Contexte : la Belgique, terre d’expédition de combattants en Syrie

Depuis 2011, la Syrie est déchirée par une guerre civile d’une grande intensité. À ce jour, ce conflit aurait fait près de 200.000 victimes. Ces derniers mois ont été marqués par une extraordinaire montée en puissance de l’« État islamique en Irak et au Levant » («Daesh») et une extension du domaine de la guerre à l’Irak[[Cf. note d’actualité « Etat Islamique/Daech » de Jonathan Piron, septembre 2014

]]. Le conflit syrien est devenu au fil des années un véritable aimant pour les combattants étrangers. Depuis le début du conflit, un nombre croissant de ressortissants de l’UE se rendent en Syrie pour combattre le régime de Bachar al-Assad. Ils rejoignent des brigades djihadistes – hier, le Front al-Nosra, « filiale » d’al-Qaeda ; aujourd’hui, c’est Daesh qu’ils semblent rejoindre massivement.

 a) Combien sont-ils ? Combien de Belges ?

Dans son dernier rapport, datant du mois de décembre 2013, le Center for The Study of Radicalisation du King’s College de Londres (ICSR) estime que le nombre de ressortissants de l’UE à s’être engagés en Syrie depuis le début du conflit s’élève à près de 2000 personnes[[Selon les chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), mars 2014.

]]. Ils sont certainement plus nombreux aujourd’hui. Au mois d’avril 2013, ce chiffre s’élevait à 590. En l’espace de huit mois, le nombre d’Européens partis combattre le régime de Bachar al-Assad aurait donc plus que triplé[[Cette augmentation ne peut s’expliquer uniquement par un accroissement du « reporting ». Cette augmentation du nombre d’Européens engagés dans les combats en Syrie est par ailleurs confirmée par les chiffres officiels communiqués par différents gouvernements européens (le Danemark, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Belgique).

]]. Selon l’ICSR, les Européens représentent 18% du total des effectifs étrangers, côté rébellion, engagés dans la guerre en Syrie. Par ordre d’importance, à la fin de l’année 2013, les principaux pays  « exportateurs » de combattants européens sont la France, le Royaume-Uni, la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas. Rien n’indique ces proportions aient sensiblement évolué depuis[[Selon les derniers chiffres du ministère français de l’intérieur (septembre 2014) environ 930 résidents français « sont impliqués dans des filières djihadistes vers la Syrie et l’Irak » (350 sur place, 180 repartis de Syrie, 170 en transit vers la zone, 230 ayant des velléités de départ). Ce nombre est en augmentation de 74% en huit mois.

]]. Le tableau ci-dessous reprend une estimation par pays du nombre de ressortissants engagés dans le conflit syrien à la fin de l’année 2013.

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Tableau 1 : Nombre de combattants par nationalité

Source : The Telegraph[[www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/syria/10523203/Number-of-foreign-fighters-in-Syria-nearly-doubles.html

]] ; ICSR

En chiffres absolus, la Belgique est donc le troisième pays de l’UE à compter le plus de ressortissants engagés dans la guerre en Syrie. Elle se place derrière la France et le Royaume-Uni, au coude-à-coude avec l’Allemagne. Selon l’ICSR, près de 300 Belges se seraient rendus en Syrie depuis le début de la militarisation du conflit. Didier Reynders[« Je crois que l’on a dépassé les 200 Belges partis combattre le régime du président Bachar al-Assad » a-t-il déclaré à la radio Bel-RTL, le 13 janvier 2014, appuyant des propos tenus dans une interview publiée par le journal ‘La Libre Belgique’. [http://www.lalibre.be/dernieres-depeches/belga/parmi-les-200-belges-partis-combattre-en-syrie-plus-de-20-ont-peri-52d399c735701baedab77516

]] affirmait quant à lui, au mois de janvier 2014, qu’ils seraient « plus de 200 ». Selon ces chiffres, la Belgique « fournirait » donc à elle seule 10% des effectifs de l’UE. En proportion de sa population, la Belgique serait donc le pays UE le plus concerné par l’engagement de ses ressortissants dans les groupes djihadistes. Le Danemark et la France complètent le podium. Le tableau ci-dessous reprend le nombre de ressortissants partis combattre en Syrie rapporté au nombre d’habitants.

