En parallèle d’une évolution de plus en plus néo-libérale de l’économie et de la société, le dogme du management a également conquis ces dernières années les sphères publiques, amenant une multiplication et une décentralisation croissante des organismes para-publics et de leurs organes de décision. Ce phénomène a engendré une pléthore d’administrateurs publics, nommés au sein des conseils d’administration de ces structures, selon les principes de la « corporate governance » issue du privé.
La Belgique francophone est championne en la matière, ayant multiplié les OIP, intercommunales, invests, ou encore entreprises publiques. Penchons nous donc sur la situation wallonne.
L’intention de départ peut, en théorie, s’appuyer sur plusieurs principes louables. Tout d’abord, décentraliser et autonomiser les prises de décision permet un mode de fonctionnement plus rapide, plus efficace, en évitant les lenteurs bureaucratiques d’un parcours administratif et hiérarchique trop jacobin. De plus, le fait de s’affranchir d’une tutelle directe d’un Ministre ou d’un Gouvernement peut permettre de dépolitiser une institution, et d’y choisir comme administrateurs des experts de la gestion ou du secteur concerné, en fonction de leurs compétences et non de leur allégeance politique ou hiérarchique. Enfin, assurer une certaine indépendance au Conseil d’Administration (CA) et aux dirigeants de ces institutions peut leur permettre de remplir leur mission assignée initialement en fonction de l’objectif d’intérêt général qui lui est lié, et non d’objectifs opportunistes à court terme, dépendants de l’agenda politique ou électoral du Ministre compétent.
Cela étant, force est de constater que ces principes sont loin d’être rencontrés actuellement, et mettent en péril d’autres principes et objectifs qui devraient être considérés comme au moins aussi importants pour l’intérêt général et la démocratie.
Le premier écueil n’est pas le plus dérangeant, mais est le plus facilement identifiable : la pléthore des institutions. Cela rend difficilement lisible leur action que ce soit pour les citoyens, pour les entreprises, pour les pouvoirs publics eux-mêmes, ou encore pour les parlementaires censés contrôler l’action publique. Cela favorise le saupoudrage, le clientélisme, les baronnies et le sous-localisme, et nuit à l’efficacité de l’ensemble, en éparpillant les moyens et en créant des doublons et des chevauchements des différentes missions.
Le deuxième écueil n’est pas directement lié au management public lui-même, mais plutôt à la particratie qui caractérise le système politique belge. En effet, via différentes règles et mécanismes tels que le pacte culturel, la clé d’Hondt, les prises de participation des différents niveaux de pouvoir et organismes publics actionnaires,… ce sont, in fine, toujours les partis qui désignent les administrateurs en question, avec comme préoccupation première la couleur politique et non la compétence[[Je dois à la vérité de dire qu’au sein du parti Ecolo, il y a une procédure de sélection interne, avec appel à candidature et jury, qui garantit tant que faire se peut la compétence de l’administrateur désigné. Par ailleurs, certains partis désignent parfois des personnalités en fonction de leur aura ou de leur connaissance du secteur plus que de leur carte de parti, mais il s’agit d’une minorité de cas.
]]. La dépolitisation est dès lors loin d’être effective. A fortiori lorsque ces différents mécanismes favorisent les partis les plus importants, via leur nature intrinsèque mais aussi des phénomènes de cascade. Ainsi en va-t-il par exemple de Nethys, sous-filiale de Publifin (anciennement Tecteo) dont elle concentre l’ensemble des activités, et au CA de laquelle seuls siègent les 3 partis traditionnels.
Le troisième écueil, et le plus difficile à identifier et à éviter, est celui de la soi-disant double loyauté. Il provient de la nature même, des valeurs et principes fondamentaux du management public, et conduit a priori à choisir entre la peste et le choléra. En effet, comme exprimé plus haut, le fait de donner une autonomie de gestion et de décision permet d’une part de garantir une plus grande efficacité à l’action publique, et est censé offrir une stabilité dans la poursuite de missions d’intérêt général. D’autre part, le fait d’autonomiser ces missions prive de facto l’autorité publique d’un levier sur son action, la prise de décision et le contrôle relatifs aux missions en question[[En Wallonie, cette réduction d’influence auto infligée est illustrée et prévue noir sur blanc par l’article 12 du décret du 12 février 2004 sur les administrateurs publics, qui prévoit que « La position communiquée par le Gouvernement [relative à une décision stratégique] ne lie pas les administrateurs publics. »
]]. Il conduit également à une isolation de l’institution autonomisée, qui va très souvent mettre en avant sa survie, voire sa croissance, et ses intérêts identifiés comme stratégiques par et pour elle-même, avant la prise en compte de l’intérêt général et d’une vision transversale de l’action publique régionale. Par ailleurs, la décentralisation de la gestion et de la décision conduit également à une décentralisation de l’expertise, et le Ministre ou l’administration deviennent parfois dépendants des informations et compétences monopolisées par l’institution.
Dans ce cadre est apparue la notion de double loyauté, équilibre précaire et en constante évolution que l’administrateur public est censé maîtriser et prendre en compte en permanence dans son action. Il s’agirait de faire la balance entre l’intérêt général (illustré éventuellement par l’action globale du gouvernement), et les intérêts particuliers de son institution. Nous pourrions même parler de triple voire de quadruple loyauté, en prenant en compte l’intérêt général, celui du gouvernement qui a officiellement nommé l’administrateur, celui du parti qui l’a effectivement désigné, et celui de l’organisme administré. Pourtant, la seule et unique loyauté que devrait défendre un administrateur public est celle qui le lie à l’intérêt général. Un organisme dont la propriété est dans la majeure partie des cas majoritairement ou totalement publique, et dont les moyens d’investissement et de fonctionnement sont majoritairement publics, n’a pas d’autre mission. Il ne peut placer sa propre survie, sa croissance, son inertie ou les jetons de présence de ses administrateurs avant l’intérêt général, et doit orienter ses décisions dans ce but. Si un outil public ne permet plus de remplir correctement sa mission d’intérêt général, ou est devenu inutile, il faut le réformer ou le supprimer.
