Restreindre nos libertés au nom de la sécurité, un fourvoiement démocratique et une absence cruelle de vision européenne
Le 5 mai dernier, l’Assemblée nationale française adoptait en première lecture le projet de loi du gouvernement portant sur le renseignement (adopté depuis également au Sénat). Celui-ci a fait couler beaucoup d’encre et provoqué un certain nombre de réactions très critiques. De la Ligue des droits de l’homme à la Quadrature du Net, d’Amnesty International à la CGT-Police en passant par le Syndicat de la magistrature, le conseil de l’ordre et le Bâtonnier du Barreau de Paris, sans oublier la CNCIS (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité) ou encore les associations d’hébergeurs français de sites internet menaçant de s’exiler à l’étranger, tous ont dénoncé le caractère attentatoire aux libertés fondamentales de ce texte, voté qui plus est selon une procédure d’urgence peu propice à la sérénité des débats. Le gouvernement de Manuel Valls et la majorité socialiste au pouvoir ne s’en sont absolument pas émus et sont apparus bien résolus à faire passer leur loi dans le climat ultra-sécuritaire actuel qu’ils ont eux-mêmes allègrement entretenu depuis les attentats de janvier dernier.
Les principaux reproches faits à ce projet de loi sont l’extension significative des activités des services de renseignements, des mesures de surveillance intrusives qui portent atteinte de façon disproportionnée aux droits fondamentaux et l’insuffisance de garde-fous, notamment judiciaires, face aux nouveaux pouvoirs octroyés à ces services, n’ayant de compte à rendre qu’au Premier Ministre. Et les quelques ajustements effectués par les députés en commission des lois n’y ont rien changé, ou si peu.
Le gouvernement de Manuel Valls a balayé d’un revers de main ces arguments, en rétorquant qu’il entendait simplement légaliser des activités déjà largement pratiquées en dehors de tout cadre juridique, et le Président de la République François Hollande a proposé face à la montée légitime des interrogations de saisir le conseil constitutionnel, cas assez unique dans l’histoire de la 5e république française de dévoyement institutionnel et de mélange des genres à des fins politiques.
Le rôle du législateur n’est sûrement pas de légaliser des pratiques illégales. Il est avant toute chose de défendre l’intérêt général. En l’espèce, l’intérêt général imposait d’équilibrer le cadre législatif entre la nécessaire sécurité de nos concitoyens face aux menaces d’attentats et la protection de leurs libertés fondamentales. Nous ne tirons toujours pas les bonnes leçons des erreurs du passé. Par exemple, les auteurs des attentats de Charlie Hebdo de janvier 2015 avaient parfaitement été identifiés par les services de renseignements français. C’est leur suivi qui avait fini par être abandonné, non par manque d’outils juridiques spécifiques, mais par manque de moyens humains.
Si Hayat Boumeddiene (la compagne du terroriste du magasin casher de la Porte de Vincennes Amedy Coulibaly) a pu s’enfuir en Syrie, c’est par manque de coordination entre les autorités françaises et européennes et les autorités turques. Si d’autres attentats ont pu être perpétrés depuis, comme au Danemark le 14 février ou au musée du Bardo à Tunis le 18 mars, c’est que les groupes terroristes n’ont que faire des frontières nationales et cherchent à frapper et à entraîner la panique partout. La lutte contre le terrorisme global nécessite donc avant toute chose une coordination suivie et renforcée entre les services de renseignements et les forces de police à l’international, et bien entendu en premier lieu à l’échelle de l’Union européenne, avec des moyens humains et matériels conséquents. Or ce nouveau texte du gouvernement Valls ne répond ni à cette pénurie de moyens ni à ce manque de coordination entre les différents services des Etats membres de même qu’avec leurs homologues à l’extérieur des frontières européennes. A l’heure où l’UE débat de la fameuse directive sur les données des dossiers passagers (PNR- texte qui contraindrait les compagnies aériennes à transmettre aux pays de l’UE les données des passagers qui entrent ou quittent le territoire européen), la volonté de se doter d’un nouvel arsenal juridique sécuritaire spécifiquement français, sans réelle vision européenne, est totalement illusoire.
Les Etats-Unis, de dérives du Patriot Act en scandales des écoutes de la NSA, ont foulé au pied un certain nombre de leurs libertés et de leurs valeurs suite aux attentats du 11 septembre sans réussir à réellement garantir une plus grande sécurité à leurs concitoyens.Nombre d’Américains semblent aujourd’hui avoir compris qu’à troquer leurs libertés pour plus de sécurité, ils ont au final perdu sur les deux tableaux. Alors, des attentats du 11 septembre 2001 à « l’esprit du 11 janvier » 2015, les dirigeants doivent enfin comprendre que cette démagogie ultra-sécuritaire qui consiste à toujours renforcer l’arsenal répressif, c’est tomber dans le piège tendu par les terroristes : mettre à bas les principes qui fondent nos Etats démocratiques en nous incitant à abandonner nos libertés fondamentales au prétexte d’une plus grande sécurité totalement illusoire.
Ce fut donc un triste jour pour les libertés publiques en France. Pendant que les députés, en majorité « de gauche » en retournaient à leurs pénates après avoir adopté ce texte, Cabu, Charb, Tignous, Wolinski et les autres, si grands défenseurs de la Liberté avec un L majuscule, devaient se retourner dans leur tombe. Et sur 18 députés d’Europe Ecologie Les Verts, députés issus d’une tradition libertaire et d’un parti extrêmement attaché aux libertés publiques et privées, il s’en est trouvé 5 pour voter pour ce projet de loi. Triste époque où tout se perd…
En tous cas, François Hollande et le gouvernement auraient mieux fait de faire preuve au moins de curiosité européenne, en s’apercevant de l’incongruité de leur texte vu d’Allemagne, rappelant les heures les plus sombres de la Stasi (surtout avec la polémique récente où les services de renseignements allemands sont accusés d’avoir espionner leurs partenaires européens au profit de la NSA américaine), ou en s’inspirant de ces mots du premier ministre norvégien Jens Stoltenberg après le massacre d’Utoya perpétré par Anders Breivik en juillet 2011 :
«J’ai un message pour celui qui nous a attaqué et pour ceux qui sont derrière tout ça: vous ne nous détruirez pas. Vous ne détruirez pas la démocratie et notre travail pour rendre le monde meilleur. Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance.»
Alors concernant ce triste projet de loi français sur le renseignement, pour paraphraser Churchill : ‘Ils ont accepté la restriction des libertés pour avoir la sécurité. Ils auront la restriction des libertés et l’insécurité.’