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Pourquoi la Belgique est-elle le pays le plus impacté par ce phénomène ? Cela tient à une série de facteurs complexes difficiles à expliciter ici mais qu’on pourrait « ramener » sur deux axes distincts : l’envie de partir et/ou la capacité de partir sont en Belgique plus fortes qu’ailleurs. L’ « envie de partir » renvoie au niveau de radicalisation et à ce qui l’explique sur le plan socio-économique, identitaire et religieux. La « capacité de partir » fait référence aux possibilités pratiques de se rendre en Syrie et renvoie notamment à l’efficacité des filières de recrutement et à la facilité de quitter le territoire pour se rendre en Turquie pour passer la frontière pour pénétrer sur le territoire syrien.

 b) Que mesurent ces chiffres? De quel niveau d’informations les services de l’Etat dispose-t-ils ?

L’annonce des chiffres relatifs aux Belges partis combattre en Syrie présente une part d’ambigüité. Les chiffres avancés peuvent donner lieu à des lectures contradictoires. Par exemple, le « plus de 200 Belges » avancé par Didier Reynders signifie-t-il que plus de 200 Belges se sont rendus en Syrie depuis le début du conflit ou qu’ils sont 200 à combattre actuellement le régime de Bachar al-Assad ? Les chiffres avancés par l’ICSR sont plus clairs[[Les chiffres avancés par l’ICSR reposent sur une compilation de données effectuée depuis novembre 2011 qui proviennent de plus de 1500 sources. Celles-ci sont de trois types : des articles de presse de médias notamment anglo-saxon et arabes, les estimations officielles des gouvernements concernés par le phénomène et les déclarations des groupes djihadistes sur des forums internet ainsi que sur les réseaux sociaux.

]]: ils correspondent à l’ensemble des personnes qui se sont rendues en Syrie depuis novembre 2011. Il s’agit donc d’un effectif cumulé, d’un chiffre « brut » qui fait abstraction des personnes arrêtées ou tuées et de celles revenues en Belgique. Contrairement à d’autres pays, les autorités belges entretiennent le flou autour des chiffres et du profil des ressortissants partis combattre en Syrie. Le 25 septembre 2014, Bernard Cazeneuve, ministre français de l’Intérieur communiquait à l’Assemblée nationale et sur Europe 1 des chiffres précis sur les djihadistes français. Le Monde a reproduit ces chiffres dans l’infographie ci-dessous. En Belgique, ces chiffres ne sont pas communiqués. Pourtant, ils existent.

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L’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM)[[L’OCAM a pour mission d’effectuer des évaluations stratégiques et ponctuelles sur les menaces terroristes et extrémistes à l’encontre de la Belgique. Les évaluations de menaces sont destinées aux différentes autorités politiques, administratives ou judiciaires investies de responsabilités quelconques en matière de sécurité. Ce sont ces autorités qui, en définitive, doivent prendre les mesures appropriées pour parer à une menace éventuelle dès qu’elle est détectée. L’organe est placé sous l’autorité conjointe des ministres de l’Intérieur et de la Justice.

]] dispose des chiffres « nets » et précis sur la base d’informations transmises par différentes administrations[[La Sûreté de l’État, le Service général du renseignement et de la sécurité, les polices locale et fédérale, l’Administration des douanes et accises du SPF Finances, l’Office des Étrangers du SPF Intérieur, le SPF Mobilité et Transports et le SPF Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement.

