Ce qui sépare l’écologie des conservateurs : le principe de réalité !

 

L’opinion de Corentin de Salle, publiée il y a quelques jours dans ces colonnes, nous laisse, nous écologistes, perplexes. Accaparées par leur rôle de « meilleurs ennemis » des socialistes, les têtes pensantes du Mouvement Réformateur se perdent en discussions philosophico-politiques à mille lieues des enjeux sociaux, environnementaux et économiques qui, pourtant, ne se sont jamais imposés à nous avec autant de vigueur. Loin de proposer une vision concrète de l’avenir de notre société, cet étrange exercice de doctrine comparée nous semble inutile.

Nous y cherchons en vain des réponses à la plupart des enjeux bien réels de ce début du XXIe siècle. Quelle sortie face la crise financière et économique qui accable le monde et particulièrement l’Europe depuis 2008 ? Quelles réponses à la croissance des inégalités dans les « démocraties libérales » ? Quelles solutions à la mise en péril des principaux équilibres de la planète aujourd’hui par la destruction des écosystèmes et de leur biodiversité et par le dérèglement climatique ? Où parle-t-on de l’épuisement des travailleurs, du vieillissement, des replis identitaires, de l’obésité ou de la congestion routière ?

Ces réalités concrètes ne sont-elles pas plus dignes de débat que les spéculations d’un mauvais pamphlet du XIXe siècle ? La complexité de ces enjeux n’appelle-t-elle pas une mobilisation pleine et entière des idées et des énergies ?

Pour certains libéraux, l’injustice sociale semble ne pas devoir exister dans les démocraties libérales, par la vertu d’une pétition de principe. Alors qu’elle est criante de réalité pour tous les autres citoyens ! Ils n’ont pas l’air d’être informés du fait que les scientifiques estiment que, vu les énormes différences d’inégalités constatées entre les pays développés, ce sont bien les politiques publiques de chaque gouvernement qui font vraiment la différence. Le libéralisme comme vecteur automatique d’égalité et de prospérité relève donc bien du mythe.
Mais passons. Ce qui distingue les écologistes, c’est l’intégration dans leur pensée des faits majeurs de l’évolution du monde depuis le XIXe siècle. Au milieu du XIXe siècle en effet, on ne connaissait ni arme nucléaire, ni réchauffement climatique, ni destruction de la biodiversité et des écosystèmes, ni « smog », ni embouteillages, ni obésité. La croissance presque continue et sans limites de la quantité de matières et d’énergies disponibles – et de produits fabriqués grâce à elles – était le gage de l’émancipation de l’homme, du bonheur individuel et collectif, tant pour les libéraux que les socialistes.

Depuis, des limites, l’homme a appris qu’il y en avait : nos villes sont à l’arrêt lorsque le nombre d’automobiles y dépasse la capacité des voiries ; nos champs empoisonnent nos nappes phréatiques s’ils ne sont pas fertilisés avec mesure ; notre climat s’emballe lorsque nous rejetons toujours plus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ou d’aérosols destructeurs de la couche d’ozone, ou lorsque nous défrichons les forêts tropicales ; des « innovateurs » financiers à la recherche du profit maximal peuvent mettre tout le système à genoux ; une guerre nucléaire d’envergure pourrait anéantir la vie humaine sur terre, etc. L’homme a aussi appris que les questions liées à ces limites sont complexes.

L’humanité a désormais la capacité d’influencer son environnement immédiat ou son écosystème à une échelle jamais vue. Les scientifiques le martèlent depuis 50 ans : le monde dans lequel nous vivons a des limites, dont certaines sont allègrement dépassées. Les écologistes le martèlent aussi depuis leur éclosion en tant que mouvement politique, le monde a ses limites, l’être humain aussi. Et pourtant, l’incapacité à penser la limite, qu’elle soit environnementale, économique ou humaine, même lorsqu’elle est évidente, caractérise encore les doctrines socialistes et libérales.

Le monde a aussi changé d’innombrables autres manières depuis le XIXe siècle : outre le progrès et l’interdépendance économique, pensons à l’expansion fulgurante de la médecine, de l’enseignement, à l’éclosion de nouveaux modèles familiaux, de nouveaux modes de vie… Ces évolutions ont incontestablement rendu notre monde plus complexe.

Or, face à un monde de plus en plus complexe, confronté à des limites écologiques, comment espérer identifier et répondre à nos enjeux contemporains en se contentant d’ânonner l’importance de la liberté ou de l’égalité, comme le font encore trop souvent socialistes et libéraux ? Il est illusoire d’espérer que l’affrontement entre ces conceptions de la liberté ou de l’égalité produise des résultats adéquats. Cela fait de ces doctrines des systèmes de pensée à la fois obsolètes et inopérants, dont les citoyens n’ont en réalité que faire.

Ce qui les préoccupe, en Belgique comme ailleurs, c’est leur santé, leur alimentation, leur mobilité, leur environnement, et ceux de leur famille et de leurs ami ; c’est une société juste et conviviale. La pensée écologiste, sur l’ensemble de ces questions, propose de prendre les faits en considération, de dépasser le débat doctrinaire et de remettre en question certains cadres rigides hérités du passé. Ce dépassement est nécessaire pour perpétuer et améliorer notre bien-être. Il y a fort à parier que seule une société écologique sera viable, sereine et prospère.

Nous en sommes convaincus, réaliser la transition vers une telle société – qui prend en compte ses limites et celles de ses membres – est urgent. Il est possible d’annuler une dette financière mais nous ne pourrons jamais annuler la dette environnementale que nous sommes en train de contracter.

En dépit de leurs divergences, libéraux et socialistes sont condamnés à voir la réalité en face, ainsi que les limites et la complexité du monde. Non, la démocratie libérale ne garantit pas l’égalité. Non, aucune société humaine n’est viable sans l’environnement naturel. Elle n’est pas transplantable hors du support environnemental productif (matières premières, production agricole, eau, sols, air, etc.). Elle ne peut prospérer que comme partie intégrante et interdépendante de la Nature. Oui, le libéralisme et le socialisme peuvent garder une pertinence au XXIe siècle s’ils parviennent à dépasser leur contexte de naissance et à intégrer les notions de réel, de limite et de complexité dans leur pensée.

Les écologistes proposent de prendre à bras le corps la question des limites et de la complexité. C’est indispensable pour que la démocratie, l’égalité et la liberté conservent un sens concret. Partout où il y aura des écologistes qui se battent pour préserver, grâce à des propositions concrètes, l’abondance environnementale, il y aura la possibilité d’une société prospère.

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