque est, dès lors, de perdre un grand public réceptif à ces termes. Ces idées sont nos idées, à nous de les protéger.
Cet enjeu du discours amène d’ailleurs au deuxième blocage, à savoir la difficulté des écologistes de populariser leur propos. André Gorz soulignait, dans Écologica, la difficulté de traduire l’idée de décroissance à grande échelle : « aucun gouvernement n’oserait la mettre en œuvre, aucun des acteurs économiques ne l’accepterait – à moins que sa mise en œuvre ne soit fracturée en mesures subalternes[[André Gorz, « Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », in Écologica, Paris, Galilée, 2008, p. 107.
]] ». Le principal responsable en sont les résistances au changement. Encore nombreuses, celles-ci sont cependant peu étudiées par les écologistes. La quête de la sobriété ne concerne qu’une minorité. Cette quête ne parle pas encore aux classes précarisées qui restent attachées à des modes de vie et de consommation insoutenables. Au contraire. La crise économique profonde qui traverse l’Europe depuis 2008 fait vivre, pour certains, une certaine idée de décroissance. Certes, la décroissance prônée par les auteurs écologistes est une décroissance contrôlée, et non subie comme aujourd’hui. Néanmoins, le discours général ambiant ne permet pas de défendre facilement le concept général de décroissance. Encore trop souvent, le discours des écologistes se construit autour d’une idée de renoncement envers ce pour quoi une majorité de la population a travaillé voire vécu[[Luc Van Campenhoudt, « Pourquoi le Vert n’est-il pas encore dans le fruit ? » in Revue Nouvelle, Bruxelles, p. 44.
]]. Cet élément doit être pleinement pris en compte dans l’approche adoptée envers le plus grand nombre, si les écologistes souhaitent sortir de leur carcan minoritaire. En outre, comme le rapporte Ulrich Beck[[Ulrich Beck, Climate for change, or how to create a Green Modernity ?, Theory Culture & Society, 2010.
http://tcs.sagepub.com/; Ulrich Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, 2001.
]], la société qui nous entoure est à la fois particulièrement conservatrice et particulièrement bien informée sur les risques qui nous entoure. Or, malgré la diffusion des informations portant sur les dangers du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources, les comportements d’une grande majorité de la population occidentale ne sont guère modifiés. Si nous voulons parvenir à nous déverrouiller, en tant qu’écologistes, nous devrons donc entreprendre une réflexion sociologique quant au discours environnemental porté et quant aux résistances au changement de la part d’une partie de la population[Benoit Lechat, Le climat pour le changement, Etopia, Namur, 2014, [en ligne], [https://www.etopia.be/spip.php?article2821.
]].
6. Light my fire
La conjonction des différentes crises, actuelles et à venir, impose un nouveau discours. Il est temps de changer d’époque. Face à une crise de confiance, le modèle d’organisation de nos sociétés doit être réinventé. Les inégalités sont la cible. Les libéraux et les sociaux-démocrates sont scotchés dans un modèle qui a dramatiquement échoué, tandis que les marxistes proposent un modèle qui ne modifie en rien les comportements. Il s’agit donc d’un projet fondamentalement différent de celui des partis traditionnels de la gauche, portés sur la défense du statu-quo.
La principale tâche du discours n’est plus de dire ce que les écologistes ne souhaitent plus mais de dire clairement et concrètement ce qu’ils veulent. C’est cet horizon qui doit aujourd’hui se construire et s’incarner. Et ce discours ne peut se construire qu’en sortant d’une zone de prudence qui, pour certains, est devenue une zone de confort. Il faut toutefois éviter de s’y méprendre. Ce n’est pas tant de radicalité que de croyance en nos propres capacités qu’il s’agit. Simplement, nous devons parvenir à nous adapter au changement sociétal en cours. C’est ce qu’Ulrich Beck souligne quand il inscrit l’avenir de l’écologie politique dans le cadre d’un vaste repositionnement sociologique.
La question fondamentale qui va se poser, dans les prochaines années, pour les écologistes, est donc celle de l’élargissement de leur base sociale, et des moyens pour y parvenir. Les projets et propositions des écologistes restent encore, trop souvent, dans les petits cercles des experts ou des populations œuvrant dans les projets de transition. L’horizon de reconstruction qui s’offre aux partis verts, notamment à Ecolo, devra pleinement intégrer cette réalité pour parvenir enfin à la dépasser. Il s’agira ainsi de parvenir à organiser la confluence des différents mouvements autour d’un programme de base, dans lequel chacun parviendra à garantir son identité tout en acceptant le dépassement de soi-même au profit de l’intérêt collectif.
Les passerelles doivent dès lors se construire entre les différents espaces, tout comme entre les différents tenants et tendances de l’écologie politique. Le piège de la division est à dépasser. Cette division vaut déjà en interne. Elle prend également tout son sens en externe. Il s’agit de sortir de l’image négative trop souvent adressée aux partisans de l’écologie politique, en tant que culpabilisateurs ou prônant les interdits. L’enjeu dans les prochaines années est de parvenir à démontrer des effets directs et indirects positifs des politiques écologiques. Et de parvenir à le faire notamment grâce à des alliances avec des acteurs non-verts (comme des entreprises capitalistes ou des syndicats productivistes).
La peur, incarnée par le discours de l’effondrement et de la culpabilisation ne représente, en rien, un puissant vecteur de mobilisation et de construction d’une base suffisamment forte que pour entraîner la transformation positive de la société. C’est ailleurs qu’il faut trouver les éléments qui permettront cette transformation. Le projet écologiste doit être celui de l’espoir et de l’intérêt général au changement. C’est de cette seule manière que nous parviendrons à faire se rendre compte la majorité qui nous entoure de l’échec et de l’impasse du système actuel. C’est d’ailleurs ce que nous proposait Lewis Carroll, dans Alice aux Pays des Merveilles : « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? ». Il est temps, maintenant, de projeter cet horizon positif que représente la société verte à laquelle nous croyons.