]]. Plus précisément, le travail de l’OCAM consiste à répertorier, pour une zone de police donnée, les individus selon la classification ci-dessous. Elle reprend l’ensemble des individus impliqués dans des filières djihadistes (ou l’ayant été pour les personnes décédées ou de retour) au départ de la Belgique vers la Syrie et l’Irak. Pour chacune de ces catégories sont reprises le nom et le prénom de l’individu, son adresse et sa date de naissance.

  • Personnes présumées en Syrie.
  • Personnes présumées en route vers la Syrie.
  • Personnes en Belgique, présumées avoir séjourné en Syrie.
  • Personnes en Belgique, présumées avoir tenté de gagner la Syrie.
  • Personnes en Belgique, candidates au départ.
  • Personnes au statut à préciser.
  • Personnes décédées en Syrie.

 c) Où en sommes-nous aujourd’hui ? A quoi peut-on s’attendre dans les prochains mois ?

Quelles conclusions peut-on tirer compte tenu des variations dans le flux des départs constatés depuis le printemps 2013 ? Devons-nous attendre à une augmentation du nombre de départs? En s’appuyant, d’une part, sur l’évolution du nombre de départs au regard de l’évolution géopolitique du conflit, et d’autre part, sur des « retours de terrain » des acteurs de première ligne, on peut distinguer plusieurs moments dans la mobilisation des djihadistes belges. On note une première accélération du nombre de départ au printemps 2013 suivie d’un tarissement du flux à partir de l’automne de la même année. Cette évolution s’explique principalement, selon nous, par l’évolution géopolitique du conflit. La première accélération correspond à une phase de « confessionnalisation » du conflit : la guerre aurait opposé, d’un côté, les forces chiites dirigés par Bachar al-Assad et soutenus par le Hezbollah et l’Iran et, de l’autre, les combattants sunnites constitués de la masse du peuple syrien et de leurs véritables défenseurs : les djihadistes. La phase suivante de stagnation correspond quant à elle à une séquence géopolitique (janvier-mai 2014) marquée par la guerre intestine entre les différentes factions djihadistes. On peut ainsi considérer que l’un des principaux moteurs de la mobilisation des jeunes réside dans leur capacité à « lire » le conflit de manière binaire comme une lutte opposant le Bien et le Mal, ou plus spécifiquement, des croyants et des hérétiques (les chiites principalement), des croyants et des infidèles. Ainsi lorsqu’ils ne parviendraient plus à appliquer cette lecture binaire – par exemple au moment des conflits interdjihadistes – l’envie de partir diminuerait. Cette hypothèse, confirmée par plusieurs acteurs de première ligne, permet de donner du sens à l’évolution du nombre de départs dans le temps. Mais permet-elle pour autant d’anticiper la suite ? Deux hypothèses s’affrontent en la matière. La première considère que les bombardements américains des positions djihadistes en Irak engagés durant l’été 2014 mais surtout l’intervention militaire anti-Deach, étendue éventuellement au territoire syrien, sous l’égide des Etats-Unis et de leurs alliés occidentaux et arabes pourraient constituer un véritable « boost idéologique » susceptible de renforcer l’envie de partir et le niveau général de mobilisation. L’imminence d’une escalade militaire pourrait, selon cette hypothèse, avoir pour conséquence une accélération de la mobilisation des jeunes djihadistes belges et a fortiori puisque l’Etat belge est partie prenante de cette coalition. La seconde hypothèse, plus optimiste, considère que nous allons vers un affaiblissement du nombre de départs du fait, principalement, du profil « excessivement » radical de Daech pour les jeunes radicaux belges. Dans les premiers temps du phénomène, les jeunes européens rejoignaient massivement les brigades djihadistes du Front al-Nosra, « filiale » d’al-Qaeda. Celui-ci s’est fait peu à peu dépasser tant sur le plan militaire qu’idéologique par Daech. Selon cette hypothèse, le radicalisme jusqu’au-boutiste de Daech constituerait un repoussoir pour les jeunes Belges.

