Les jours qui suivent une attaque terroriste voient généralement remonter à la surface de l’opinion le meilleur comme le pire de ce dont les collectifs sont capables. Le meilleur : l’élan de solidarité et de fraternité, la volonté d’unité dans le rassemblement de tous face à l’adversité ; mais aussi, malheureusement, le pire ; la haine, la stigmatisation et les replis.

L’attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo, ce mercredi 7 janvier, constitue, par son ampleur et par sa symbolique, un terrible test pour la cohésion sociale de nos sociétés. En sortira-t-on plus fort parce qu’unis, rassemblés et renforcés dans la volonté d’opposer aux assaillants et ceux qui les soutiennent un modèle de société ouverte, tolérante, libre et cosmopolite ? Ou, à l’inverse, cet événement tragique marquera-t-il un pas de plus vers la polarisation de nos sociétés où les gens dressés les uns contre les autres, nourris par les amalgames, optent pour le repli et tendent la main aux extrémismes?

Ce qu’il s’est passé à Charlie Hebdo est un assassinat politique qui fera date.
Le terrorisme que nous connaissons depuis ces dernières années est différent de celui des années 70, 80 et 90. Les terroristes d’aujourd’hui semblent déjà bien éloignés des groupes responsables des attentats de New-York, Londres et Madrid du début des années 2000 : il ne s’agit plus de groupes constitués, structurés, dotés de moyens matériels et de soutiens extérieurs. Les Merah, Tsarnaev, Nemmouche et ceux de Charlie Hebdo, ne ressemblent ni à Mohamed Atta ni à Ilich Ramírez Sánchez dit Carlos. Les guerres en Syrie,en Irak mais aussi en Libye et au Yémen constituent un catalyseur de leur engagement djihadiste. Cependant, ces personnalités ne viennent pas du Levant ; ils sont des enfants de l’Occident ; ils sont issus de nous-mêmes. Et c’est certainement là l’enseignement le plus difficile à tirer. Le bain socio-culturel qui a formé leur haine et leur sauvagerie est celui du radicalisme islamique. Mais c’est aussi celui du profond malaise identitaire et de l’insécurité culturelle qui caractérisent nos sociétés occidentales, et que les inégalités sociales renforcent. En définitive, Merah, Tsarnaev, Nemmouche, etc. représentent la synthèse explosive de ce que l’Islam et l’Occident ont et font de pire.
C’est donc à la société dans son entièreté en ce compris les citoyens de confession musulmane de se demander lucidement : comment avons-nous pu engendrer de tels individus ?
La tentation qui consisterait à se laver les mains de ce phénomène en exigeant des millions d’Européens de confession musulmane qu’ils se désolidarisent des agissements de ces terroristes est à la fois injuste et dangereuse. Injuste parce que les citoyens de confession musulmane sont d’ores et déjà les victimes au long cours de ces agissements. D’autant plus injuste que ceux qui appellent les musulmans à se désolidariser ne semblent généralement pas vouloir les entendre quand ils le font, ou pire, les soupçonnent de double-discours. Dangereuse car cette situation conforte l’idée que les citoyens de confession musulmane constituerait un bloc monolithique qui dit, qui pense (naturellement le contraire de ce qu’il dit), qui se tait aussi. Or, le vécu musulman de nos concitoyens est fait de sensibilités très diversifiées. Ironie du sort : il n’y a plus aujourd’hui que les islamophobes qui invoquent LA communauté musulmane : les musulmans eux-mêmes se sont résolus, et en premier lieu les terroristes puisqu’ils en font généralement leur première cible, à faire le deuil de son existence.

Les actes commis ce mercredi à Paris sont inqualifiables et doivent être sévèrement punis dans le cadre de l’État de droit. Mais ces actes appellent également une réponse citoyenne. Qu’ils soient loups solitaires ou formés dans les camps d’Al Qaeda, Merah, Tsarnaev, Nemmouche et ceux de Charlie Hebdo sont les instruments d’un dessein politique, rationnel et tendu par une stratégie dont la violence et la terreur sont les moyens privilégiés.

Ceux qui ont commis l’attentat contre Charlie Hebdo veulent polariser la société pour séparer irrémédiablement les citoyens musulmans de leurs concitoyens. Ils poursuivent une stratégie de la tension seule à même de créer une dynamique sociale qui leur soit favorable. La particularité effrayante du moment c’est que ce dessein entre en grande résonance avec celui des identitaires et des extrémistes de tout poil. Ceux-là s’attachent à vouloir incarner la contradiction la plus évidente à ces terroristes et à ceux qui les soutiennent. Or, ils sont plus que jamais des alliés objectifs. Ils veulent la même chose : provoquer la confrontation, approfondir irrémédiablement la fracture et l’hostilité. En un mot : la polarisation, c’est-à-dire atteindre ce point critique où l’opposition entre les groupes aboutit à un conflit ouvert, irréversible. Ils s’alimentent des mêmes phénomènes. En vérité, les terroristes qui se revendiquent de l’islam aiment l’islamophobie, les discriminations et la défiance croissante que subissent les musulmans parce qu’elles leur permettent de valider leur analyse et d’accomplir leurs sombres desseins. Enfin, djihadistes et identitaires partagent les mêmes haines : de la démocratie, des libertés, de la fraternité de ceux-qui-ne-se-ressemblent pas, de la diversité, du métissage.

Répondre à ces actes ignobles par plus de violence, plus de répression, plus de limitations de nos droits au nom de notre sécurité serait un cadeau offert à ceux qui les ont commis, et à ceux, qui au fond, s’en satisfont parce qu’ils valident leur haine des musulmans. Quelle meilleure réponse que de puiser au fond de ce que nos collectifs sont capables de meilleur pour opposer à ce terrorisme tout ce qu’ils exècrent : plus de démocratie, plus de libertés, plus de dialogue, plus de diversité, plus de métissage.

Ne leur donnons pas ce qu’ils attendent de nous.

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