Deux exemples afin d’illustrer ce dernier écueil : les deux principaux Gestionnaires de Réseau de Distribution (GRD), gaz et électricité (service public si il en est!), ORES et RESA, et les aéroports wallons, Bierset et BSCA. Les GRD, pour diverses raisons financières, de simplicité de gestion, de rapports avec différents lobbies et anciens employeurs (de nombreux cadres provenant d’Electrabel ou du secteur de l’énergie), soutiennent fortement le dispositif des compteurs à budget afin de « gérer » les consommateurs précaires, malgré le coût exorbitant de ce dispositif et l’absence totale d’intérêt social (on paie : on a de l’électricité ; on ne paie plus : on n’en a plus), et envisagent un déploiement généralisé des compteurs communicants, malgré les nombreux problèmes qu’ils posent (coût exorbitant, impact environnemental nul voire négatif, impact sur la vie privée,…), mettant ainsi leur intérêt particulier avant l’intérêt général. Les CA des aéroports, pourtant majoritairement publics (mais soutenus par les actionnaires privés minoritaires), ont insisté comme un seul homme pour une augmentation des montants des subventions annuelles régionales déjà très élevées versées aux aéroports, plutôt que pour une augmentation des redevances des compagnies (les plus faibles d’Europe) ou encore une réduction des coûts de fonctionnement.
Afin de remédier au premier écueil, la solution est relativement simple, il suffit de supprimer ou fusionner certains organismes. Par exemple, concernant les outils économiques, est-il vraiment nécessaire d’avoir plus d’un invest par Province, ainsi que la SRIW, la Sowalfin et la Sogepa ? Ces outils ont chacun des missions spécifiques, et un ancrage local pertinent, mais ne serait-il pas possible de fonctionner avec un seul organisme, éventuellement organisé en filiales et/ou en bureaux décentralisés ? L’existence de deux sociétés de gestion des aéroports séparées, pour Liège et Charleroi a été récemment remise en question par le Ministre compétent, avant de retourner sa veste de façon spectaculaire. Pourtant, sur un territoire aussi petit que la Wallonie, deux aéroports concurrents n’ont pas de sens, d’autant qu’ils sont majoritairement publics et abondamment subventionnés. Dernier exemple : la fusion d’ORES et RESA a également été abordée dans différents cénacles. Cette fusion serait bienvenue si elle s’accompagnait d’une séparation totale, en deux entités totalement distinctes, des activités de RESA avec les autres activités de Nethys.
Des règles supplémentaires sur la publication régulière de rapports d’activités complets, détaillés et transparents, en ligne, devraient également permettre à tout un chacun de connaître les missions et décisions prises par ces différents organismes.
Le second écueil pourrait être évité en objectivant et en rendant transparent le processus de désignation des administrateurs, par exemple en publiant un appel à candidatures et en faisant appel à un jury chargé de procéder à une évaluation des candidats. Les ressources nécessaires à la mise en place de cette procédure ne sont pas démesurées, et se verraient rapidement rentabilisées via l’implication plus grande et l’expertise apportée par les administrateurs ainsi désignés. Des représentants des usagers pourraient également siéger dans les CA, pour y apporter un point de vue différent et provenant du terrain.
Afin d’éviter de devoir choisir entre la peste et le choléra par rapport au troisième écueil, plusieurs mesures peuvent être envisagées. Tout d’abord, symboliquement, le décret de 2004 relatif aux administrateurs publics pourrait affirmer dans son premier article que l’intérêt général est l’objectif unique des administrateurs publics. Ensuite, il devrait réaffirmer une prépondérance de la tutelle et de l’influence hiérarchique du gouvernement sur les décisions stratégiques des organismes publics. Pour contrebalancer cette tutelle, l’indépendance des administrateurs mentionnée au paragraphe précédent pourrait jouer, ainsi qu’un contrôle en commun avec le Parlement. Nous pourrions par exemple imaginer qu’une commission soit consacrée au suivi de l’ensemble des organismes publics et para-publics de la région, instaurant un lien direct entre le Parlement et le CA, sans devoir passer par le Ministre de tutelle. Un décumul total des fonctions parlementaires et des exécutifs communaux permettra de consacrer le temps nécessaire à cette mission. Les CA étant censés être renouvelés tous les 5 ans depuis 2011, afin d’encadrer le mandat des administrateurs sélectionnés de façon indépendante et d’orienter leur candidature, une lettre de mission pourrait leur être confiée, conciliant la mission à long terme de l’organisme concerné, et les objectifs politiques du gouvernement.
Quant aux intercommunales, il est nécessaire de réformer drastiquement leur fonctionnement. Elles remplissent des missions importantes de service public qui ne peuvent être rencontrées par les communes seules, mais elles souffrent d’un déficit démocratique important. Le remplacement des Provinces par des communautés de communes, disposant d’un conseil directement élu, et à qui seraient confiées les missions antérieurement remplies par les intercommunales pourrait être une solution.