Comment réagissent la France, le Danemark et la Grande-Bretagne à l’engagement de leurs ressortissants ?

 a) La France : blocage des sites internet, interdiction administrative de territoire et « entreprise terroriste individuelle »

Le projet de loi antiterroriste porté par le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a été adopté le 17 septembre par l’Assemblée nationale. Les dispositions prévues ont suscité une levée de bouclier notamment du Syndicat de la magistrature et de Reporters sans frontières sont qui dénoncent des «atteintes aux libertés publiques» par des «mesures dérogatoires» au droit commun. Ce projet de loi, discuté en procédure d’urgence, prévoit trois mesures-phares :

  1. le blocage de sites Internet faisant l’apologie des actes terroristes. Une simple injonction de police pourra désormais contraindre un hébergeur à fermer une interface divulguant un contenu illicite. S’il ne s’exécute pas, l’Etat sera en droit de réclamer le retrait du site directement au fournisseur d’accès. Le blocage des sites Internet est la première mesure-forte de la nouvelle loi.
  2. la confiscation du passeport ou la carte d’identité à tout « djihadiste potentiel », en échange d’un récépissé pour une durée de six mois renouvelable («dès lors qu’il existe des raisons sérieuses de croire» que la personne visée «projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes» ou «sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes»). Les personnes frappées de cette interdiction seront signalées dans le Système d’information Schengen (SIS) utilisé en Europe, et les compagnies de transport devront refuser de les embarquer.
  3. la création de la notion d’« entreprise individuelle à visée terroriste », visant les djihadistes qui agissent seuls et qui ce faisant échappe au filet de «l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste». Le Syndicat de la Magistrature dénonce cette mesure qui vise à « saisir toujours plus précocement l’intention et veut confier aux magistrats de l’ordre judiciaire une mission de neutralisation préventive, à laquelle l’association de malfaiteurs créée en 1996 les a déjà initiés. Mais pénaliser des intentions exprimées dans la solitude sans attendre le commencement d’exécution juridiquement requis pour caractériser une tentative est une évolution dangereuse »[[http://blogs.mediapart.fr/edition/libres-enfants-du-numerique/article/100914/du-desequilibre-dans-la-lutte-anti-terroriste

]].

    • a)La Grande-Bretagne : confiscation des passeports, données sur les passagers des compagnies aériennes et programme de « déradicalisation ».

Début septembre dernier, David Cameron a présenté une série de mesures répressives devant la Chambre des communes destinées à lutter contre la menace terroriste liée au retour des Britanniques engagés dans les troupes djihadistes en Syrie et en Irak. Il a d’abord annoncé une « législation précise et ciblée » pour « donner à la police le pouvoir temporaire de confisquer les passeports » des djihadistes britanniques. Le ministre de l’intérieur dispose déjà de cette prérogative mais il s’agit de l’étendre aux services de police pendant une durée de trente jours. Il a par ailleurs proposé un renforcement de la loi qui permet, hors de toute procédure judiciaire, de restreindre les libertés des suspects de terrorisme (obligation du bracelet électronique et de respecter des heures de couvre-feu, interdiction de voyager). David Cameron veut également obliger les compagnies aériennes à communiquer les données sur les passagers transportés et imposer aux djihadistes de retour un programme de « déradicalisation ».

    • b) Danemark : un programme innovant de réhabilitation pour les djihadistes de retour au pays.

La ville d’Aarhus, deuxième plus importante du pays, a mis en place un programme innovant de réinsertion des jeunes danois partis en Syrie et en Irak. Ce programme a été lancé en 2011 dès le début de la guerre civile en Syrie. Pour rappel, le Danemark est le deuxième pays le plus impacté par le départ de ses ressortissants en Syrie, juste derrière la Belgique.
La finalité du projet consiste à réintégrer les Danois partis en Syrie une fois de retour au Danemark. Il s’agit d’un projet à mille lieux de la logique de « déradicalisation » porté par la Grande-Bretagne. Les initiateurs du projet sont partis du constat que toutes les démarches qui aboutiraient finalement à une marginalisation de ces jeunes sont finalement les plus susceptibles de les rendre dangereux. L’intérêt de la société c’est de réintégrer ces jeunes dans leur tissu social. Le premier souci du programme n’est donc pas d’enquêter et de juger moralement leurs agissements mais de travailler à leur réintégration dans la société. Cette démarche est moins animée par une vision généreuse et empathique que par une logique pragmatique : pour ses porteurs, c’est la manière la plus efficace de « démobiliser » ces jeunes dans la durée. Cependant, l’approche locale du programme est complémentaire à une approche globale plus sécuritaire. Un « check-in » sécuritaire intervient préalablement. Les djihadistes danois soupçonnés d’être impliqués dans des crimes de guerre sont poursuivis. Toutefois les services de police danois constatent après enquête que la plupart des « returnees » ne relèvent pas de cette catégorie. Dans les faits, à leur retour, les jeunes sont donc « screenés ». Sauf contre-indication sécuritaire, il leur est proposé ensuite un accompagnement. Le programme fonctionne uniquement sur base volontaire (et comprend actuellement une quinzaine de personnes). Plus concrètement, ce programme offre une aide médicale pour les blessures de guerre et un accompagnement psychologique. Ils aident également les jeunes à reprendre leur scolarité s’ils l’ont arrêtée ou à trouver un emploi. Le programme soutient également les familles des jeunes danois encore en Syrie ou en Irak : les animateurs servent de facilitateurs entre les familles et les services de renseignement pour travailler au rapatriement des jeunes qui souhaitent revenir à la maison. Les travailleurs sociaux ont par ailleurs réussi travailler en collaboration avec des mosquées de la ville et des responsables communautaires grâce à cette approche pragmatique et compréhensive.

Le plan global de lutte contre le radicalisme et le terrorisme du gouvernement fédéral Michel

Le gouvernement MR-N-VA-CD&V-VLD prévoit dans sa déclaration gouvernementale un plan global de lutte contre le radicalisme et le terrorisme. Ce plan comprendrait huit points compilés dans une future « loi-cadre ». Toutefois, un premier survol indique quatre types de mesures :

]].

Le gouvernement fédéral veut sanctionner pénalement les personnes parties combattre en Syrie et en Irak. Plus précisément, il s’agit de pénaliser le fait même de partir. Cette proposition a émergé en avril 2013 à l’initiative de Didier Reynders. Elle a par la suite été reprise par Joëlle Milquet et versée aux travaux de la Task-Force Syrie. Cette mesure consiste à la prise d’un arrêté royal pour sanctionner pénalement ceux qui vont participer à des actions militaires dans des pays tiers. La loi qu’il s’agit d’activer date du 1er août 1979 et concerne les services dans une armée ou une troupe étrangère se trouvant sur le territoire d’un État étranger[[[http://bit.ly/1wmb63E]

]]. Le texte prévoit dans son article 3 que « l’engagement, le départ ou le transit de personnes en vue de servir dans une armée ou une troupe étrangère se trouvant sur le territoire d’un État étranger sera puni, dans les cas prévus par arrêté royal motivé et délibéré en Conseil des Ministres, d’un emprisonnement de trois mois à deux ans ». L’objectif affiché par cette mesure est double : il s’agit de dissuader les candidats au départ et de sanctionner les ressortissants belges à leur retour d’une peine qui peut aller, en Belgique, jusqu’à deux ans de prison. En réalité, il semblerait que la motivation réelle du gouvernement soit de se donner les moyens juridiques solides de poursuivre les ressortissants partis combattre en Syrie. La sanction pénale des ressortissants participant à une action militaire à l’étranger est une mesure-phare prise par certains pays pour endiguer le départ de leurs ressortissants sur le front syrien. En vertu d’une loi pénale de 1978, l’Australie interdit de se rendre dans un pays étranger avec l’intention de s’engager dans des hostilités. La peine encourue pouvant aller jusqu’à vingt ans de prison[[http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2013/01/04/97001-20130104FILWWW00270-syrie-rappel-a-l-ordre-des-australiens.php

]].

  • b) Une série de mesures symboliques, stigmatisantes et contreproductives.

Bien qu’elles ne soient pas anecdotiques, certaines mesures sont de facture purement politicienne tel le durcissement de la législation concernant la déchéance de la nationalité pour les personnes « impliquées » dans une filière djihadiste. Cette mesure vise en réalité les détenteurs d’une double nationalité. Cette mesure participe d’une vision du monde où les pays du Sud constituent des no man’s land où l’on peut jeter nos « déchets toxiques » sans jamais se soucier des conséquences pour ces pays et leur population. Outre la stigmatisation qu’elle charrie, cette mesure aura probablement pour effet de renforcer l’intensité idéologique des sympathisants et des candidats au départ. Elle renforce le sentiment de défiance et d’injustice à l’origine de l’adhésion idéologique des militants. Autrement dit, ce type de mesures augmente l’envie de partir sans véritablement diminuer la capacité de partir. On peut supposer par conséquence que cette mesure risque de pousser la mobilisation à la hausse plutôt que de la réduire.

  • c) Des mesures qui renforcent ce qui existe déjà : cybersécurité et lutte contre le radicalisme en prison

Ces mesures sont trop peu développées pour qu’on puisse en faire une analyse précise. Il s’agit notamment de renforcer les équipes de veille et les patrouilles de surveillance sur le web et de lutter contre le radicalisme en prison. Rien de neuf en principe : il s’agit de renforcer ce qui existe déjà, et qui, par ailleurs, tarde à afficher des résultats probants.

  • d) Des mesures utiles pourvues qu’elles ne soient liberticides

Il s’agit notamment de renforcer la coopération internationale en matière de sécurité ainsi que les moyens d’investigation concernant les flux financiers destinés aux activités de groupes radicaux et terroristes.

Quelles réponses politiques à l’engagement de nos ressortissants dans les rangs djihadistes ?

Ce qui explique, schématiquement, la première place de la Belgique c’est donc que l’envie de partir et la capacité de partir y sont plus fortes qu’ailleurs. Une politique globale doit pouvoir organiser une série de mesures cohérentes autour de ces deux piliers. Elle doit aussi pouvoir réintégrer intelligemment les jeunes de retour du front sans pour autant nier l’opportunité, le cas échéant, de poursuites judiciaires pour ceux qui auraient notamment commis des crimes de guerre.

  • a) Premier pilier – prévention : diminuer l’envie de partir

Diminuer l’envie de partir c’est mettre en œuvre des politiques qui diminuent le niveau de radicalisation et agissent à la racine sur ce qui l’alimente. Mais, à court-terme, il s’agit également de diminuer le nombre de candidats au départ prêts s’engager dans un processus de violence politique. Il faut, en d’autres termes, empêcher les jeunes de sympathiser avec la cause djihadiste mais il faut tout autant éviter que les sympathisants ne se transforment en activistes.

A moyen et long-terme, il faut assécher le marécage de la radicalisation par :

  1. Une lutte pour l’accès à l’emploi des jeunes en particulier dans les quartiers populaires où le chômage atteint parfois 50%. A Bruxelles, les principaux foyers de départs correspondent aux quartiers où le chômage des jeunes atteint des sommets. L’accès à l’emploi est déterminant pour entrer dans la vie active et acquérir des responsabilités familiales. Or on sait[Cf. 1.1.4. Le rôle de l’altruisme familial dans l’étude Etopia [https://www.etopia.be/IMG/pdf/20140325_MoE_SoG_syrie.pdf , p. 11

]] que les personnes responsables sur le plan familial sont les moins enclines à s’engager dans la violence politique.

  1. Une lutte plus proactive, contre les discriminations à l’emploi en particulier et contre le racisme et l’islamophobie. La stigmatisation diffuse à l’encontre des musulmans est la pièce-maitresse de l’argumentaire djihadiste.
  2. L’évaluation, et le cas échéant, la révision de la stratégie Milquet (2013) qui prévoyait un plan de lutte contre la radicalisation en six points[[Mobiliser de nombreux acteurs dans la lutte contre la radicalisation violente ; axer la lutte sur la prévention en limitant ‘le terreau des frustrations’ qui peuvent en être à l’origine ; prendre en charge les détenus vulnérables ; mettre en place des listes de personnes et d’associations ressources en matière de prévention ; contrer les discours haineux diffusés sur la Toile ; accroître la résistance morale des personnes ou groupes exposés à la radicalisation de la violence.

]].

  1. La conception d’une véritable stratégie de lutte contre l’auto-radicalisation sur internet qui soit à la fois efficace et respectueuse des libertés. Le nœud du problème réside dans le fait que les discours salafistes voire djihadistes sont surreprésentés sur le web par rapport à leur poids réel « offline ». C’est un problème qui ne pourra se résoudre qu’avec le concours des musulmans, notamment en leur donnant plus de moyens pour contrecarrer les discours radicaux sur internet.

A court-terme, il faut informer les jeunes sur les termes réels du conflit syro-irakien. L’un des principaux moteurs de l’envie de partir réside dans la capacité des jeunes à « lire » le conflit comme une lutte opposant le Bien et le Mal. Quand ils n’y parviennent pas leur niveau de mobilisation diminuerait. Il convient donc de les informer sur les données réelles et complexes de ce conflit par :

  1. La mise en place de séances d’information et de prévention dans les écoles les susceptibles d’être touchées par le phénomène. Dans ces écoles, le corps enseignant et la direction sont souvent demandeur d’une intervention extérieure et « légitime » au sens où elle serait du terrain. Les professeurs de religion islamique ont un rôle central à jouer. Ils sont, avec les aumôniers musulmans dans les prisons, des acteurs de première ligne déterminants.
  2. La mise à disposition de kits didactiques sur le conflit à destination des animateurs et des éducateurs de rue ainsi que toutes celles et ceux en première ligne dans les quartiers.
  3. L’association des familles des jeunes partis combattre en Syrie – et donc certains sont décédés – dans cet effort de prévention. Elles le font déjà, avec peu de moyens et dans un grand isolement : il faut les soutenir plus activement.
  4. L’association des jeunes « repentis » partis combattre ou ayant voulu partir pour qu’ils témoignent dans les écoles et dans leur communauté au niveau local. C’est ce qui se fait déjà au Danemark.
  5. L’association – et non plus seulement la consultation – des responsables des associations communautaires et des responsables de mosquées dans l’élaboration des stratégies locales de lutte contre le radicalisme et la violence politique.
  6. L’envoi de signaux forts de la part de l’Etat pour montrer que la Belgique se soucie de la tragédie des populations syriennes et irakiennes. Ces signaux pourraient notamment consister à prendre une part plus grande dans l’accueil des réfugiés syriens.
  7. L’impératif d’un véritable partage des informations à destination des communes. Nous devons exiger avec force que les communes puissent disposer d’un haut niveau d’informations pour faire leur travail tant en matière de prévention des départs qu’en matière de gestion des retours et d’accompagnement des familles.
  • b) Deuxième pilier – répression : diminuer la capacité de partir

Diminuer la capacité de partir c’est mettre en œuvre des mesures répressives pour les empêcher directement ou indirectement les Belges de se rendre en Syrie et en Irak. Une majorité de politiques mises sur la table depuis l’apparition de la problématique sont de nature répressive : la suppression du droit aux allocations sociales pour les personnes parties combattre[[http://www.lesoir.be/262169/article/actualite/belgique/2013-06-14/jeunes-anversois-partis-combattre-en-syrie-radies-des-registres-population

]], la confiscation de la carte d’identité des jeunes soupçonnés de vouloir rejoindre le front syrien[[http://www.lesoir.be/223414/article/actualite/belgique/2013-04-11/syrie-hans-bonte-propose-confisquer-cartes-d-identite-des-jeunes-recrues-belges

]] ou la sanction pénale des individus ayant participé à des actions militaires à l’étranger, etc.. Elles visent à diminuer la capacité de partir des militants. Pourtant, ces politiques répressives sont celles qui présentent le plus d’effets ambigus et contradictoires. Elles pourraient avoir des effets contre-productifs et pousser le niveau de mobilisation à la hausse puisqu’elles constituent de véritables « boost idéologique » tout en demeurant largement inefficaces : elles n’empêchent pas les gens de partir. Ce sont en réalité des mesures qui visent plus à « rassurer » la population qu’à lutter contre le problème qu’elles prétendent pourtant combattre.

Toutefois, il convient d’apporter une réponse répressive à la problématique mais celle-ci doit être intelligente, c’est-à-dire être proportionnée et comporter le moins d’effets contradictoires possibles. Cette réponse devrait se concentrer sur un segment à la fois juste et efficace : la répression des filières qui organisent le départ en Syrie et en Irak, en ce compris parfois le départ de mineurs. Ce type de répression renforce certes l’ancrage idéologique de certains militants mais elle est efficace dans la mesure où elle rend plus difficile l’engagement sur le terrain de guerre. Une politique efficace de démantèlement des filières de recrutement « online et offline » peut donc avoir un effet positif sur le niveau de mobilisation. Par ailleurs, l’opportunité d’une répression des filières de recrutement fait largement consensus parmi les acteurs du dossier, et particulièrement chez les familles des jeunes partis et dans les communautés locales. La question politique dès lors est de savoir si nous disposons aujourd’hui de tous les outils nous permettant, dans le cadre du respect des libertés publiques et de l’Etat de droit, de mener le plus efficacement cette politique de répression intelligente.

  • c) Troisième pilier – réinsertion : gérer intelligemment les retours

A leur retour en Belgique, les personnes parties en Syrie sont d’abord identifiées, puis fichées. Elles sont surveillées dans le cadre de la plate-forme des ‘Returnees’ faisant partie de la « Task Force Syrie ». Pour chaque cas, une répartition entre services est faite entre l’arrestation, le suivi judiciaire et un suivi par un service de renseignements ou par la police locale.

Partant du principe et du constat que toutes les démarches qui aboutiraient finalement à une marginalisation des « returnees » sont les plus susceptibles de les rendre dangereux, la réponse politique doit comprendre :

  1. Une implémentation au niveau régional du programme danois d’accompagnement des retours et prendre en conséquence le contre-pied du modèle anglais de « déradicalisation » dont le gouvernement fédéral semble vouloir s’inspirer. Ce programme destiné aux returnees fonctionnerait, après screening, sur base volontaire. Il consisterait à centraliser l’aide médicale et l’accompagnement psychologique de ces jeunes. Il organiserait le retour sur les bancs de l’école et la mise à l’emploi des returnees. Ce programme accompagnerait les parents dont l’enfant est parti en Syrie. En collaboration avec les services de renseignement, ce programme aiderait ceux qui le souhaitent à revenir chez eux dans de bonnes conditions.
  2. Un travail de suivi et de recensement des initiatives locales prises notamment à Molenbeek et Malines pour gérer les retours. Il s’agirait plus largement de faire remonter l’intelligence et les pratiques locales et d’évaluer l’efficacité des initiatives lancées par Anvers, Vilvoorde, Malines, Bruxelles et Liège avec les faibles subsides octroyés[[: Anvers, Malines, Bruxelles et Liège ont ainsi reçu 25.000 euros, tandis que Vilvorde a obtenu 52.000 euros (soit 152.000 euros en tout).

]] par le fédéral.

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